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jeudi, 09 mai 2013

Le grand retournement

 Au printemps 1957, Kerouac traverse la France à toute vitesse et séjourne quelques jours seulement  à Paris. Il y rencontre Gregory Corso et sa bande, qui logent au Beat Hôtel, rue Gît le Cœur à Saint-Michel. C’est alors qu’il expérimente ce qu’il appelle « le grand retournement ». Une sorte de jeu ironique de l’existence, si l’on peut dire : tandis que Sur la Route est en cours d’impression et que son personnage littéraire s’apprête à devenir « le roi des beatniks » (1) au sein de sa génération, le voyage, qu’il a pratiqué toute sa vie, lui apparaît comme une forme de subtil conformisme, une illusoire solution, un mensonge : « ce fut au cœur de ce voyage que se produisit le grand changement de ma vie, ce que j’ai appelé le « grand retournement » passant d’un goût juvénile et courageux pour l’aventure à une nausée complète en ce qui concerne l’expérience dans le monde au sens large, une révulsion de l’ensemble des six sens. [...] mon âme se mettait à crier : Pourquoi n’es-tu pas resté chez toi ? Tout ce que je voulais maintenant d’une certaine manière, c’était des corn flakes près d’une fenêtre de cuisine en Amérique avec un vent chargé de l’odeur des pins, c’est-à-dire une vision de mon enfance en Amérique, je suppose. » (1)

A partir de ce moment, il se détourne peu à peu de tous les ingrédients qui sont en train de forger le mythe littéraire naissant : la route, la drogue, le bouddhisme… Son chemin bifurque de plus en plus loin de celui du personnage qu’il devient pour le public, pour plonger dans cet état qu’il appelle la désolation.

A l’époque, les beatniks ne sont pas encore baptisés du nom de Beat Génération et Kerouac, qui sent venir le vent écrit : « Il n’y a rien de plus sinistre que les gens à la coule, qui posent (…) Chez les poseurs, c’est une sorte de décontraction de nature sociologique qui allait bientôt devenir un engouement de masse dans la jeunesse des classes moyennes (…) Il y a même quelque chose d’insultant là-dedans» (2)

Dans une lettre écrite en aout 1960, il résume ainsi le retournement opéré durant ces quelques jours : « De là je suis allé à Paris, où il ne se passait rien, si ce n’est que la plus belle fille du monde n’aimait pas mon sac à dos et avait rendez-vous avec un type à moustache debout une main dans la poche et un sourire méprisant aux lèvres devant les cinémas de nuit de Paris. »  (3)

Vrai que ça doit être drôle de se sentir devenir - alors qu’on est si fêlé soi-même, si plein de troubles et de craintes- une sorte de valeur absolue pour ceux-là même qu’on méprise, et ce au nom des principes et des valeurs qu"on est en train d'abandonner.

Le grand retournement prend place aussi dans sa vie spirituelle : c’est l’abandon définitif du bouddhisme de L’écrit de l’éternité d’or (1956) et le retour vers le christianisme dans Vanité de Duluoz (1963) : « Quand j’eus écrit tout ceci, la croix m’apparut. Je ne peux échapper à sa pénétration mystérieuse dans ce monde brutal. Simplement, je la VOIS tout le temps, et même parfois la croix grecque. Les fous et les candidats au suicide ont ce genre de vision. De même les mourants et ceux qui souffrent d’une angoisse intolérable. Quel autre PÉCHÉ existe-t-il, sinon celui de la naissance ? ».

Et les écrits de Kerouac se referment sur une dernière parole, au bout du rouleau (si j'ose dire !) : « hic calix ! En latin, cela signifie Voici le calice, et vérifie bien qu’il y a du vin dedans. »

 

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Kerouac qui dort, 1958


1 Big Sur 

2 Les Anges de la désolation, Denoël

3 Sur la route et autres romans, Quarto, Gallimard

4 Vanité de Duluoz

 

Commentaires

A mon avis, il a bien fait de se retourner, mais il s'est trompé de côté.

Écrit par : Bertrand | jeudi, 09 mai 2013

Kerouac, un retour aux sources.

Du pays de ses ancêtres il dit : " les Bretons étaient contre les révolutionnaires, qui étaient des athées, qui tranchaient les têtes au nom de la fraternité, tandis que les Bretons avaient des raisons paternelles de rester fidèles à leur mode de vie ".
(...)
Ce qui l'amène à affirmer : " Je ne suis pas bouddhiste, je suis catholique en pèlerinage sur cette terre ancestrale qui s'est battue pour le catholicisme, à dix contre un, et qui a pourtant fini par gagner, car certes, à l'aube, je vais entendre sonner le tocsin, les cloches vont sonner pour les morts ".
Satori à Paris, 1966.

Ce qui peut encore étonner chez l'auteur de " Sur la route " : " Partout dans le monde les intellectuels des villes vivent coupés de la terre de ceux qui la cultivent, et ne sont en fin de compte que des insensés dépourvus de racines "
Satori à Paris.

Les campagnes pro-vietcongs des Joan Baez, Jane Fonda et autres Bob Dylan le mettaient hors de lui; il affirmait être demeuré " un marine " prêt à partir incontinent pour le Vietnam.
Philippe Vilgier, Le Choc du mois n°5, avril 1988.

A Neil Cassady
9 janv. 1951

Extrait.

Si j'avais été un petit garçon en Galilée et vu des jeunes gens impassibles devant leurs moutons, qu'aurais-je pensé de l'ambitieux en costume Brooks Brothers fonçant dans une porte à tambour avec un rictus arrogant ? J'aurais pensé que c'était u scribe ou un pharisien, ou un voleur. Si j'avais été un petit garçon en Galilée et vu les vieillards prier l'Etoile, qu'aurais-je pensé du cadre supérieur tout craché sortant en courant d'une réunion . Il aurait pensé que c'était César. C'est notre monde.
Sur la route et autres romans, Quarto, p. 492.

Écrit par : Danny | jeudi, 09 mai 2013

De très belles pages sur Marie et les femmes dans cette même lettre, page 491.
"J'ai vu combien toute vie sur cette terre, avec ses misères physiques; passe vraiment comme un torrent à travers le corps d'une femme, pendant que l'homme, ignorant de ces choses, et "propre", fonce avec arrogance. J'ai vu que c'est la femme qui donne naissance, qui souffre et voit le placenta extirpé de son ventre, et le cordon ombilical noué et coupé qui saigne, pendant que l'homme se vante de ses prouesses sanguinaires"...

Le regard que Kerouac pose sur la catholicisme est complètement dénué de l'anti-cléricalisme franchouillard tout simplement parce que même d'origine bretonne, Kerouac est américain.
Et le regard que les européens ont posé sur lui et les beatniks en général n'a pu que soit le faire rigoler, soit l'horrifier.

Écrit par : solko | jeudi, 09 mai 2013

Je partage pleinement ce que vous dites, en particulier votre dernière phrase, très juste. Il n'y avait pas de place pour Kerouac et ses amis dans les rébellions qui suivirent. Leur jeu n'était pas qu'esthétique, c'est leur vie qui était en jeu, une danse sur le fil du couteau.
Il faut se replonger dans la lecture du copieux volume.

Écrit par : Danny | jeudi, 09 mai 2013

Toute posture de vie devient , ipso facto, imposture à elle même. Débusquer les escroqueries subies ou exercées qui traversent la vie est un travail qu'on peut mener en analyse, facilité moderne, en philosophe, ascèse difficile ou choisir de transcender en poésie secrète et surtout de manier l'humour pour être sur de rester étranger aux jeux de cour....Kerouac avait raison sur la beat génération, il s'est rendu compte un peu tard qu'on ne voyage qu'avec soi même.

Écrit par : patrick verroust | jeudi, 09 mai 2013

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