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vendredi, 08 juillet 2011

Le Moine de Mathew Gregory Lewis

En me promenant dans la rue tout à l'heure, me suis retrouvé nez contre nez avec Vincent Cassel. Un Vincent Cassel gigantesque sur une haute affiche au centre de laquelle trônaient les caractères du titre du roman de Lewis, Le Moine. C'est comme ça que j'appris qu'une adaptation cinématographique par Dominik Moll de ce superbe roman s'apprêtait à gicler sur nos écrans à partir du 13 juillet, avec ce comédien dans le rôle d'Ambrosio. Le thème est très casse gueule (surtout dans l'air du temps), la forme aussi - à prendre à plusieurs degrés, avec Lewis et Artaud juste derrière soi, ce n'est pas rien. Sans doute irai-je voir le film, sans attente ni préjugé. 

Enfin, si c'est possible.

Je connais bien les deux versions, l'originale de Lewis ( qui demeure la meilleure) et le remake plus palot d'Artaud, pour avoir travaillé à une adaptation théâtrale qui a failli être jouée au festival de théâtre de Fourvière, a été créé en 1998 à l'Espace Tonkin de Villeurbanne par la Cie Le Paragraphe, et transportée à Avignon au Off de cette année-là. C'était l'année de leur putain de Mondial, et le soir de la finale avec Zidane et Cie, comme les autres soirs, nous avions fait salle comble  au théâtre de la Luna.. 

Je ressors du coup la préface de cette adaptation, pour quelques patients et privilégiés lecteurs...

 

Matthew_Gregory_Lewis_by_Henry_William_Pickersgill.jpg

Ci-dessus, portrait de  M.G. Lewis, par Henry William Pickersgill 

1795 : Lewis n’a que vingt ans lorsqu'il conçoit son Moine. Un âge, dira-t-il, “ dont on ne peut attendre la prudence ”. En contant la chute frénétique du prieur le plus vertueux de Madrid précipité par le diable dans les cavernes et les montagnes en un rocambolesque dénouement, le jeune attaché d’ambassade s’impose immédiatement comme l’un des maîtres du roman gothique. Ce roman, qui commença par faire frissonner toute l’Angleterre, puis toute l’Europe romantique,  demeura pourtant sa seule production d’importance, au point que le jeune auteur traversa le dix-neuvième siècle sous le nom de MONK LEWIS.


 1931 : L’histoire d’Ambrosio est à présent racontée, par Antonin Artaud qui déclare effectuer “ une copie en français du texte original ”  Sa publication chez Denoël suscite un engouement  plus moderne chez un public neuf. Breton salue “  le souffle du merveilleux qui l’anime tout entier ”  Amours fantastiques, couvents en flamme,  revenants errants, les anciens clichés du surnaturel explosent de toutes parts, tandis que s'enchevêtre en arrière plan un réseau complexe d'intrigues familiales :  A l’origine, en effet, se trouve le malheur d’un couple : Elvire, la fille d’un cordonnier de Cordoue,  et le marquis Las Cisternas Le Moine, à bien y regarder, c’est l’histoire d’une famille décimée par un ordre social intolérant, une religion d’apparat, une société à l’aube de sa décadence. Lui-même enfant de divorcés, Lewis reprochait à ses parents de l’avoir placé dans une situation difficile. C’est dans une situation bien plus périlleuse encore qu’il place ses personnages. Ambrosio, enlevé encore bébé à sa famille ; Antonia élevée dans l’ombre austère des châteaux de Murcie... Derrière les paravents de l’artificielle lutte entre le Bien et le Mal, la difficile constitution du couple, qu’il soit incestueux ou légitime, est un facteur omniprésent au cœur de l'action, à la fois parce qu'elle en est le ressort constant et la problématique essentielle. “ L’expérience m’a appris à mes dépens  que le malheur accompagne les alliances inégales ”, déclare Elvire lorsqu’elle refuse la main d’Antonia à Lorenzo. Aussi n’est-il n'est pas innocent qu'à vingt ans, aussitôt achevé son roman, le jeune Lewis se soit empressé d'écrire une lettre à sa mère :

 

                Qu’une courtisane mandatée par le diable cherche à séduire un moine dont la chasteté est légendaire fournit l’occasion d’en exposer une première variante. Que désire Ambrosio, sinon jouir de la femme sans engager son cœur ? Et que désire Mathilde, sinon utiliser son pouvoir de séduction pour égaler - sinon dominer - le sexe masculin. On comprend que dans de telles conditions l'Amour soit exclu de la partie, c'est ce que stigmatise la présence plutôt comique du diable entre les deux personnages. Figure de la jouissance et de la manipulation, tous deux plus complices qu'amants, ce couple n'en est un qu'en apparence. C'est pourquoi il lui faut toujours se nourrir d'un tiers et vivre dans la clandestinité. C'est pourquoi, également, la satisfaction entre eux est toujours un leurre, quelque chose qui est inévitablement remis à plus tard, qu'il convient d'invoquer incessamment, de mettre en scène et de magnifier en ayant si possible recours aux ustensiles les plus énigmatiques (miroirs et myrtes magiques sont la version gothique des accessoires sado masos d'aujourd'hui) 


                Agnès et Raymond représentent un pôle opposé. Ils devront apprendre à "vivre paisiblement", c'est à dire à vivre ensemble, sans se passionner pour autre chose que pour leur couple. Au prix d'un certain nombre de souffrances, tous deux devront par conséquent renoncer à leur univers de célibataires ou bien d'enfants, univers qu'avait fortement déterminé une autorité parentale dévoyée : Agnès a été placée au couvent contre son gré, par une tante fanatique. Le père de Raymond s'étant opposé à l'amour de son fils aîné pour une roturière, lui, le fils cadet en subit les plus immédiates conséquences, selon la loi de ce qu’Hoffmann, à la même époque, appelle “ l’enchaînement des choses ”. L'enfant perdu d'Agnès est une réplique logique de l'enfant perdu d'Elvire :  La réussite finale de leur couple ne sera possible que lorsque chacun se sera échappé de la malédiction - forme religieuse de l'aliénation - parentale. Raymond devra donc rendre la part de l'héritage qu'avait refusé d'octroyer son propre père, et Agnès enfreindre des vœux qui n'étaient au fond que ceux de sa tante. Leur union est révélatrice d'un passage agité de l'adolescence à l’âge adulte, d'un état de nonne ou de celui d'aventurier à ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui un honnête mariage bourgeois. Mais elle est surtout l'aboutissement d'un passage initiatique : les deux héros auront dû se libérer de la "tribu bavarde", ils auront cessé d'en recevoir les "fientes" - autrement dit les névroses - sur le visage. Pour enfin être heureux ? On ne saura rien de leur bonheur futur, tout laissant à penser que Lewis ne croît guère au conte de fées.

                Frère et sœur qui s'ignorent, Antonia et Ambrosio incarnent le couple paroxystique par excellence, puisque incestueux.  Du point de vue dramatique,  - même s'il se trompe sur ses motivations puisqu'il ignore les faits passés - il est juste qu'Ambrosio se déchaîne contre Agnès : en l'enlevant à Raymond, il ne fait que rendre à la famille de ce dernier, qui lui a volé ses parents,  la monnaie de sa pièce. Mais est-il juste qu'il s'acharne sur Antonia ? Ces deux-là paient en réalité les pots cassés sans avoir les moyens de le comprendre. Lorsque la sœur dit au frère : “ La perte d’une mère étant, de toute peine, la plus irrémédiable en une vie humaine ”,  le moine s’entend dire la plus secrète parole de vérité le concernant. Dans la pièce, comme dans le monde, les enfants subissent en effet l'inconscience de leurs parents. Le Moine est, comme beaucoup, un roman où l'on règle des comptes de famille. On en revient à la figure de la mère, pour constater plusieurs choses : premièrement, qu'à ses côtés, le père est absent ; seule figure qui en représente de loin l'autorité, le cardinal duc grâce auquel à la fin tout rentre dans l'ordre. Sorte de Deus ex machina, l'action paternelle est nulle sur le plan affectif, et seulement opérante sur le plan dramatique. Deuxièmement, que la mère est sommée de payer pour sa faute originelle : Elvire a transgressé une règle sociale (et donc masculine) en épousant un marquis. Ce dernier n'a pas su se libérer de l'influence négative de son propre père, ce qui explique qu'il soit mort et sa descendance en aussi mauvais point. Léonella, la sœur d'Elvire, laisse entendre que cette dernière a agi peut-être par amour, sans doute par ambition mais surtout par coquetterie. Ce couple originel, dont on ne sait que fort peu de choses, sinon qu'à cause de lui, un cordonnier honnête fut jeté en prison, et que le héros éponyme vit le jour, n'a visiblement pas su assumer les conséquences inévitables de ses actes et est à l'origine des dérèglements de chacun. Le Moine apparaît donc comme un drame de la responsabilité.  Qu' Elvire soit étranglée par la soutane de son fils, et que ce dernier l'étrangle en étant complètement nu ; que par ailleurs le jeune Lewis se presse, sitôt écrit, d'envoyer son manuscrit à sa mère, il y a sans doute là les traces d'un discours personnel assez opaque mais ô combien révélateur ! Que l'on juge le déterminisme absolu qui régit la composition de l'intrigue désuet, agaçant, excessif, comique, voire ridicule, il convient de le saluer car c'est lui qui est à l'origine de la force fantastique du roman, applaudie dès sa publication.

750398_2878433.jpg                Ainsi que l'explique l'ironique Coryphée de l'adaptation qui suit au jeune Théodore, les personnages du roman sont donc des trajectoires creuses mais, toutes, prédestinées, jetées en pâture à la Merveille pour la plus grande joie du lecteur. Il m'a semblé que,  parmi ceux de Lewis, un personnage incarne particulièrement ce point de vue. Le jeune Théodore est, au problème de l'amour impossible posé par la pièce, une sorte de réponse. Lui-même, spectateur témoin du fait de sa position de valet, constatant qu'il n'était pas encore émancipé du terrible jeu de destruction qui l'environne et conscient de l'impossibilité dans laquelle chacun se trouve de fonder un bonheur légitime et durable, il a, dit-il "renoncé à ses amours”. C'est donc à son maître qu'il a promis fidélité. Cette option n'est sans doute pas définitive. C'est, comme Lewis, un jeune homme ; c'est aussi un romancier en herbe qui se plaint de n’avoir pas de temps à consacrer à l’écriture. Contemporain des personnages, seul personnage en réel apprentissage, il aurait pu écrire le roman s'il en avait eu la clé, c'est à dire, comme lui suggère le Coryphée, s'il avait été libre. Ce coryphée est, chez Lewis, une simple bohémienne. Artaud lui fait chanter sa “ ballade du vrai charlatan ” et la transforme en une mystérieuse voyante surréaliste. Dans la pièce qu’on va lire, il est le chef des mendiants de Madrid, celui qui voit les choses telle qu’elles sont, dans l’histoire, et telles qu’elles seront un jour, dans le récit et dans ses prolongements possibles.

                Reste Lucifer. Doit-on le prendre au sérieux ? La pensée devient-elle confuse et sort-elle de ses gonds, les personnages se laissent-ils dérober la maîtrise de leur corps ou bien celle de leur esprit, il se manifeste facétieusement. Que faire de lui dans l'adaptation théâtrale ? La religion, sur Terre, n’étant plus qu’une mode, lui-même se retrouve au chômage dans un enfer pitoyable où tout le monde s’ennuie. Riante figure de l'Illusion, il délivre donc une formidable occasion de jouer avec des mots. Un personnage sent-il son emprise, il se met à rimer malgré lui. Il se définit comme le metteur en scène absolu, sans pour autant lui-même être dupe. Les hommes, déclare-t-il, se chargent eux-mêmes de leur propre damnation, entendons de leur propre malheur. En réalité, Lucifer est l'agent ludique de l'inconscience de chacun, car c'est bien cette dernière comme on l'a dit, et principalement celle des parents, qui fonde le moteur de l'action. En veillant à ce que le destin réel d’Ambrosio s’accomplisse (réintégrer, même de façon tragique, son histoire familiale), et non pas son destin imaginaire (devenir prieur charismatique de Madrid), il est une forme incarnée de l’exactitude et de l’enchaînement logique des événements. C’est ce qu’a compris Mathilde (“ Entre ses mains, je confie mon salut ”), ce que pressent Ambrosio (“ En enfer, ce n’est peut-être que moi que j’attends ”). Elvire elle-même n'est-elle pas la toute première à l'affirmer à son ingénue de fille : N'aie pas peur du diable !

                Drame de la responsabilité, de la liberté et de l'aliénation, le Moine, par les problèmes qu'il pose ( prédestination familiale, absence des pères, échec des mères, guerre des sexes, quêtes illusoires, conflits de classes ) reste, malgré son décorum gothique, d'une singulière actualité et d’une lecture très ouverte : Ses personnages, avec leur immense volonté de jouir de la vie, demeurent toujours accessibles et, s'ils s'inscrivent dans une période historique rigoureusement définie par Lewis (l'Espagne du Siècle d'Or), ils n'en sont que plus modernes pour nous, si profondément enfouis dans la nôtre. Les querelles religieuses ont cédé le pas aux querelles idéologiques qui, à leur tour, cèdent le pas à d'autres, sociales ou économiques. Mais les conflits de ces personnages aux prises avec leur psyché, eux, sont plus que jamais d'actualité. L'immense cri d'amour qui surgit de leurs dérèglements et que répercutent les symboles qui sont les leurs ne peuvent aujourd'hui qu'émerveiller un public en mal de véritables sensations artistiques.  Voilà pourquoi, sur les traces du jeune ambassadeur Lewis, j'ai voulu traverser les frontières obscures et illuminées de leurs songes en composant cette libre adaptation.

 

Commentaires

Je vous ignorais metteur en scène...vous avez divers talents décidément.

Écrit par : romain blachier | vendredi, 08 juillet 2011

Même si en effet il m'est arrivé de faire de la mise en scène, sur ce coup là, j'étais l'auteur de l'adaptation et Jean Michel N'guyen avait fait la mise en scène, avec une astuce de décor qui, je dois le dire, était une trouvaille simple, efficace et signifiante. Du très bon travail.
La préface qui suit est donc celle du texte de mon adaptation - qui cherche toujours metteur en scène (fortuné) à son pied.

S'il en passe un par là, je tiens à la disposition de qui le souhaite une version PDF du manuscrit.

Écrit par : solko | vendredi, 08 juillet 2011

Mon cher Solko, vous avez fait un lapsus calami qui vous honore, je vous le dis en confidence... Ce n'est pas Jean-Pierre Cassel (qui est mort) mais Vincent Cassel (vivant...) qui joue le moine. Vous avez confondu le père et le fils. Sans doute vous êtes-vous souvenu de l'élégance à la fois française et très british du père, lui qui savait jouer et chanter, quand le fils, gueule de petite frappe de banlieue chic à tourner des pub pour "modes et parfums", est le reflet du cinéma contemporain : un air de rien, du rien...
Je comprends donc cette erreur comme un signe involontaire de nostalgie, comme un regret (à peine avouable tant il faut être à la page), un peu à la manière des cinéphiles qui n'aiment pas les comédies américaines après la fin des années 6O.
Et je suis comme vous, je pense : trente secondes de Jean-Pierre Cassel pour toute "l'oeuvre" de son rejeton...

Écrit par : nauher | vendredi, 08 juillet 2011

Merci de m'avoir signalé cette erreur. J'ai failli ne pas la corriger et laisser le lapsus, tant en effet il est significatif (dois-je vous avouer qu'en effet j'ignorais l'existence du petit marlou - est-ce d'ailleurs dans ce cas un véritable lapsus ?)
Du coup me demande si je vais aller voir le film qui, j'en ai peur, risque davantage de ressembler à un clip de lady Gaga (vu le sujet) qu'à un chef d'oeuvre du septième art ! quitte à claquer quelques euros, autant aller boire un coup à la terrasse ensoleillée d'un café, non ? Et concernant le Moine, se replonger dans Lewis.

Écrit par : solko | vendredi, 08 juillet 2011

J'avais oublié l'essentiel : merci pour ce texte qui incite à nous plonger dans les romans "gothiques" anglais...

Écrit par : nauher | vendredi, 08 juillet 2011

Beau texte, oh oui, et belle analyse...
Voir que le diable se cache dans l'irresponsabilité, c'est tout voir.

Écrit par : Sophie K. | vendredi, 08 juillet 2011

Mais la lucidité est la blessure la plus proche du ...

Écrit par : solko | vendredi, 08 juillet 2011

"Les hommes, déclare-t-il, se chargent eux-mêmes de leur propre damnation, entendons de leur propre malheur."
"En réalité, Lucifer est l'agent ludique de l'inconscience de chacun..."

les deux phrases disent la même chose, genre redondance^^

Écrit par : gmc | vendredi, 08 juillet 2011

Redondance ? Tss tsss !!!
L'une est une citation, l'autre est un commentaire.

Écrit par : solko | vendredi, 08 juillet 2011

@ Solko : ...du sommeil, hahahahahaha !

Écrit par : Sophie K. | samedi, 09 juillet 2011

J'avais adoré le Moine en AVIGNON, je verrai l'adaptation cinématographique avec grand plaisir, j'imagine. Le roman de Lewis est dans ma bibliothèque, et je le relis régulièrement. En cherchant des articles sur le film, je suis tombée sur ce blog avec grand plaisir, et de jolis souvenirs (pour moi qui déteste le foot !!!).

Écrit par : hirondelle | lundi, 11 juillet 2011

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