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mercredi, 01 juin 2011

G.T.

Je m’étais depuis longtemps promis de rendre un hommage particulier à G.T., mais le temps filant, sales semaines qui se suivent, j’avais sans cesse remis à plus tard cette espèce de dette accrochée à la filiation. Que de choses demeurent en friches et trouent la barque parmi nos résolutions, parce que tout simplement nous nageons trop vite et trop mal, en gens pressés dans un siècle sans esprit, cloués à la routine tels des chouettes au cœur vide.

G.T. naquit, fils majeur dans une famille de cultivateurs, le 29 octobre 1834. Sur son extrait de naissance, les âges de son père (trente deux ans)  et de sa mère (trente quatre). La première fois qu’il a glissé entre mes pattes, je me souviens m’être dit que ça faisait des parents plutôt âgés pour le dix-neuvième siècle et une famille de paysans : leur jeunesse à tous deux, un espace déjà romanesque, ouvert sur son berceau.

L’Ain, en pleine Monarchie de Juillet, campagne profonde d’un pays chrétien où se parle le patois. Les parents de Guillaume, Antoinette et Claude ont reçu juste ce qu’il faut d’instruction pour être à même de signer les registres : leurs signatures vacillantes, balbutiantes, baveuses, de quoi m’émouvoir, oui. Me semble percevoir le bruit de leurs pas, renifler leurs odeurs et comment dire ? Leurs traces, oui, comme les empreintes du gibier qui s’est enfui, sur le registre des mariages de la commune de Thil, ce 3 février 1862-là. Devant un officier du nom de Jean Martin, dans le canton de Montluel, Guillaume T. comparait à la maison commune en compagnie d’Antoinette M., elle aussi cultivatrice et fille de cultivateurs. La lignée. Le sillon. Ils sont des millions par tous les départements, comme ça, à faire un pays.  Il a 27 ans, elle 23.

Conformément aux articles 63 et 64 du code Napoléon, suite à un contrat établi par un certain maître Munier, notaire à Miribel, les voilà qu’on  déclare unis au nom de la Loi ! Quel effet ça peut faire, d’avoir 27 ou 23 ans en 1862 !  Tellement facile  et tellement niais de s’affirmer tous les héritiers d’Arthur, à présent, pauvres modernes de nous passés par les bancs du lycée !  Arthur, c’était qu’un fieffé fou, un cas, comme disait l’entourage de la mère Rimb’, un extravagant, un inconnu. Mais pour les gens du commun qui furent ma souche, avoir 27 ou 23 ans alors, c’était quoi, comment, cet hier déjà si lointain ?

De l’autre côté de l’Atlantique débute la Guerre de Sécession. En Egypte, se perce le canal de Suez. En Prusse, Bismarck est fait ministre de Guillaume Ier, et par cheu nous, Guillaume et Antoinette se marient nom d’un chien ! Imaginer ces ancêtres bilingues ? Pas possible… A s’attarder sur l’épais trait des lettres appliquées de leurs signatures, même fierté de rustres que j’imagine, pourtant, fiers d’avoir su écrire comme d’avoir gagné l’Université à quelques générations de ça. La France, nation civilisée d’après 89. Sûrs d’être modernes, eux déjà.

Républicains ? Peut-être. Dans la suite du registre de l’Etat-civil, le nom de Guillaume presque partout ; toujours lui qu’on cite en témoin, à titre de cousin ou de voisin, sa griffe quatre ou six fois l’an, sous des avis de naissances, de mariages, de décès. A-t-il lu beaucoup de livres ? Nulle assurance. Le journal, j’en ai l’intime conviction. J’imagine ses pantalons gris à rayures épaisses, ses chemises de coton, ses bretelles à boutons. Sans trop me forcer, j’entends comme son rire

Or nous voici déjà en 1867. Une nouvelle fois, sur le parquet rustique de cette maison commune. Guillaume « présente un enfant de sexe masculin ». C’est le 30 décembre. A son domicile est né un garçon qu’on prénomme aussi Guillaume avant d’aller vider les verres. Guillaume II, donc.  On vient de passer Noël. Bientôt l’an neuf.

Se joue-là comme un bonheur épais, collectif, rural, calfeutré dans les rouages de la tradition et sûr de son temps. La poursuite de la race. Cultivateurs, leurs maisons basses sont en pisé, leurs champs bordent le Rhône large qui galope vers la ville, leurs rues sont bordées de platanes et leur église, faite de chapelles bancales autour d’un haut clocher, domine le haut mur du cimetière où veillent les Anciens. Entre Lyon et la Suisse, il y a comme du Jean-Jacques dans leur république agricole.

Ils portent noms Guillaume, mais aussi Claude ou Balthazar. Antoinette, Jeanne ou Claudine. 1867 : s’apprête à leur tomber dessus, avant la grande Boucherie de quatorze qui balayera leur monde, comme un avant-propos douloureux,  la première guerre du monde moderne.  Guillaume qui sait écrire, continue à signer les avis, d’un geste de plus en plus sûr, qui rythme la vie de la commune. Les saisons recouvrent les champs humides non loin du Rhône. Le fleuve offre ses poissons, mais fait aussi pousser l’arthrose. Le pire et le meilleur, toujours. La République de Paris arrive à son pas. La salope leur offrira le meilleur, et le pire tout autant.

C’est Guillaume qui, un tragique soir de janvier 1863, « à une heure du soir », avait signé à 28 ans l’acte de décès de sa mère. C’est lui qui, dix ans plus tard, aura signé celui de son épouse « âgée de trente quatre ans ». Plus tragique encore, et j’entends derrière ces lignes comme un gros chagrin : on vivait en ce temps là dans les champs contigus de la naissance et du deuil, vieillissant, apprenant à survivre.

En 1884, c’est finalement lui qui trépasse, « au domicile de lui-même »,  déclare l’avis signé par son beau-frère et par l’instituteur, le trente du mois de novembre à six heures du matin. De quoi meurt-on, en ces temps déjà modernes et pourtant rudes,  à cinquante ans, au domicile et quand point l’aube ? Suis tenté d’imaginer la thrombose, la thrombose des cultivateurs, et j’espère pour lui qu’elle fut vraiment foudroyante.  Il était le grand-père que mon grand-père, né en 1893, n’a jamais connu. Pourtant, que peu d’ans nous séparent !

Je n’ai reçu de lui, ni murs ni papiers ni paroles ni photo. Que des gènes, un vrai parchemin de silence. Sur lequel était inscrit le pire comme le meilleur, l’écriture et la thrombose, un vif émerveillement, aussi, quoi d'autres... allez savoir ?  Au cimetière de Thil, nulle trace de sa tombe et sur les registres, le seul roman de sa signature. La dette était là, pourtant, jusqu’à ce jour. Ce genre de chose qu’on sent qu’il faut aussi régler.

Guillaume T, octobre 1834, novembre 1884. Un siècle tout juste avant Orwell.

Dans la France chrétienne d’alors, on composait à la plume des espèces de faire-part en carton plié  : « Il n’a pas connu le repos ici-bas. Priez pour lui, en retour, il priera pour vous ».  

Voilà. A ce point d'effacement, la prière est telle une dette, et la dette telle une prière : nombreux ceux qui furent, et dont le portrait le plus juste n'est qu'un champ...

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20:09 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : littérature, ain, thil, france, état-civil, hérédité | | |

Commentaires

Ce billet est magnifique, merci.

Écrit par : Sophie | mercredi, 01 juin 2011

Oui c'est un hommage qui touche au cœur. Exprimant l'inouï, l'incarnant. Peau exposée, tournée et retournée. Secouée "ainsi qu'un fouet, un drap de noce ou d'agonie, un simple mouchoir, c'est selon. Et une nuée de mots s'en échappe, un essaim de signes, une sueur d'encre".

Écrit par : Michèle | mercredi, 01 juin 2011

Très émouvant. Et le "parchemin de silence" est une formidable image...

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 01 juin 2011

J’acquiesce aux commentaires précédents. Votre ode à votre aïeul mérite d'être lue et ruminée en silence ou en plein chant.

Écrit par : patrick verroust | mercredi, 01 juin 2011

C'est tout, mister Verroust ???

Écrit par : BétéBorné | mercredi, 01 juin 2011

Ça remplit le vide à l'intérieur, pour moi, votre billet, merci solko.
Bonne soirée.

Écrit par : tanguy | mercredi, 01 juin 2011

@ BétéB. : Les mains en l'air, Vinosse, je t'ai reconnu, tu es fait ! :0)

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 01 juin 2011

(PS : Gardes, emmenez-le !)

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 01 juin 2011

bonjour
il me semble que la Commune de Lyon a eu lieu avant celle de Paris et que c'est elle qui aurait fait référence à l'époque dans la région, non ?

Il nous faudrait écrire chacun quelque chose sur nos ancêtres si communs ou banals mais si multiples...

Écrit par : FOurs | vendredi, 03 juin 2011

@ FOurs : Oh Lyon a, dès la révolution de 89, voulu jouer les "villes affranchies". C'est pour ça que Robespierre a décrété qu'elle "n'était plus"...

Écrit par : solko | vendredi, 03 juin 2011

Apprécié moi aussi cette évocation sans fards et pleine de questions et d'émotions d'un ancêtre.

je crois que les hommes ont tort de vouloir ignorer d'où ils viennent et de qui ils sont issus.

Il y a ceux qui souffrent de n'en rien savoir et ceux qui n'en veulent rien savoir.Or, la façon de vivre et de penser de nos aieux nous a sûrement façonnés.

Écrit par : librellule | dimanche, 05 juin 2011

Les commentaires sont fermés.