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dimanche, 06 novembre 2011

Les écrivains au carrefour des lieux communs

Dans le lourd pavé qu’il consacra à James Joyce en 1959, Richard Ellmann rappelle ce conseil que prodiguait  le vieux maître (qui, par ailleurs, disait de lui-même : « Je ne suis qu’un clown irlandais, un plaisantin universel ») : « si tu entends un lieu commun, fuis immédiatement» Avec sept milliards d’individus sur Terre, le programme est de plus en plus ardu à réaliser,  mais abrite toujours une épée de sagesse pour qui comprend l’individu comme un original, dans le sens premier du terme : si durant son dur labeur, l’écrivain doit faire de la copie, il convient si possible qu’il évite d’en devenir une lui-même. Rude besogne qui a de quoi l’occuper, il est vrai, jusqu’à sa mort. Joyce, qui se flattait déjà auprès de Beckett que personne, hormis quelques Juifs, n’ait lu Ulysse en entier, a si bien réussi son programme qu’il a fini par écrire ceci : « Non, ayde-moi Pétault, ce n’est pas une malléfficace pourqhyacinthine orgie de taches et macules et barres et boucles et cercles et grouillons et notules juxtaposées que relient des giclées de vitesse. Veut seulement dire je l’aime ou je l’enquiquinne… »

Finnegans Wake fascine parce que c’est un vrai lieu, habitat de papier circulant de par le monde, et qu’on sent lisible de son auteur seul ; c’est au fond la transcription narrative la plus achevée de ce conseil offert un jour et devenu méthode : fuir le lieu commun.  « J’ai découvert, disait Joyce, que je peux faire avec le langage tout ce que je désire » ( Entretiens avec Samuel Beckett, 1954)

Le lieu commun, l’écrivain inquiet d’y noyer son pauvre esprit peut aussi tenter pour le mettre à distance d’en dresser l’exégèse, comme y excella en son temps Léon Bloy. «Car il est temps de le déclarer, la langue des Lieux Communs, la plus  étonnante des langues, a  cette particularité merveilleuse de dire toujours la même chose,  comme celle des  Prophètes. Les bourgeois,  dont cette langue est le privilège, n'ayant à leur service qu'un très petit nombre d'idées,  ainsi qu'il appartient à  des  sages qui ont réduit au minimum le fonctionnement de l'intellect, rencontrent nécessairement chacune d'elles à tous les entrecroisements de leur quinconce, à  chaque tournant de leur bobine. Je plains ceux qui ne sentiraient pas la beauté de ça. Quand une bourgeoise dit, par exemple : «Je ne vis pas dans les nuages », tenez pour sûr que cela veut tout dire, que cela dit tout et qu'elle a tout dit, absolument et pour toujours. («tout le monde ne peut pas être riche», p 35 dans l’édition numérisée ICI) Je me rends compte à l’instant que Léon Bloy écrivait cette exégèse il y a tout juste 110 ans, or voyez comme cela demeure actuel : «Être comme il faut : Règle  sans  exception. Les hommes dont il ne faut pas ne peuvent jamais être comme il faut. Par conséquent, exclusion, élimination immédiate et sans passe­droit de tous les gens supérieurs. Un homme comme il faut doit être, avant tout, un homme comme tout le monde. Plus on est semblable à tout le monde, plus on est comme il faut. C'est le sacre de la Multitude»

Une autre façon d’empoigner le lieu commun, plus balzacienne, traverse jusqu'à nos jours toute la littérature dite réaliste : il faut se rappeler que le point de départ de la Comédie Humaine, tel que son auteur l’explicite dans l’Avant Propos, est une comparaison entre l’humanité et l’animalité. Depuis les Caractères et l’avènement de la physiognomonie, une tradition classique avait fait en effet du personnage un pur lieu commun, celui où le plus grand nombre vient, au fil de sa lecture, reconnaître ses vices ou rêver sa vertu. Ses sentiments eux-mêmes, note Balzac dans La Recherche de l’Absolu « gardent la physionomie des lieux où ils sont nés et l’empreinte des idées qui ont influé sur leurs développements.» D’une certaine façon, le personnage balzacien réussi se doit de n’être que l’incarnation indiscutable d’un lieu commun,  qu’il devînt « Napoléon de la finance » ou  « Christ de la Paternité ». Dans cette perspective, le grand art n’était pas de le fuir ou d’en dresser l’exégèse, mais de le figurer au sens propre, et de la manière la plus tranchée et la plus performative qui soit, telle une formule magique et indiscutable : « Les ambitieux ont les reins plus forts, le sang plus riche en fer, le cœur plus chaud que ceux des autres hommes (Le Père Goriot)  « Une famille qui n’est plus rien pour personne en France serait un sujet de moquerie à Paris. Elle est toute la Bretagne à Guérande  (Béatrix) ; « Voilà les Parisiennes : si elles ne savent pas se vendre, elles éventreraient leurs mères pour pouvoir briller » (Le Père Goriot) ; « Tuer la fortune d’un homme, c’est pire que le tuer lui-même » (Sarrasine), « La vie est en nous et non au-dehors » (Louis Lambert) ; « Nous nous aimons en raison du plus ou moins de ciel que contiennent nos âmes » (Séraphita) ; « il y a quelque chose de plus fort que nos sentiments, c’est la Nature » (La cousine Bette)…  Impossible de lire Balzac et de l’aimer sans presque voir le sourire de ces lieux communs, sourire qui est à la fois celui de l’homme pressé, de l’écrivain payé à la ligne et de l’artiste qui voulut un jour rivaliser avec l’Etat-Civil...

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Commentaires

Excellente réflexion. Moi qui parlais de lieux communs pour le Jenni... Ceci dit, la remise en perspective de Balzac souligne aussi son talent impérial dans cette matière : transformer un lieu commun en (effectivement) sourire complice, ce que ne semble pas réussir notre frais Goncourisé. (Mais je peux me tromper quant à lui, ne l'ayant pas lu.)

Écrit par : Sophie K. | dimanche, 06 novembre 2011

Non non, tu ne te trompes pas. D'ailleurs c'est ton commentaire qui m'a ramené à cette réflexion sur le lieu commun en littérature. Et Carrère n'est pas mieux.
Le problème c'est aussi le lieu où se documente l'écrivain qui veut avoir "une vision du monde" : magazines, documentaires, reportages, films... C'est à dire ce qu'on appelait jadis la doxa. L'écrit vient après. Dès lors comment faire pour échapper au lieu commun ?
S'en tenir à sa seule expérience. Encore, si je parle pour moi, qu'elle en est imbibée, de lieux communs. Le conseil de Joyce est très dur à appliquer...

Écrit par : solko | dimanche, 06 novembre 2011

Oui, c'est une réflexion qui me traverse souvent. Quand on veut dénoncer les travers d'une époque, d'un individu, on tombe vite dans la démonstration moraliste, donc le lieu commun. Trouver un angle d'attaque, montrer sans démontrer, c'est décidément très compliqué. C'est là que je pense qu'il faut faire confiance à son lecteur (devenir, en quelque sorte, élitiste, finalement), c'est à lui, après tout, de compléter, là où le texte le suggère en creux. Après tout, Molière parvenait à se moquer de la bêtise sans la nommer, et tant d'autres avant lui, et tant d'autres après. Avec "La Peste", Camus, par exemple, a fort bien su dresser les tenants et les aboutissants du totalitarisme et de ses effets sans enfoncer les portes de la théorie commune.
C'est ce qui nous menace tous à l'heure actuelle, dans un monde où l'image résume tout en arrêtant toute pensée ou en la fractionnant, et où un auteur ne fait plus confiance à la capacité déductive de son lecteur, que de lui servir du pré-mâché indigeste, type "la guerre, c'est pas bien", etc. Montrer plutôt que démontrer, ça veut dire aussi mentir pour déceler le vrai... Vaste débat, et c'est ce qui différencie la bonne littérature du "reader digest", auquel je crains que le livre de Jenni n'appartienne.

Écrit par : Sophie K. | dimanche, 06 novembre 2011

excellent post, solko, j'ai beaucoup ri et souri aux propos de bloy; histoire d'en rajouter à l'avant-propos de balzac, n'allons pas croire que l'action de "la planète des singes", un grand roman, se situe dans une autre galaxie^^

Écrit par : gmc | dimanche, 06 novembre 2011

Pour Balzac, il faudrait que tu situes les phrases citées : ne sont-elles pas des propos tenus par les personnages ? Oui sourire ou clin d'oeil...
En revanche ce sont aujourd'hui les médias qui excellent dans les lieux communs : autre forme de langage bourgeois ou conventionnel.
Et là c'est sans sourire...

Écrit par : Rosa | dimanche, 06 novembre 2011

Toutes sont de dignes interventions d'auteur.

Écrit par : solko | lundi, 07 novembre 2011

"Finnegans Wake fascine parce que c’est un vrai lieu, habitat de papier circulant de par le monde, et qu’on sent lisible de son auteur seul ; c’est au fond la transcription narrative la plus achevée de ce conseil offert un jour et devenu méthode : fuir le lieu commun. « J’ai découvert, disait Joyce, que je peux faire avec le langage tout ce que je désire » ( Entretiens avec Samuel Beckett, 1954)"

Ça m'a tout l'air d'être autre chose qu'un "langage de vérité" qu'on nous sert à loisir ces temps derniers...

Bonne reprise à vous, Solko.

Tanguy

Écrit par : Tanguy | dimanche, 06 novembre 2011

PS: Cher Solko,
J'ai oublié de vous dire ceci, j'ai pu suggérer à une commerciale de je d'une maison d'édition de manuel, "La Gerbe d'Or" d'Henri Béraud que vous m'avez fait découvrir pour le chapitre dédié à l'autobiographie en 3ème, et sans avoir pu le lire encore mais recommandé par vous "Ma pièce" de Lintier pour le chapitre dédié au témoignage sur la Grande Guerre.

Je ne sais pas si ça a des chances de se concrétiser, mais qui ne tente rien n'a rien...

Écrit par : Tanguy | dimanche, 06 novembre 2011

J'espère que vous n'aurez pas oeuvré en vain, comme on dit.Bonne rentrée à vous, Tanguy.

Écrit par : solko | lundi, 07 novembre 2011

Les commentaires sont fermés.