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lundi, 18 janvier 2010

Otium dominical

Toute la journée de dimanche avec des notes, prises naguère, ces paragraphes surlignés sur des pages jaunies. Lecture et relecture de centaines de descriptions d’une même ville laquelle, bien qu’encore debout, me parait soudain en grande partie disparue avec tous ceux qui n'ont ainsi cessé de la nommer jadis. Etrange féerie des phrases, toujours ce pouvoir évocateur du rythme des phrases qui fait que soudain s’entend une voix là où n’est que du silence. Et ce mélange alors, d’une joie véritable et de diffuse tristesse, tout en retrouvant dans leurs mots, réduite presque à l’état de légende romanesque, ce qui fut la réalité sensible de leurs pierres, autrefois.

Vertige réelle des signes et des secondes, vertige des lettres de leurs mots, des chiffres de leurs dates. Il y a parmi eux des auteurs dont nul ne connait plus l'année de naissance, d’autres, dont on n'a jamais su dans quelles conditions ils ont disparu. Leur livre reste pourtant là, entre mes mains ou posé sur mon bureau, avec sa date de parution, ses pages écornées, ses taches de rousseur, son parfum. Cette date seule de parution atteste du passage sur terre de cet auteur disparu. Les caractères d'imprimerie seuls demeurent, à la manière d'une tombe, et rien d’autre. C'est drôle, l'histoire m'intéresse de moins en moins, de plus en plus, la mémoire de ceux qu'elle avala.

Leur roman ...

 

Et ce n’est même pas un testament. Et peut-être que ce ne fut qu'une œuvre de circonstance, une commande, une parodie, même. Ou rien qu’un court récit, pas toujours réussi, habité par un ambition de vivant, par l’air du temps, les modes, les influences et quelque expérience de vie en cours – un simple instant de jeunesse ou de maturité – traversé par une époque (avant-guerre) ou une autre (après-guerre). Où se mesure la fracture qui brisa bel et bien en deux moments et en deux mondes le même pays et les mêmes gens. Tels, de Charles Joannin, Périssoud militant lyonnais (1932); ou bien de Georges Champeaux, Le roman d'un vieux groléen (1909)...

Pour décrire le territoire commun, il y a les solistes, bien sûr, ceux dont la plume en quelques lignes fait se soulever tel coin de rue, tel monument, tel magasin, telle saison… Et puis les imitateurs, les choristes. Mais ce qui me frappe, un peu comme quand je lorgne une vieille enseigne ou bien l’intérieur d’une cour intérieure restée en son jus, c’est cette capacité qu’eurent tous ces écrivains du début du vingtième siècle à restituer une certaine ferveur poétique à partir de leurs immeubles et de leurs rues. C’était une société de lecteurs, chez qui la foi dans la littérature vibrait encore de son passé le plus récent – Balzac, mort depuis quelques décennies seulement – ou plus ancien – les auteurs, par exemple, latins. Ils habitaient leurs livres comme on habite une ville, et leur ville comme on habite une tête, dans un espace et un langage dont on sent bien que ni l'un ni l'autre n'étaient distendus (distordus). Et tout cela n'empêchait nullement la critique et la satire, l'humour ou la rêverie. Le lieu, par lequel ils se reliaient à la plus haute Antiquité en vénérant quelques  bouts de tuile gallo-romaine, était aussi celui de leur République et celui où ils pensaient leur mort à venir. Il est devenu le lieu de leur exil, du mien également.

Car dans le loisir studieux de ce dimanche, un songe continu m'a conduit sur leurs traces et comme relié à eux (reliure) - par le labour sinueux de leurs lignes. Grâce à eux - bien précieux-  j'ai, non pas réfléchi, à peine travaillé, mais, bel et bien, rêvé.

06:15 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature, rues de lyon | | |

dimanche, 17 janvier 2010

Big Laden is watching you

Le FBI surpris en flagrant délit de tripotage photographique : la tronche d’un politicien espagnol, Gaspar Llamazares, (voir ICI  et ICI) aura donc  servi à « vieillir » le portrait (doit-on dire officiel) de l’homme le plus recherché du monde (25 millions de dollars à quiconque permettrait d’arrêter le « terroriste saoudien » Ben Laden). La rédaction de France 2, le 28 décembre 2009, chopée en train de diffuser une image du Honduras pour illustrer des manifestations censées se dérouler à Téhéran (voir ICI). Je ne vais pas passer à la loupe les images provenant d’Haïti. Ni les archiver pour, un jour, être à même de brandir une réutilisation maladroite ou malveillante…


Depuis Timisoara, nous savons que le mensonge et le tripotage sont au cœur de la stratégie politique moderne de l’information.

Qu’est-ce que l’Amérique comptait faire de ce portrait trafiqué ? L’utiliser tel celui d’un Big Brother à sa botte, capable d’influencer l’opinion mondiale ? Le ressortir sous peu à propos justement du Honduras de l’Iran. Pourquoi le FBI s’est-il laissé surprendre aussi facilement ?

  

« Vers les temps les plus noirs du monde » : tel était le titre d’un article de Saint-Exupéry qu’il écrivit peu de temps avant sa mort. Nous y sommes. Nous y sommes bien. Car au fond, savoir qui ment n'est pas plus le propos. Ce propos interessera, me direz-vous, les historiens un jour.  Soit. Ce n'est pourtant pas le plus intéressant. Alors, dans le monde, crise ou pas crise ? Grippe ou pas grippe ? Le plus intéressant, c'est que le citoyen lambda soit déstabilisé.  En crise, le citoyen lambda. Ne sache plus. Grippé, bel et bon. Comme cela, la société (notre société, comme ils disent, tous) n'aura  plus qu'à gérer ses peurs de simple humain, ses doutes d'homme de la rue, ses divertissements de pauvre monsieur tout l'monde. Il ne pourra qu'être consentant. Tel est  le pari.

Et déstabilisés, qu'on le veuille ou non, nous le sommes tous.

Reste à ne pas être consentants.

 

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Ben Brother is watching you

09:08 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : usa, politique, information, société, manipulation | | |

samedi, 16 janvier 2010

Chroniques de la Colline

Alexandre Vialatte est comme le Mont-Blanc. Tous ses contours ne se distinguent bien que de loin, avec le recul grâcieux de la distance. C'est comme ça qu'un jour, j'ai commencé à lire et apprécier ses Chroniques de la Montagne. Lui qui est mort depuis presque quarante ans, regardait sa gaullienne puis pompidolienne époque avec le recul distancié de la tendresse et de l’ironie. Ainsi pouvons-nous regarder les grotesques de la nôtre. Sans la même tendresse, sans doute, nous qui avons perdu beaucoup de nos illusions. Mais avec la même ironie…

 

 

En hommage  à Alexandre Vialatte & à ses Chroniques de la Montagne,

un croix-roussien reconnaissant…

 

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· Chronique des gens ordinaires qui vont regarder le foot au comptoir...

 

· Chronique de la Bourse, de George Dandin et de la Cloche de la Charité

 

· Chronique de la grammaire, de la vieille dame indigne et du général de Gaulle

 

· Chronique de l'euro symbolique, de Roselyne Bachelot et de l'Amérique

 

· Chronique du vin chaud en hiver, de la marionnette et des petits glouglous

 

· Chronique de Loulou, du nouveau président des Etats-Unis et de la vie derrière les barreaux

 

· Chronique du premier février

 

· Chronique des étés caniculaires et des hivers rigoureux

 

· Chronique de la fonte des cloches, des anciens incunables et de l'abbé Vachet

 

· Chronique de la fin du mois de juin et de la common decency

 

· Chronique du gras, de l'idiotie, de l'oursin et du prolétaire

 

· Chronique de Séfiradis, de l’argent qui tombe du ciel et de la cantatrice chauve

 

- Chronique-du-grand-style-et-des-transpositions-cinematographiques de vies héroïques

Quoi de neuf, Vialatte ?

 

 

 

10:36 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : alexandre vialatte, littérature | | |

vendredi, 15 janvier 2010

Tout ça rime avec ...

De la politique, dans les sociétés actuelles, ne demeure plus que le caractère spectaculaire. Eclatante démonstration avec le coup d’éclat de Vincent Peillon hier, refusant in fine de participer au débat A vous de juger au nom, dit-il, de la « résistance ». Le sale gosse ne manque pas d’air.

En face, Marine Le Pen et l’art de la réplique vacharde, lorsqu’elle s’adresse à  Besson en lui rappelant qu’en l’absence de Peillon, il peut bien jouer « le rôle du socialiste et du responsable UMP. » Vieille partition, dans le registre  plus classique  du « je vous ai vu quelque part vous, c’était pas dans le café d’en face ? ». La fille à papa joue sur du velours.

Besson, justement, la mine compassée du pompier de service – ou du majordome, aussi pro dans une maison que dans  une autre : «Vous ne faites rien, moi j’agis ». Résistance d’un côté, peuple de l’autre : les grands mots sont lâchés, et ne veulent plus rien dire.

Et Arlette Chabot, dans le rôle de l’ouvreuse indignée, assurant le public que si, si tout avait été bien préparé et que la chaîne n’est en rien responsable de toute cette gabegie. Dans le public (c’est dommage) personne n’a les moyens de foutre le boxon en criant remboursez. On imagine les matons de France 2, dans le genre des vigiles de Carrefour.


Pas un pour racheter l’autre, donc,  dans ce vaudeville même pas indigne, carnaval juste ridicule, et qui n’abuse et ne fait marrer personne dans le pays. Car la triste logique de cette scène médiatique, c’est qu’une fois qu’on est monté dessus, on parle à sa hauteur, tout simplement. Susciter un peu d’espoir, un peu de ferveur, un peu de désir, alors que l’exercice de la parole est si contraint, c’est peine perdue. Pas une posture n’en peut racheter une autre. Parler ou ne pas parler, se montrer ou ne pas se montrer, cela revient au même. Lamentable Peillon, pitoyable Besson… Tout ça rime avec petits ...

Voilà qui laisse augurer de la qualité des débats lors des prochaines présidentielles : injures molles et slogans creux entre nains se faisant face, dans une partition à bout de souffle ; et on se demande bien qui trouvera les mots  pour réanimer le cadavre.

Pendant ce temps-là, la cohérence idéologique de chaque camp se délite. Il y avait naguère la tradition polémique pour lâcher un peu de lest dans ce jeu de dupes. Mais à force de tout légiférer, y compris la parole, la tradition polémique a été interdite de séjour. Même le fou du roi s’est embourgeoisé et la trique de Guignol bande irrémédiablement mou face à ces olibrius... Hier, un titre sur le journal local m'a bien fait marrer : L'épidémie de grippeH1N1 est terminée.  Tout citoyen, autrement dit, qui attrapera le virus devra-t-il être passé par les armes ?  C'est que dans le même temps, la campagne pour les régionales vient de commencer...

12:01 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : politique, ump, parti socialiste, actualité, société | | |

jeudi, 14 janvier 2010

Les gens d'hier

Un blog – c’est Pascal Adam qui disait cela un jour – est une poubelle. Eh oui ! Des écrivains y balancent leurs passages supprimés. Ainsi, Bertrand Redonnet si j'en crois le titre de son billet d'hier : Beau regard – en tout cas très lucide – jeté sur les « gens d’hier », sur L’Exil des Mots

 

 

 

06:22 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : theatrum mundi, bertrand redonnet, littérature | | |

mardi, 12 janvier 2010

Quai des brumes

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Bien sûr, plus le temps passe, plus j’éprouve pour l’œuvre de Blanc & Demilly le sentiment respectueux d’un accord réel. Lorsque j’étais plus jeune, ces deux photographes incarnaient pour moi les effluves d’un univers révolu, celui de la jeunesse de mes grand-parents : tiens, cela pourrait même être eux, eux deux, là, sur ce quai givré. Lorsque j’étais plus jeune, tout en même temps, Blanc et Demilly étaient les représentants d’une bourgeoisie lyonnaise qui me paraissait d’une autre race que la nôtre. Se photographier : étrange, exceptionnelle et onéreuse vanité, déjà à l’œuvre chez bien des individus de cette classe, dont ceux de mon clan se tenaient encore saufs, et ce faisant, me protégeaient.

 

Aujourd’hui, quand je vois les orgies de clichés aussi désolantes que numériques auxquelles se livrent mes contemporains, ce narcissisme vide et plus que désenchanté qui fait d’une puce numérique une sorte de prothèse de leur regard et la poubelle de je ne sais quelle de leurs quêtes, je me dis qu’il y a comme un âge d’or dans ces clichés d’avant le désastre des temps ineptes.

Hier après-midi, de ma fenêtre qui donne sur une place encore enneigée ce soir, peu de promeneurs sans appareils. Photographiant tout ce qui leur tombait sous la patte. Comme si photographier était devenu une seconde nature. A l’intérieur de Notre Dame de Paris, j'ai constaté dernièrement que plus personne ne les en empêche. C’en est obscène, cette cathédrale prostituée. Lyon résiste mieux. Sagesse et ringardise de la province.

Mais sur ce quai, ils ne sont encore que deux, et leur rencontre a encore du sens. Leurs regards également. Nous pouvons donc encore croire que ce cliché a du prix. Une valeur, même. Et donc, trônant dans un cadre doré sur la dentelle d'une commode, qu'il survit avec infiniment d'orgueil à tout dépérissement, à toute les atteintes corrosives du temps, à la désolation de l'image qu'on oublie.

 

 

06:12 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : blanc et demilly, photographie, actualité, société | | |

samedi, 09 janvier 2010

De Lalley à Chichiliane, quand tombe la neige ...

Ce qu’est la couleur de la neige pour Giono : la couleur de l’ennui. Ce qu’est celle du sang : celle du divertissement. Aussi un roi sans divertissement n’est-il plus qu’un roi perdu, dans cette Drôme enneigée où l’on enfonce, comme on dit, parmi ce territoire soudainement sans relief où s’estompe la particularité des individus : un homme égaré dans l’ennui. Aussi, comme le peintre jette la couleur sur sa toile, le criminel n’a-t-il plus qu’à jeter le meurtre sur la neige. Toutes les religions du monde, toutes ses philosophies et toutes ses bonnes intentions n’y pourront rien changer.

Le criminel laisse donc tomber quelque goutte d’un sang, de jeune fille ou d’oie blanche, c’est égal. Et ce afin que le justicier, toujours sur ce tapis immaculé, piste et surprenne, toujours sur ce même tapis qui finit par ressembler à un échiquier lisse, l’empreinte du criminel. Depuis le temps que dure ce jeu on dirait qu’il ne s’en est guère déroulé d’autres sur cette planète, des tout premiers meurtres bibliques aux tout derniers faits-divers. Tel est le sens de l’accord entre M.V., l’assassin d’un Roi sans divertissement, et Langlois, le justicier : ils se sont reconnus, au fond, solidaires d’une même nature.

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Marcher, comme l’écrit Giono, « d’un pas de promenade ». Ce sont les pages de lui que je préfère, cette traque par Frédéric II de l’assassin qu’il vient de surprendre au pied du grand hêtre. Je ne sais comment Giono est parvenu à créer cet effet qui se prolonge durant cette dizaine de pages où rien ne se passe : un homme en suit un autre de Lalley à Chichiliane, sort d’un bois, approche du sommet de l’Archat, va jusqu’au fond d’un val, remonte un torrent, (sans hâte et sans variation) traverse un bois, longe une crête, dans la neige, la brume et le brouillard … « un souvenir renard » tel est le souvenir que Frédéric II gardera de cette poursuite décisive: « La neige était entièrement vierge ; il n’y avait que ces pas tout frais ». Comment, donc, Giono est-il parvenu à créer cet effet ? Sans doute pour l’avoir gratté, son texte, à la main – à la ligne, comme on pêche le poisson -, à l’écoute du mot comme le pêcheur à l’affut de la moindre oscillation du bouchon, quatre pages par jour sur un grand cahier, précise-t-il…

Nous voici ainsi parvenus  à cet instant où, le rythme de cette traque, de cette chasse, de cette marche (qui dure aussi lentement que la neige par ma fenêtre en train de tomber) et celui de ma lecture se rejoignent. La durée lente de la neige est bel et bien comme la durée lente de mes yeux qui se posent sur ces lignes – et cette adéquation m’apporte ce que l’hiver, au-delà de l’ennui, a de plus beau à offrir aux hommes qui lisent : la paix de l’esprit, à bonne température tout comme à bonne vitesse, si j’ose dire.

 

Car songeons bien que dans toute lecture, comme dans toute écriture, il s’agit de trouver le bon rythme, celui qui permet à la fois de désengager l’esprit de la vitesse où le tient l’inutile commerce du monde, et de conserver cependant un certain sens de la durée et du temps qui passe, conscience de ces secondes qui s’écoulent ainsi que s’affaissent des flocons. J’espère vraiment que durera longtemps cette neige, comme on espère, entré par le chapitre d’un bon roman, qu’il ne s’achèvera pas trop vite, et que son auteur saura nous captiver, oui - nous qui à bien des égards, et si Giono est un grand auteur, c’est pour l’avoir compris, ne sommes bel et bien, par temps secs, pas grand-chose de plus (n’en déplaise à la morale humanitaire) que de vagues et inutiles rois sans divertissement.

13:18 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : jean giono, chichiliane, écriture, littérature, divertissement | | |

vendredi, 08 janvier 2010

Tant de beau monde pour un poivrot !

Lorsque meurt sa mère en 1886, Verlaine perd le dernier soutien moral et matériel à même de le protéger de la misère absolue qui le guette. Errant de garnis en chambres d’hôpital (Broussais, Cochin, Tenon, Saint-Louis, Bichat) durant les neuf dernières années de sa vie, cet homme malade malgré la force de l’âge (entre 42 et 52) va passer les neuf dernières années de sa vie à Paris, dans « ce cirque d’erreur », (1) à forger à son insu son ultime légende dans le plus parfait dénuement. «Je me console avec les choses / Qui sont à ma portée et ne coûtent pas trop / Par exemple la rue où j’habite… » (2)

Tous les recueils publiés entre 1888 et 1890 (Amour, Parallèlement, Dédicaces, Bonheur) reprennent soit des textes plus anciens, soit des textes encore littéralement hantés par la vie passée. Il faut attendre 1891 et la parution de Chansons pour elle chez Vanier, puis celles de Odes en son honneur et Elégies, pour se faire une idée de ce dernier Verlaine que se partagent deux femmes : Eugènie Krantz et Philomène Boudin, dite Esther. Amour charnel, alcoolisme, insomnie, toilettes intimes, soucis d’argent, crises mystiques, disputes : « Je vais gueux comme un rat d’église / Et toi tu n’as que tes dix doigts » écrit-il à la première. A la seconde : « Notre union plutôt véhémente et brutale / Recèle une douceur que nulle autre n’étale. »

Albert Thibaudet ne sera pas tendre avec les tout derniers recueils de Verlaine (Epigrammes La Plume, 1894 et Invectives, Vanier, 1896) : « divagations incohérentes ramassées par un éditeur pratique dans les mégots du café François 1er » (Réflexions sur la Littérature, Quarto, p 52). C’est que la question du logement, il est vrai, le hante. « J’aimerais, écrit-il à Maurice Barrès, qui prend en charge les dernières années de sa vie, habiter dans le périmètre du Panthéon entre la rue Soufflot, la rue Saint-Jacques et le boulevard Saint-Michel. Provisoirement, je pourrais, s’il le fallait, loger dans mon ancien hôtel où je prenais pension. Votre tout dévoué et reconnaissance PAUL VERLAINE. » (3)

L’hôtel en question se trouve au 4 rue de Vaugirard et se nomme Le Grand Hôtel de Lisbonne. Gervais, le patron, réclame des notes impayées à Barrès. Ce dernier ne lâchera plus son messin de poète.

En août 1894, c’est lui-même qui réunira une quinzaine de souscripteurs pour lui assurer une petite rente de 150 francs, laquelle sera versée au pauvre Lelian le 10 de chaque mois jusqu’à la fin de sa vie. Quinze personnes, dont il note dans un dossier « Verlaine » les noms : Mesdames : comtesse Greffulhe, duchesse de Rohan, comtesse René de Béarn ; Messieurs Henry Bauër, Paul Brulat, François Coppée, Léon Daudet, docteur Jullian, Jules Lemaître, Magnard, Mirbeau, Robert de Montesquiou, Jean Richepin, Sully Prudhomme, Maurice Barrès.

Pour sauver Verlaine dans « la société », ne demeure que son talent : En 1895, dans Réflexions sur la vie, Rémy de Gourmont énonce celle-ci : « M. Fouquier, que l’on croyait calmé, s’est réveillé tout à coup, comme le serpent caché sous les feuilles mortes, - et il a lancé son venin sur le pauvre Lélian. Venin perdu, mais quel joli ton de mépris protecteur dans cette phrase d’un journaliste parlant d’un grand poète : Nos voies furent différentes ».

Verlaine est mort le mercredi 8 janvier 1896 à 19 heures d’une congestion pulmonaire, après une mauvaise chute de son lit au 39 rue Descartes, chez madame Krantz, ouvrière à la Belle Jardinière. Il avait 52 ans. Ses obsèques sont prononcées à Saint-Etienne du Mont. Il est inhumé le lendemain 9 janvier, au cimetière des Batignolles.

« Stupeur du quartier le jour de l’enterrement, note Barrès : Quel changement ! Tant de beau monde et le représentant du ministre, pour ce poivrot qui vivait chez une fille. Madame Krantz m’a dit :

 -J’employais si bien votre argent Je lui avais acheté un bel habit complet à la Samaritaine. Il est là, tout plié !

Cela est vrai. Elle fit bon emploi de l’argent (…).

Avant l’église elle dit encore :

-Si Esther vient, je fais un scandale.

On lui dit :

-Non. Vous avez eu Verlaine toute seule. Votre rôle a été admirable. Il faut faire des sacrifices. Vous ne pouvez exiger qu’Esther n’entre pas à l’église. L’église est pour tous.

Elle accepta. Mais de ma place je voyais cette terrible figure de grenouille, face plate, large convulsée par la douleur, qui se tournait, surveillait la porte.

Au cimetière, elle se penche sur la fosse : Verlaine ! tous les amis sont là. Cri superbe. Et voilà pourquoi il l’aimait. Il fallait bien qu’elle eut quelque chose, cette naïveté, ces cris d’enfant. »


Et Jules Renard, lui, en date du 9 Janvier : « L’enterrement de Verlaine. Comme disait cet académicien, les enterrements m’excitent. Cela me redonne une vitalité. Lepelletier avait des larmes plein la bouche. Il s’est écrié que la femme avait perdu Verlaine : c’est au moins de l’ingratitude pour Verlaine. Moréas a dit : Certes !

Barrès a bien la voix qu’il faut quand on parle sur une tombe, avec des sonorités de caveaux et de corbeau. Il a, en effet admirablement parlé des jeunes, bien que Beaubourg prétende qu’il ait un peu tiré à lui la couverture car c’est plutôt Anatole France qui a fait Verlaine. Avant de parler, il avait passé son chapeau à Montesquiou. J’ai eu un moment l’envie d’applaudir avec ma canne sur la tombe, mais si le mort s’était réveillé ?

Mendès a parlé d’escalier aux marches de marbre léger qu’on monte au milieu de lauriers-roses vers des cierges qui rayonnent. C’était très joli, et ça pouvait s’appliquer à tout le monde.

Coppée a été applaudi au début. On s’est refroidi quand il a retenu sa place près de Verlaine dans le Paradis. Permettez, permettez !

Mallarmé. Il faudra relire son discours. Lepelletier a fait une profession de foi matérialiste, bien qu’il n’y eût pas d’électeurs. La grande qualité de Barrès, c’est le tact. Il réussirait à bien dire, même la bouche pleine. »

Jules Renard, Journal, 9 janvier 1896

 

Le meilleur pour la fin : Dans son article le Solitaire (Le Figaro, 18 janvier 1896), Zola venait de ranger Verlaine parmi « les génies malades » admirés seulement de quelques « disciples obscurs » – occasion pour lui d’opposer « à cette figure d’artiste maudit sa propre vision de l’écrivain, libre et courageux et mettant au service de la vérité le pouvoir qu’il détient du fait de son audience » (4) Léon Bloy dans son journal, le 1er février, offre toute la mesure de son incomparable talent de polémiste en commentant cet article :

« Pauvre Verlaine au tombeau ! Dire pourtant que c’est lui qui nous a valu cette cacade ! Pauvre grand poète évadé enfin de sa guenille de tribulation et de péché, c’est lui que le répugnant auteur des Rougon-Macquart enragé de se sentir conchié par des jeunes, a voulu choisir pour se l’opposer démonstrativement à lui-même, afin qu’éclatassent les supériorités infinies du sale négoce de la vacherie littéraire sur la Poésie des Séraphins. Il a tenu à piaffer à promener toute sa sonnaille de brute autour du cercueil de cet indigent qui avait crié merci dans les plus beaux vers du monde.

-Te voilà donc une bonne fois enterré ! semble-t-il dire. Ce n’est vraiment pas trop tôt. A côté de toi, je ressemblais à un vidangeur et mes vingt volumes tombaient des mains des adolescents lorsqu’ils entendaient tes vers. Mais à cette heure, je triomphe. Je suis de fer, moi. Je suis de granit, je ne me soûle jamais je gagne quatre cent mille francs par mois et je me fous des pauvres. Qu’on le sache bien que tous les peuples en soient informés, je me fous absolument des pauvres et c’est très bien fait qu’ils crèvent dans l’ignorance. La force la justice, la gloire solide, la vraie noblesse, l’indépassable grandeur c’est d’être riche. Alors seulement, on est un maître et on a le droit d’être admiré. Vive mon argent, vivent mes tripes et bran pour la Poésie !

Admirons le flair de cet incomestible pourceau. On a pu braire des lamentations sur la charogne du fils Dumas ou de tels autres bonzes du succès facile sans qu’il intervînt. La fin prochaine du glabre Coppée ne le troublera pas davantage. Ceux-là ne le gênent ni ne le condamnent. Mais Verlaine ! c’est autre chose !

Il s’élance alors comme un proprio furibond sur un locataire malheureux qui déménagerait à la cloche de bois.

-Un instant gueule-t-il, vous oubliez qu’il y a Moi et que je suis Moi et que tout ici appartient à Moi. Le garno littéraire est mon exclusive propriété ; je ne laisserai rien sortir. Je suis un travailleur, MOI ! j’ai vendu beaucoup de merde, j’en ai fait encore plus, et je vitupère les rêveurs qui ne paient pas leur loyer… »

Léon Bloy, Journal I par Pierre Glaudes, Bouquins.

 

Ce même 1er février 1896, tandis que le pèlerin de l’Absolu lançait sa foudre, La Plume éditait un petit texte de Stéphane Mallarmé, Enquête sur Verlaine :

Quelles sont les meilleures parties de l’œuvre ? Tout, répond-il «de loin ou de près, ce qui s’affilie à Sagesse, en dépend, et pourrait y retourner pour grossir l’unique livre : là, en un instant principal, ayant écho par tout Verlaine, le doigt a été mis sur la touche inouïe qui résonnera solitairement, séculairement. »

Et quel est son rôle dans l’évolution littéraire ? « L’essentiel et malin artiste surprit la joie, à temps, de dominer, au conflit de deux époques, l’une dont il s’extrait avec ingénuité ; réticent devant l’autre qu’il suggère ; sans être que lui, éperdument – ni d’un moment littéraire indiqué »… Rémy de Gourmont, dans un article dont on peut lire ICI l’intégralité, écrivit à propos de ce triste jour des funérailles de Verlaine :

« Un événement qui, dans les temps anciens, aurait eu l'importance d'un présage, vint encore accroître l'impression produite par la mort du poète. Dans la nuit qui suivit ses funérailles, le bras de la statue de la Poésie qui décore le faîte de l'Opéra, se détacha en même temps que la lyre qu'il soutenait, et vint tomber sur le sol, à l'endroit même où avait passé, dans une apothéose, la dépouille mortelle de Paul Verlaine. Les journaux relatèrent cet accident dans la colonne des faits-divers, mais les dévots du poète virent là comme un symbole. »

 

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J’ai cherché quelles avaient été, in fine, les dernières paroles rimées du pauvre Lélian. Dans l’édition des Oeuvres poétiques complètes proposées par Bouquins, j’ai découvert à la page 694 ce poème, daté de décembre 1895, le plus proche de la date fatale, titré justement MORT, dont voici la toute dernière strophe :

 

« La mort que nous aimons que nous eûmes toujours

Pour but de ce chemin où prospèrent la ronce

Et l’ortie, ô la mort sans plus ces émois lourds,

Délicieuse et dont la victoire est l’annonce ! »

 

A écouter, enfin, ce texte de Paul Fort que nous offre Brassens :

 



(1)  Retraite (vers non publiés)

(2) Intermittences (idem)

(3) De l’hôpital Broussais, rue Didot, salle n° 1, le 21 décembre 1888 :

(4) Cité par Pierre Glaudes, Léon Bloy, Journal I, note 2 page 707

jeudi, 07 janvier 2010

Camus et la pauvreté

« Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd’hui parler au nom de prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés. Ce n’est pas une tare, il y a du hasard dans la naissance, et je ne trouve cela ni bien du mal. Je me borne de signaler au sociologue une anomalie et un objet d’études. On peut d’ailleurs essayer d’expliquer ce paradoxe en soutenant, avec un sage de mes amis, que parler de ce qu’on ignore finit par vous l’apprendre.

Il reste qu’on peut avoir ses préférences. Et pour moi, j’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé. La pauvreté, par exemple, laisse à ceux qui l’ont vécu une intolérance qui supporte mal qu’on parle d’un certain dénuement autrement qu’en connaissance de cause. Dans les périodiques et les livres rédigés par les spécialistes du prolétariat, on traite souvent du prolétariat comme d’une tribu aux étranges coutumes et on en parle alors d’ne manière qui donnerait aux prolétaires la nausée si seulement ils avaient le temps de lire les spécialistes pour s’informer de la bonne marche du progrès. De la flatterie dégoutante au mépris ingénu, il est difficile de savoir ce qui, dans ces homélies, est le plus insultant. Ne peut-on vraiment se priver d’utiliser et de dégrader ce qu’on prétend défendre ? Faut-il que la misère toujours soit volée deux fois ? Je ne le pense pas. Quelques hommes au moins, avec Vallès et Dabit, ont su trouver le seul langage qui convenait. Voilà pourquoi j’admire et j’aime l’œuvre de Louis Guilloux, qui ne flatte ni ne méprise le peuple dont il parle et qui lui restitue la seule grandeur qu’on ne puisse lui arracher, celle de la vérité. »

Préface de La Maison du Peuple (ré.ed 1947) de Louis Guilloux

 

 

En 1947, précisément, Albert Camus et Jean Grenier rendirent visite à Louis Guilloux Ils passèrent d’abord par Rennes, Combourg, Saint-Malo. Puis arrivèrent à Saint-Brieuc. Louis Guilloux conduisit Camus sur la tombe de son père, Lucien Camus, blessé grièvement lors de la bataille de la Marne en 1914, qui avait été rapatrié à l’hôpital de fortune installé dans l’école du sacré Cœur de Saint-Brieuc, et qui était mort à 29 ans.

L’année suivante, c’est Guilloux qui fit le voyage pour Sidi-Madani, en Algérie. En 1949, Albert Camus imposa au comité de lecture de Gallimard Le Jeu de Patience, grâce auquel, en empochant le Renaudot, Louis Guilloux put enfin sortir de l’ombre à cinquante ans : le livre de format in-octavo comportait plus de 800 pages de 48 lignes à raison de 65 signes par ligne. Plus de 300 personnages : impubliable aujourd’hui, assurément D’ailleurs, on ne le trouve pas même en collection de poche folio…

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