vendredi, 30 avril 2010
Un conte d'Anatole
A partir de 1887, Anatole France a tenu chaque samedi dans Le Temps une chronique littéraire pour le bourgeois lettré de la Troisième République. Un véritable continent enfoui, cette Troisième République, avec son mal-être fin de siècle porté à bout de bras par de jeunes comédiennes du boulevard du Crime et des poètes mi-maudits mi-sorbonnards, avec sa naïve admiration pour les Lison asthmatiques du maitre de Médan, ses éclairages au gaz, ses expositions coloniales et son style Art-Déco triomphant. « Lecteur infini », c’est par cette formule équivoque que Paul Valéry qualifia le sieur Anatole dans le traditionnel éloge qu’il dut prononcer lorsqu’il lui succéda à l’Académie Française. « Lecteur infini », parce qu’il « se perdait dans ses lectures » : Paul Valéry à le croc acéré. Il n’aurait pas pardonné à Anatole France d’avoir refusé à Mallarmé la publication de son «Après-midi d’un faune » en 1874, dans Le Parnasse contemporain. La République des Lettres a toujours eu ses rancunes tenaces : ce discours est demeuré dans les annales parce que l’orateur avait réussi le tour de force de ne pas prononcer une seule fois ni le mot Anatole ni le mot France.
Il n’empêche. Trouvant excessif l’opprobre que la modernité avait jeté sur France en raison de l’agitation d’une poignée de jeunes surréalistes boutonneux et jaloux, j’ai décidé récemment de faire lire à des lycéens les premières pages des Dieux ont soif. C’est alors que j’ai découvert que non seulement aucun d’entre eux ne connaissait Anatole France, mais de surcroit, qu'un sur quatre croyait qu’Anatole était un prénom féminin.
J’ai donc pensé qu’il y avait urgence…
Les articles publiés dans le Temps ont été regroupés dans les six séries (dont deux largement posthumes) de La Vie Littéraire (1888- 1890- 1891- 1892 -1949, 1970) La Vie Littéraire est un beau document d’époque. Comme le disent les commissaires priseurs, il est resté dans son jus. Remarques, commentaires, citations d’une époque et d’une France qu’on croirait à présent antédiluviennes, quand elles ne se trouvent qu’à quelques générations de nous. A portée de mains. Voici le conte…
Quand le jeune prince, disciple du docteur Zeb, succéda à son père sur le trône de Perse, il fit appeler tous les savants de son royaume et, les ayant réunis, il leur dit :
« Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverains s'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple du passé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour la rendre complète. »
Les savants promirent de satisfaire le désir du prince et, s'étant retirés, ils se mirent aussitôt à l'œuvre. Au bout de trente ans, ils se présentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douze chameaux, portant chacun cinq cents volumes. Le doyen, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces termes:
« Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vos pieds l'Histoire Universelle qu'ils ont composée à l'intention de Votre Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous a été possible de réunir touchant les mœurs des peuples et les vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques qui ont été heureusement conservées, et nous les avons illustrées de notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatie. Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et les paralipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau.»
Le roi répondit:
« Messieurs, je vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée. Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs, j'ai vieilli pendant que vous travailliez. J'ai passé de dix ans ce qu'un poète appelle le milieu du chemin de la vie et, à supposer que je meure plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir encore le temps de lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives du royaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à la brièveté de l'existence humaine. »
Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ils apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux. « Sire, dit le doyen d'une voix affaiblie par le travail et par l'âge, voici notre nouvel ouvrage. Nous croyons n'y avoir rien omis d'essentiel. »
« -Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux: les longues entreprises ne conviennent point à mon âge; abrégez encore et ne tardez point. »
Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'un seul chameau porteur de cinq cents volumes :
« - Je me flatte, dit le doyen, d'avoir été compendieux. »
« - Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis au bout de ma vie. Abrégez, si vous voulez que je sache, avant de mourir, l'histoire des hommes. »
On revit le doyen devant le palais au bout de cinq ans. Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui portait un gros livre sur son dos.
« Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt ».
En effet, le roi était sur son lit de mort. Il tourna vers le doyen et son gros livre un regard presque éteint, et il dit en soupirant:
« -Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes !
-Sire, répondit le doyen, presque aussi mourant que lui, je vais vous la résumer en trois mots: Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent.
C'est ainsi que le roi de Perse apprit l'histoire universelle au moment de passer, comme on dit, de ce monde à l'autre.
Anatole France, La Vie Littéraire
09:36 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : la vie littéraire, littérature, troisième république |
Commentaires
A celui qui veut "écrire l'histoire des Pingouins", un vieil "historien de l'Académie des sciences morales" répond :
- Le lecteur n'aime pas à être surpris. Il ne cherche jamais dans l'histoire que les sottises qu'il sait déjà. Si vous essayez de l'instruire, vous ne ferez que l'humilier et le fâcher. Ne tentez pas de l'éclairer, il criera que vous insultez à ses croyances (... ) Un historien original est l'objet de la défiance, du mépris et du dégoût universel.
in Préface de "L'Île des Pingouins" d'Anatole France
Écrit par : Michèle | jeudi, 29 avril 2010
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