jeudi, 15 avril 2010
Gunther Anders 56

Il est des textes qui laissent songeur. Ainsi celui-ci, de Günther Anders : « Le monde comme fantôme et comme matrice – Considérations philosophiques sur la radio et la télévision » Il a été publié en 1956. J’avais un an. Et vous, combien ? Tout ceci me laisse songeur. Devant tous les fadas de la responsabilité, de la culpabilité, je me demande : quelle chance, déjà, nous laissait ce brave new world qui nous mordait au vif avant même que nous ne sussions parler…
« Le traitement auquel est soumis l’homme lui est fourni à domicile, exactement comme le gaz et l’électricité. Mais ce qui est distribué, ce ne sont pas seulement des produits artistiques tels que la musique ou bien des jeux radiophoniques – ce sont aussi des événements réels. Du moins ceux qui ont été sélectionnés, chimiquement purifiés et préparés pour nous être présentés comme une "réalité", ou tout simplement pour remplacer la réalité elle-même. Il suffit à celui qui veut être au courant, qui veut savoir ce qui se passe ailleurs, de rentrer chez lui, où les événements "sélectionnés pour lui être montrés" ne demandent qu’à jaillir du poste comme l’eau du robinet. Comment pourrait-il à l’extérieur, dans le chaos du réel, être en mesure de saisir autre chose que des réalités de portée infime, locale ? Le monde extérieur nous dissimule le monde extérieur. C’est seulement lorsque la porte d’entrée se referme en faisant entendre le déclic de sa serrure que le dehors nous devient visible ; c’est seulement une fois que nous sommes devenus des monades sans fenêtre que l’univers se réfléchit en nous ; c’est seulement quand nous promettons à la tour de rester enfermés entre ses murs au lieu de scruter le monde depuis son sommet que le monde vient à nous, que le monde nous plaît, que nous devenons pareils à Lyncée. Au lieu de la pauvre certitude : « Regarde, le bien est si proche », par laquelle nos pères pouvaient répondre à la question : « à quoi bon errer au loin ? », il faudrait aujourd’hui énoncer la certitude suivante : « Regarde, il n’y a vraiment plus que le lointain qui nous soit proche. »
Nous voilà au cœur du sujet. Car ce sont les événements – les événements eux-mêmes, non des informations les concernant -, les matchs de football, les services religieux, les explosions atomiques qui nous rendent visite ; c’est la montagne qui vient au prophète, le monde qui vient à l’homme et non l’homme au monde : telle est après la fabrication de l’ermite de masse et la transformation de la famille en public miniature, la nouvelle réussite proprement bouleversante de la radio et de la télévision. […] »
Günther Anders énonce ensuite les conséquences "que cette livraison du monde à domicile entraîne pour le concept de monde et pour le monde lui-même." :
« 1 . Quand c’est le monde qui vient à nous et non l’inverse, nous ne sommes plus "au monde", nous nous comportons comme les habitants d’un pays de cocagne qui consomment leur monde.
2 . Quand il vient à nous, mais seulement en tant qu’image, il est à la fois présent et absent, c’est-à-dire fantomatique.
3 . Quand nous le convoquons à tout moment (nous ne pouvons certes pas disposer le lui mais nous pouvons l’allumer et l’éteindre), nous détenons une puissance divine.
4 . Quand le monde s’adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.
5 . Quand il nous est seulement perceptible et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et en voyeurs.
6 . Quand un événement ayant eu lieu à un endroit précis est retransmis et peut-être expédié n’importe où sous forme d’"émission", il est alors transformé en une marchandise mobile et presque omniprésente : l’espace dans lequel il advient n’est plus son « principe d’individuation ».
7 . Quand il est mobile et apparaît en un nombre virtuellement illimités d’exemplaires, il appartient alors, en tant qu’objet, aux produits de série : c’est bien la preuve que l’événement est une marchandise.
8 . Quand il n’a d’importance sociale que sous la forme de reproduction, c’est-à-dire en tant qu’image, la différence entre être et paraître, entre réalité et image, est abolie.
9 . Quand l’événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme originale, l’original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction et l’événement devenir la simple matrice de sa reproduction.
10 . Quand l’expérience dominante du monde se nourrit de pareils produits de série, on peut tirer un trait sur un concept de monde (pour autant que l’on entende encore par «monde » ce dans quoi nous sommes). On perd le monde, et les émissions font alors de l’homme un « idéaliste » »
Une analyse, il faut le répéter, datant de 1956. L’obsolescence de l’homme, éditions Ivrea/ Encyclopédie des nuisances, 2002, pp.129-131.
11:04 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : gunther anders, philosophie, littérature, post-modernité, images, écrans |
Commentaires
Écrit par : Sophie | jeudi, 15 avril 2010
Écrit par : Sophie | jeudi, 15 avril 2010
Bonjour Solko. Merci de ce texte incroyable, qui accompagnera notre journée. D'abord le relire et puis le partager. Je lisais, chez Nuel je crois, que vous aviez passé une heure au café avec des amis à parler d'Ulysse. Voilà les vrais moments d'une vie : ces échanges, avec des amis, à propos de textes qui nous habitent.
1956, j'avais six ans.
Écrit par : Michèle | jeudi, 15 avril 2010
Plus besoin, donc, d’un enseignement de qualité mon cher Solko. A la limite, celui-ci viendrait perturber le bon fonctionnement du système, en développant chez les individus un esprit critique qui n’a plus de raison d’être. En effet, le but du jeu est que l’homme moderne puisse croire aux images qu’on lui propose. Il n’y a plus que cela qui puisse le rendre heureux. Et consommer les produits dont on lui vante les mérites dans la publicité qui suit le journal parlé de 20H.
On lui demande juste de sortir de chez lui de temps à autre. Une fois pour se faire vacciner contre une grippe H1N1 imaginaire (mais dont le concept, bien réel, lui, a rapporté un milliard d’euros aux firmes pharmaceutiques) une autre fois pour aller voter, afin que ceux qui décident des images qu’il convient de lui montrer à la télévision puissent continuer à jouer leur rôle.
Écrit par : Feuilly | jeudi, 15 avril 2010
Écrit par : Feuilly | jeudi, 15 avril 2010
(maxime de la journée)" !
Écrit par : Michèle | jeudi, 15 avril 2010
Marcel Rivière ? Diable ! Vous allez lui faire enfler les mollets démesurément. Et si les mollets de Marcel se mettent à enfler, va falloir que je fasse gaffe aux miens ! Savez-vous que Gunther Anders fut le mari d'Hannah Arendt ?
Écrit par : solko | jeudi, 15 avril 2010
Vous avez lu ça chez Nuel ? Diable ! On ne peut donc rien vous cacher ! Oui, dans une brasserie croix-roussienne, nous avons passé cet été un long moment à évoquer Joyce et d'autres, des lyonnais bien évidemment et des projets de toutes sortes. Ce que j'aime chez Gunther Anders, qu'on retrouve aussi d'ailleurs chez Hannah Arendt, c'est la façon dont la parole semble présenter l'évidence même des choses, je ne sais comment dire ça. Avec ces années cinquante, j'ai l'impression d'être né au bord d'un rivage, à l'extrême pointe d'une vague, avant quelle se retire, et qu'une autre, "la société du spectacle", dans laquelle les gens de notre génération se baignèrent innocemment en écoutant des chansonnettes et regardant les premières images "at home", ne déferle sur eux.
Gunters est une sorte de pré-Debord de ce point de vue. Bonne journée à vous. Et merci de vos pensées pour Sophie.
Écrit par : solko | jeudi, 15 avril 2010
PS. Quand on voit ce qui est arrivé à certains dont on a beaucoup parlé pour dire à leur sujet de nombreuses aneries, ne vaut-il pas mieux demeurer dans la coulisse de l'amphithéâtre ?
Écrit par : solko | jeudi, 15 avril 2010
Écrit par : solko | jeudi, 15 avril 2010
Le monde se vit
A l'éternel présent
Ce que ne sait faire
L'obsolète pensée
Occupée qu'elle est
A dénombrer le passé virtuel
Ou à tresser des fils
Vers d'improbables horizons
Royaumes et dynasties
Empires de la fécondité
Où les pains-bagnards
Se multiplient d'eux-mêmes
Dans les reflets ammoniaqués
Des brumes septentrionales
Les réalités se condensent
Prélude à l'évaporation
Comme une rivière de larmes
Nettoie la buée
Sur les glacis sans tain
D'une minuscule capitale
Écrit par : gmc | jeudi, 15 avril 2010
Mais l'obsolète pensée
M'associe
Quand le présent obsolète
Me dé-fête
Écrit par : solko | jeudi, 15 avril 2010
Images associées
Puissants hallucinogènes
Qui réduisent l'enrichissement
A une peau de chagrin
Enveloppe dont le timbre
Est celui de l'affranchissement
Hors des destinations
Ouvertes par le flot des ondes
Qui écrivent des arabesques
Aux hanches pourpres
Sur la cendre des jours
Où se balade le carnaval
Écrit par : gmc | jeudi, 15 avril 2010
Premières prises de conscience de la stratégie de l'enfermement.....que nous connaissons tellement bien avec nore Internet...
"Il suffit à celui qui peut parler avec les autres, de rentrer chez lui"
Écrit par : Bertrand | jeudi, 15 avril 2010
Écrit par : bertrand | jeudi, 15 avril 2010
Ah en cherchant son nom dans Google pour retrouver l'adresse du livre, je viens de tomber sur ceci : http://transphilosophiques.com/?q=node/6. Il donne une conférence sur Anders vendredi 30 avril à l'Université de Lille 3.
N'hésitez pas à republier des extraits des livres d'Anders, auteur trop peu connu. Connaissez-vous son ouvrage Nous, fils d'Eichmann ? Fulgurant.
Écrit par : Shramana | mercredi, 21 avril 2010
Je ne connais le livre dont vous parlez que de titre. Tout ce que j'ai pu lire de lui m'a semblé en effet à la fois précis, limpide et en effet fulgurant.
Écrit par : solko | jeudi, 22 avril 2010
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