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mardi, 30 novembre 2010

Commentaires sur Guy Debord

Comme si entrer dans ce mois de décembre où triomphent les fêtes ne lui avait vraiment rien dit qui vaille, Guy Debord se donna (comme on dit) la mort le 30 novembre 1994. Avant de mettre fin à ses jours, il écrivit à Brigitte Cornand, qui signait Guy Debord, son art, son temps, un film d'une heure retraçant les étapes de sa carrière, un bref courrier dans lequel il disait : « On gagne beaucoup à ne pas chercher, ni accepter, de se soigner ».

 Aujourd’hui comme hier, fort nombreux sont ceux qui tournent vers Debord un œil suspicieux, le considérant comme un donneur de leçons prenant facilement la pose hors-champ, un réactionnaire romantique, un mandarin déguisé en révolutionnaire, un contestataire impuissant, un penseur paranoïaque...  que n’a-t-on dit de lui ? Normal. Sa « notoriété anti-spectaculaire » fut d’autant plus provocante qu'elle était, comme il le déclara lui-même dans les Commentaires sur la société du spectacle (1985), extrêmement rare : « Je suis moi-même, disait-il, avec le timbre et le ton lancinant qui caractérisent le bonhomme, l’un des derniers vivants à en posséder une ; à n’en avoir jamais eu d’autre. »

Un véritable snobisme Debord aura donc survécu à Debord, le figeant dans sa légende et lui octroyant jusqu'à plus soif des adeptes dont il aurait profondément ricané. Les marchands de livres en ont fait une marque, un label, qu’ils exposent dans différents rayons : Ici, c’est économie ; là, sociologie ; là, encore, communication

 

 

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 J'ai été longtemps réfractaire au théoricien de l'International Situationniste. Comme bon nombre des siens contestant le dogme, il me semblait pris au piège du dogme et pour tout dire, dogmatique. Pour m'ouvrir à sa patte, à sa plume, je cherchais alors la phrase qui n'aurait rien eu à faire avec la critique du spectacle, une phrase dans laquelle il n'aurait parlé que de lui-même, simplement. Là est l'exigence de la rencontre, en littérature comme dans la vie, qu’il faille un mot juste et le moment précis  pour que le déclic ait lieu. Et quand je tombai par hasard sur cette phrase, je découvris un écrivain : « Je suis né en 1931, à Paris. La fortune de ma famille était dès lors fort ébranlée par les conséquences de la crise économique mondiale qui était apparue d’abord en Amérique, peu auparavant ; et les débris ne paraissaient pas pouvoir aller beaucoup au-delà de ma majorité, ce qui arriva effectivement. Ainsi donc, je suis né virtuellement ruiné ». (1)

Deux éléments ne pouvaient là que me toucher : d’abord une date, 1931. Et puis un état : Virtuellement ruiné. Aurais-je pu être le fils de Debord - si du moins, avoir un fils (c’est-à-dire un héritier), pour un individu né ruiné, peut être chose sensée - ? C'est la question que très sérieusement je me posais alors en découvrant que Debord avait somme toute l'âge de mon père, que je n'avais pas connu.  Non, bien évidemment, non, car comme il l’écrivit, non sans lucidité, dans In Girum imus nocte et consumimur igni, (2) à propos de ses contemporains : « de même qu’ils n’ont pas reçu d’héritages, ils n’en laisseront pas ».

Pourtant, certains en laissèrent, me disais-je au coeur de ma nuit d'alors.

Au coeur de la nuit, cette phrase affirmait somme toute quelque chose de très éclairant sur une certaine situation historique devant laquelle soudain pères et fils étaient égaux, comme le proclamait aussi cet aphorisme n° 62 de René Char ( Fureur et Mystère) : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament », magistralement commenté par Hannah Arendt dans la préface de son livre somme, La Crise de la Culture (3). Cette phrase me permettait curieusement de comprendre que mon problème d'alors avait dû être probablement celui du père dont j'avais pleuré l'absence, et de bien d'autres avant lui. Plus même. Debord, qui avait pourtant l'âge d'être un père et qui me parlait comme un frère m'apportait en quelque sorte sur un plateau le plus précieux des héritages : un élément de compréhension du monde absurde dans lequel j'avais été étonnamment, comme et parmi d'autres, étrangers, balancé. 

 

Le spectacle était notre commun héritage.


Ce spectacle qui, depuis, fabriqua à la chaîne tant de pères et de grand-pères sur le moule du simple copain, de mères et de grand-mères sur le moule de la simple copine, puisque qu'il avait entre temps acquis la prétention d'être notre seul héritage et notre bien commun ; ce divin spectacle in which we all are together dans la servitude consentie des peuples, dans et par sa hiérarchisation du monde. « Ils cherchent à déguiser en un simple désaccord sur une conception du cinéma ce qui est en vérité, un conflit sur une conception de la société ; et une guerre ouverte dans la société réelle » (4).

De livre en livre et de film en film, Debord n’a eu de cesse de méticuleusement dénouer le mensonge des Trente Glorieuses, du lyrisme gaullien qui les fit naître au cynisme mitterrandien qui les mythifia, et d'expliquer quel rapport de domination à l'intérieur de la droite comme à l'intérieur de la gauche le spectacle instaure entre les dominants et les dominés. C'est durant ces trente glorieuses que les Français devinrent  des immigrés dans leur propre pays, et sous un mode de domination médiatique assez inédit, comme il le proclamera ironiquement  dans sa « note sur la question des immigrés » qui date de décembre 1985 (5). Ce faisant il devint à mes yeux plus qu'un frère et plus qu'un père mais, au sens plein de ce terme, un auteur. 


C'est alors que le Debord théoricien qu'au début je rejetais a pris toute sa consistance. Mais je veux insister sur un point, sur ce point : si vivifiante ait pu être pour moi l'intelligence de sa dimension théorique, elle ne m'aurait jamais touché sans ce style; ce style, en guise, si on veut, de survie - ou de vivre quand même, face à l'aliénation galopante du spectacle. A titre d'exemple, sur les difficultés de traduction, précisément, de Panégyrique, voici ce qu'il écrit : 

«Il faut prendre conscience que, derrière le français classique - qu'il faut tout d'abord sentir et dont on doit savoir donner un équivalent étranger - se dissimule un emploi spécialement moderne de ce langage classique; nouveauté qui est donc insolite et choquante. Une traduction doit rendre le tout, fidèlement. (...) On peut citer particulièrement en exemple une phrase page 1668 : Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s'est si complètement perdue, en buvant quelques verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais mieux. Que signifie exactement cette phrase ? Elle signifie tout ce qu'il est possible d'y mettre. Au mépris de la bonne règle classique, cette apposition : en buvant quelques verres, doit pouvoir être rattachée, et là comme un euphémisme à la phrase précédente; mais elle doit aussi être rattachée à la phrase qui la suit, et alors elle fait figure d'observation exacte et instantanée. Mais en outre le sujet représenté par on peut-être également compris comme étant un observateur extérieur (et dans ce cas pleinement désapprobateur), et comme étant le jugement subjectif de cette jeunesse (et dans ce cas exprimant une satisfaction philosophiquement ou cyniquement lucide). Tout est vrai, il ne faut rien en retrancher.»

 

 

A suivre les parties I et II de In Girum imus nocte et consumimur igni (1978)

 

 

 

 

 

 

 

(1)   Panégyrique I -  Ed, G. Lebovici, 1993

 

(2)  In Girum imus nocte et consumimur igni, 1978

 

(3)  « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » Voilà peut-être le plus étrange des aphorismes étrangement abrupts dans lesquels le poète René Char condensa l’essence de ce que quatre années dans la Résistance en étaient venues à signifier pour toute une génération d’écrivains et d’hommes de lettres européens. L’effondrement de la France, événement pour eux totalement inattendu, avait vidé du jour au lendemain, la scène politique de leur pays, l’abandonnant à un guignol de coquins ou d’imbéciles, et eux qui, comme de juste, n’avaient jamais participé aux affaires de la IIIème République, furent aspirés par la politique comme par la force du vide. (…) Cela ne dura pas longtemps. Après quelques courtes années, ils furent libérés de ce qu’ils avaient pensé à l’origine être un fardeau et rejetés ans ce qu’ils savaient maintenant être l’idiotie sans poids de leurs affaires personnelles, une fois de plus séparés du « monde de la réalité » par l’« épaisseur triste » d’une vie privée axée sur rien sinon sur elle-même. Et s’ils refusaient, ils ne pouvaient que retourner au vieil affrontement vide des idéologies antagonistes qui après la défaite de l’ennemi commun, occupaient une fois de plus l’arène politique et divisaient les anciens compagnons en d’innombrables cliques qui n’étaient même pas des factions et les engageaient dans les polémiques et les intrigues sans fin d’une guerre sur le papier ; Ce que Char avait prévu, clairement anticipé tandis que le combat réel durait encore – « si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor » - était arrivé. Ils avaient perdu leur trésor.

Hannah Arendt – La brèche entre le passé et le futur, préface de La Crise de la Culture, folio essais n° 113

 

(4)  Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles … (1975)

 

(5)  « Nous nous sommes faits américains. Il est normal que nous trouvions ici tous les misérables problèmes des USA, de la drogue à la Mafia, du fast-food à la prolifération des ethnies. Nous avons ici les ennuis de l’Amérique sans en avoir la force. Il n’est pas sûr que le « melting-pot » américain fonctionne encore longtemps. Mais il est tout à fait sûr qu’il ne peut fonctionner ici. Parce que c’est aux USA qu’est le centre de la fabrication du mode de vie actuel, « le cœur du spectacle », qui étend ses pulsations jusqu’à Moscou et Pékin. Ici, nous ne sommes plus rien : des colonisés qui n’ont pas su se révolter, les béni oui-oui de l’aliénation spectaculaire. ( …)  Les immigrés ont perdu leur culture et leur pays, très notoirement, sans pouvoir en trouver d’autres. Et les Français sont dans le même cas, et à peine plus secrètement. »

10:47 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : guy debord, situationnisme, littérature, spectacle | | |

Commentaires

hannah arendt n'a jamais été un poète...

Écrit par : gmc | mardi, 30 novembre 2010

Magnifique ! rien à re-dire...

Écrit par : Frasby | mardi, 30 novembre 2010

Petite précision sur la dernière déclaration de Guy Debord, la voici en entier :

« Maladie appelée polynévrite alcoolique, remarquée à l’automne 90. D’abord presque imperceptible, puis progressive. Devenue réellement pénible seulement à partir de la fin novembre 94. Comme dans toute maladie incurable, on gagne beaucoup à ne pas chercher, ni accepter de se soigner. C’est le contraire de la maladie que l’on peut contracter par une regrettable imprudence. Il y faut au contraire la fidèle obstination de toute une vie. »

[Ce document, confié par Alice Debord à Brigitte Cornand une dizaine de jours après le suicide de Guy Debord, a paru à la fin de la projection de "Guy Debord, son art et son temps", le 9 janvier 1995. Cf. Guy Debord, "Œuvres", p. 1878, collection Quarto, Gallimard, 2006]

Écrit par : Alex | mardi, 30 novembre 2010

C'est bien parce que la théorie situationniste était juste à un moment donné que, reprise des décennies plus tard, elle mène au fiasco idéologique.
Mais ça, Debord et Vaneigem l'avait "prévu" et dit bien mieux que moi.
Qu'il soit devenu un objet du spectacle était somme toute prévisible, le propre de ce dernier étant d'ingurgiter sa critique la plus radicale, puis la digérer pour la recracher désamorcée.

Voir la véritable scission dedans l'IS - 1972

Écrit par : Bertrand | mercredi, 01 décembre 2010

Excellente analyse. Je n'ai lu que "La Société du Spectacle", j'avoue, mais Debord reste un guide pour moi. Et je pense que sa récupération fait tout de même long feu : le "blo"b consumériste a beau tout avaler, il est des vérités impossibles à recracher sans que cela se voie immédiatement.

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 01 décembre 2010

"blob", pardon.

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 01 décembre 2010

@ GMC : Mais quelle philosophe...
@ Alex : Oui. Sans le mot "incurable", la citation perdait son sens. Merci de la restituer.
@ Bertrand : Même si tout l'est sur le fond (l'action), tout n'est désamorcé dans la pensée, non ?
@ Sophie k : Merci de cette lecture.

Écrit par : solko | jeudi, 02 décembre 2010

Hannah Arendt un poète? Eh bah ça...

Écrit par : Zheni Marku | jeudi, 02 janvier 2014

Les commentaires sont fermés.