La Table de Claude
Première partie
Petit, je ne savais pas que je grandissais sur les ruines du sanctuaire des Trois-Gaules. Le profil étrange des pentes en lacets de ma colline, comment aurais-je su qu’il provenait des terrasses robustes du palais qui, jadis, dominait Condate ? Comment comprendre qu’entre ce sol et moi, de lointains architectes avaient sculpté ce relief en étages, qu’elle aura conservé malgré l’usure de siècles ? De hautes bâtisses, semblables à des falaises, bornaient encore l’horizon de mes rues. Entre le vis-à-vis de leurs fronts moisis, j’allais, minuscule, par l’humide territoire que serpentait le 6, un tram à perches descendant en vrille vers le centre, la ville.
J’habitais Rue des Tables Claudiennes, au sixième étage d’un bâtiment abrupt. Le logis était modeste. Pourtant, ce qu’à Lyon, on appelle une vue, j’en étais peuplé, charnellement. Suffisait d’écarquiller grand les yeux. Sans enfreindre les limites de mon aire, je buvais goulument au paysage de toute la cité. Je vivais dans son ciel. Au confluent même de ses pensées les plus intimes, dans le creuset véritable de son nom, au cœur même de son étymologie : les aubes alpines et les crépuscules rougeoyants chassaient à mes fenêtres. Que m’importait l’école, où je n’apprenais jamais que de la théorie ? Silencieux, le plus souvent, sur les lignes de toits de tuiles rondes, je lisais l’effort humain, l’effort de mes ancêtres. Des cheminées s’échappaient la vapeur frêle de foyers inconnus.
Au rendez-vous de mon carreau, deux seuls paysages : l’un alignant des quartiers cossus jusqu’au milieu des nuages bas, au plus lointain de la plaine, et parfois jusqu’au Mont-Blanc ; l’autre claquant la porte à la verticale au nez du couchant, contre le pli luisant d’un roc, coiffé par le vaisseau gris d’une basilique aussi colossale qu’inachevée.
La vieille fabrique de soie n’avait pas encore brûlé tous ses métiers, puisque l’un d’entre eux battait encore au rez-de-chaussée de mon immeuble. Rescapé. Survivant de la déroute. Soir et matin, dans l’allée malodorante, son vacarme
interpellait mes songes. On ne peut qu'aimer un tisserand : sa solitude au métier n'a d'égal que celle du laboureur à la charrue, du pêcheur au filet. Nourrir et s'habiller, le seul souci des pauvres jusqu'il y a peu; leur seul respect, également.
On ne se doute pas de l’état dans lequel la ruine d'une manufacture vieille de plusieurs siècles avait laissé la colline aux canuts : des immeubles entiers, vidés. Des commerces, par dizaines, murés. Des rues moites, des grilles rouillées, des cours muettes et des pierres impassibles d'humidité. Et dans le reliquat d’un brouillard qui vivait là ses dernières années, des passants à peine sortis du mutisme de leurs ancêtres, regagnant le soir le domicile, le matin l’usine, le magasin ou le bureau.
Le quartier des ouvriers, c’était désormais Feyzin, c’était Vénissieux.
Aussi, au rendez-vous de mon carreau, rêvai-je de légendes. Je n’étais pas le seul. En rangs dociles, après la distribution du lait chocolaté du bon monsieur Mendes France, nous regagnions la salle de classe où chacun avait son banc, son encrier, son cahier, devant un tableau noir et une République administrative et coloriée. Le préau, bordé de hauts arbres, existe encore, ainsi que les marches abruptes de l’escalier qui tombent sur le fleuve. Avec l’instituteur en blouse grise, nous apprenions que ce fleuve n’était pas seul au monde. Qu’existaient tout aussi bien la Seine, la Garonne, la Meuse. Et que le plus long de tous était encore la Loire.
Jeudi, jour de catéchèse. Dans un vieil appartement de la rue Alsace Lorraine encore décoré à la façon des années trente – avec ces abat-jour à cordons, ces massives tentures, ces bibelots partout disséminés dans le clair-obscur et ces boiseries teintées, j’écarquille les yeux afin de comprendre ce que me raconte une vieille, dont j’ai oublié le nom. Abraham sacrifiant; Moïse ouvrant la mer; Jonas pardonné : de tous les personnages dont la fabuleuse existence me décontenance, c’est encore Sébastien que je préfère. Sébastien, quand il faut rejoindre la maison, face à la vieille laiterie savoyarde, n’est-ce pas sa rébarbative pente, faite de beaux pavés carrés et gris, que nous grimpons ? C’est un peu comme s’il était encore de ce monde, de notre colline. Son nom signifie « celui qui poursuit la béatitude », rien que ça. Voilà qui m’enchante. Quand je serai grand, plutôt que d’être clown ou pompier, ou bêtement chauffeur de bus, comme tous mes petits camarades ont l’air de désirer l’être, pourquoi ne poursuivrais-je pas, moi aussi, la béatitude ? Quelle belle occupation sur Terre ! Sébastien, transpercé de flèches au point, nous racontait cette vieille dame assise dans une profonde bergère, « de ressembler à un hérisson » ! Sébastien, qui fut laissé pour mort par les archers de Dioclétien, et qu’on vit pourtant arpenter les remparts du palais impérial comme s’il en était encore le favori, et narguer les empereurs à cause de tout le mal qu’ils avaient fait aux chrétiens !
Quand je longe la rue des Fantasques, en revenant de mon école aux plafonds immenses, j’espère toujours surprendre sa silhouette à mon tour, son spectre sinistre et joyeux, son cœur épineux, chantant la gloire des martyrs et celle du Christ Roi. Quelque chose du passé glorieux de l’Empire affleure dans le mutisme de cette ville, entretenu par les saisons ; mais le gris de la pierraille et le crépi sombre des immeubles qui m’en imposent n’en laissent rien paraître. En fin d’après-midi, du côté de la plaine où clignotent des lumières, sous les arches qui surmontent le pont de la Boucle, décline aux confins de la ville un rêve désuet de dentelle et d’acier, comme s’il avait fallu alors persuader les hommes que les industriels étaient de bien meilleurs protecteurs que les martyrs. Le soir, avant de réciter ma prière, j’hume dans mes habits que je retire ce parfum si spécifique, mélange de lavande, de naphtaline, et d’eau de Cologne, dont tapis et coussins sont là-bas tout imprégnés. Le Rhône file entre ses quais. Derrière Fourvière veillent les roches du Forez. Dans le reflet d’elle-même qu’elle accorde avec parcimonie à ceux qui l’habitent, elle est grise et fermée comme son passé, cette ville, au soir tombé.
Son passé, précisément : peut-être serait-il moins ténébreux si l’on m’en touchait quelques mots à l’école. Je pressens des convulsions terribles, quand je compare la pierre et le pavé anciens, par exemple, aux visages qui m’entourent. Des distorsions à peine crédibles. Des foules de gens sont passées par là avant nous, ont empilé ces pierres derrière lesquelles nous habitons. Ont laissé des formes, des odeurs. Des histoires dont les traces demeurent malgré le silence. Mais je ne dispose d’aucun instrument de navigation pour mesurer les écarts amoncelés entre un dix-neuvième siècle qui s’effiloche sur le tain des statues, des façades, des cheminées – et que dire des précédents ? - et ce vingtième qui nous pousse, tous. Devant les statues moussues que je croise dans le jardin du Palais Saint-Pierre, je demeure stupide et sans passerelles. Les adultes qui m’entourent manquent de temps pour m’en causer. Pourquoi évoqueraient-ils le passé? Ils n’ont pas, je le vois bien, de temps à perdre avec ça. Et puis ils ont leur histoire, celle du temps qui est en train de leur filer entre les doigts, la seule au fond qui parait les intéresser. Est-ce parce que je sens confusément qu’elle ne sera pas la mienne, leur histoire, que je demande des précisions. Cette manie de questionner, disent-ils, me passera bien. Et pourquoi ci, etpourquoi là ? Qu’y puis-je, si je sens trop d’absents ? Un univers de signes en décomposition, sur certains murs peints, au fond des porte-cochères, un autre qui s’élabore, auquel je ne comprends rien. Un silence comme celui des alcôves avant de s’endormir, juste après la prière, un silence qui m’intrigue. Le monde paraît vaste. De quoi demain sera-t-il fait ? C’est ainsi. Il faut grandir.
Quand les explications sont uniquement scolaires, c’est-à-dire théoriques, quand à force d’être des leçons, elles ont entièrement cessé d’être des réponses, sans doute est-il légitime d’aller quêter le sens ailleurs. De tendre l’oreille à autre chose qu’à des hommes. Des martinets, des corneilles, au matin, s'expriment aussi par delà le carreau des fenêtres. Les oiseaux d’ici sont en fait très causants. Et jamais, semble-t-il, absolument satisfaits. Vindicatifs, pour ne pas dire revendicatifs. Même si leurs disputatios voltigeantes ne m’enseignent rien du passé de la ville, on dirait, curieusement, qu'elles me relient à lui. Leurs ancêtres, comme eux, devaient vitupérer aussi fort, c’est presque sûr. On ne peut affirmer si c’est de colère ou de joie. Ça, qui bizarrement me rassure. Pour une raison que j’ignore, ils ne sont jamais tranquilles, comme le sont trop les humains chez qui je soupçonne quelque imposture. Plutôt que de me prodiguer des sourires assez niais dans l’ensemble, les oiseaux de la colline fuient quand je m’approche d’eux, en dandinant du croupion, ou en battant des ailes, lestement.
On descend en ville par la rue Romarin. Sans doute est-ce le cas de toutes les villes qui possèdent des rues larges et des rues étroites, des rues droites et des rues biscornues, des rues plates et des rues pentues : les démarcations entre le centre et les faubourgs sont bien délimitées. Lecentre, le quartier bourgeois, le quartier des affaires, est la ville à lui seul. Le reste, là où l’on habite, et d’où on la voit, on ne sait trop ce que c’est. Qui me tient par la main lorsque je traverse la place des Terreaux dont le goudron, partout perforé par les talons-aiguilles, est le terrain de chasse de centaines de pigeons ? A ce moment-là, cela compte peu. Leurs cercles s’entremêlent en volumes mouchetés tout prêts à s’éparpiller dès qu’un tramway caracole. Moi, je découvre le monde à la hauteur des cuisses des passants, exactement entre celle des pigeons et celle des tramways, dirait-on. Enfin, découvrir est un mot vaste. Les pas que je forme sur la portion de la rue de la Ré qui conduit des Terreaux aux Cordeliers sont dérisoires. L’odeur de la foule : un mélange de tissus, de fumée, de parfums briochés échappés des salons de thé. Face au pompeux palais du Commerce, le porche de l’église qui porte un si joli nom : Bonaventure. Si on pouvait me la lire à moi, la bonne aventure, me faire un peu rêver, quel plaisir ça serait. Un quai, non loin de là, s’appelait jadis Bon rencontre. Que de belles promesses ! Dans l’église, on m’a lâché la main. Je trottine sur la patine d’un pavé mat, irrégulier. Dans les chapelles latérales, des buissons de cierges. Ma grand-mère se reprend, assise sur un banc en bois. Diffus, le son de l’orgue, dans l’air chargé d’encens. De volumineuses colonnes grimpent tout droit dans la ténèbre, sous des sommets inaccessibles.
La Grande Halle, en face, où ça fourmille d’acheteurs bruyants. Le sol, tout parsemé de détritus, toujours trempé. Je grimpe comme je le peux, je me hisse sur des marchepieds métalliques, je tends les doigts vers de hautes marchandises, plaqué contre de la faïence blanche, bleue et froide. La figure de Richelieu me sourit en coin, après, elle s'échappe. Richelieu, dont la mine s’étale sur du papier cramoisi, gondolé, souvent taché et plié. Dans la rigole emplie d’eau courent des têtes de poissons. Ma grand-mère demande toujours qu'on rajoute des colliers pour les chats. Longtemps, comme d’autres, en parlant du Richelieu, elle dira le billet de mille, alors qu'il ne vaudrait plus que dix. Le billet du marché, celui du cardinal, celui demille balles, qu’ils se seront refiler, de poche en poche, si souvent. J’appris plus tard qu’à deux pas de là, devant la porte de ces Halles, les frères Lumière avaient réalisé l’un de leurs premiers films. On y découvre la société de leur temps, celle de l'avant-avant-guerres : des chevaux passent, tirant un tramway bondé, des carrioles en bois, trainant un corbillard sombre. Comme celles de Paris, la vieille Halle métallique de Lyon n’a pas survécu au bétonisme dément des années soixante-dix. Tous ceux qu’on voit défiler sur la pellicule, plus une bonne partie de ceux dont je me souviens, qui faisaient leurs commissions en anciens francs ici-même, ils n'ont pas passé le siècle. Nous parcourons à présent, ma vieille grand-mère et moi, la route dans l’autre sens. A l’entrée de la rue Romarin, une fois laissée derrière la place des Terreaux, comme si nous étions à nouveau en terrain familier et que tout danger venu de l’étranger ne pût nous suivre de la ville, de là-bas, du centre, elle me lâche la main.
Les Frères Lumière - 1895 - Place des Cordeliers à Lyon
On vient de dézinguer le président des Etats-Unis. Sur l’écran en noir et blanc qui trône depuis peu au milieu de mes deux paysages, ça ne parle plus que de ça. Avec une précision clinique, un expert retrace la probable trajectoire de la balle à travers le crâne de l'homme le plus puissant du monde. Fascinant ! Le cuir chevelu en lambeaux et l’os crânien en morceaux, là où se prenaient tant de décisions qui inquiétaient le monde, la cervelle à nu pour de bon… Scalpé ! Sacré nom d'un chien ! L’homme le plus puissant du monde n’est plus qu’un tas.
Ce souffle rauque qui vient d'aboyer, giclé d’on ne sait quel chargeur, a balayé à la vitesse de Zeus la planète tout entière. Incrédules, les plus âgés en silence plissent leurs fronts, où se repassent en mémoire des peurs qu’ils croyaient révolues. L'humanité sera-t-elle jamais tranquille ? Ce qu’un cadavre de cet acabit peut provoquer comme dégâts collatéraux, avec son sang caillé sur du papier dont on emballe le poisson en temps z'ordinaires, ils l’ont expérimenté déjà et je comprends bien qu'ils ne m'en toucheront mot. De quoi cherche-t-on à protéger les enfants en les plaçant sous une telle cloche ? Toutes les cartes ne sont pas jetées sur la table, c'est évident. Et la cloche d'ignorance sous laquelle on veut que je m'abrite a déjà volé en eclats. Tout n’est pas dit, loin de là. Tout ne le sera pas. Parole de médias. On aura beau écouter la télé. On aura beau lire. On aura beau dire.
Il suffit d'avoir compris cela. Un simple art du récit, l’Histoire ? Cette peur entretenue des peuples... Pincer. Saler. Faire revenir à feu doux. Nous entrons en mensonge comme on entre en catéchisme, dirait-on. On retient son souffle devant cet écran aussi grésillant qu'officiel où tournent en boucles grises de mêmes images : un cortège comme celui des mariés, des sourires presque radieux, des holas qu'on dirait festifs, et puis un ou deux coups de volants dans les rues affolées de Dallas, des cris, le président renversé, la main au visage, Jackie à quatre pattes sur le capot, adieu Chanel, comme un chiot qui a peur : c’est donc aussi banal que ça, la mort d’un grand homme ? Cet écran : il suffirait d'en détourner son regard de quelques centimètres, de le poser sur l'autre chaîne, celle rougeoyante des Alpes, où s’attardent le lacet mélancolique d'autres brumes ; et tout ceci n’existerait plus. Mais il demeure là, le regard des simples, posé dans cette boite, notre infortune.. Cet écran est entré dans leur vie. Disneyworld aussi. Et pour longtemps.
Du président Kennedy ou du pape Jean XIII, lequel rendit l’âme en premier ? Dans mon idée, tous deux, morts en 1963, l’avaient été à quelques jours d’intervalle, le premier précédent le second ; parce que les deux retransmissions dont je me souviens- les toutes premières qui rassemblèrent du monde à la maison - furent consacrées à leur disparition. Comme c’est curieux la mémoire, il ne faudrait pas parier un centime dessus ! Le raffut médiatique qui découla de Dallas fit de l’assassinat de Kennedy un tel événement qu’il devint premier dans mon souvenir, et il me sembla toujours que la disparition du sieur Roncalli, l’initiateur devant l’Eternel de Vatican II, était survenue juste après. J’avais confondu le retentissement donné aux événements avec leur chronologie véritable. Pourtant, tout comme l’image de Jacky se débinant à quatre pattes sur le capot du carrosse présidentiel, ou celle du petit gosse saluant d’un bras bien court le cercueil de son père, le cérémonial qui entoura les funérailles du patriarche de Venise devenu Jean XXIII s’est gravé dans ma mémoire comme un trait d’époque d’égale importance. Le corps étendu, les habits de cérémonie, la rumeur des prières murmurées en italien et surtout, surtout, cette phrase du commentateur tandis que le cortège traversait la basilique Saint-Pierre : « C’était un saint-homme qui ne possédait en propre qu’un stylo »… tout cela s’imprégna en quelque zone profonde de mon esprit pour ne jamais me quitter : L’idée qu’on pût être un saint en ne possédant qu’un stylo (c’est-à-dire, je le sentais confusément, en ne possédant que son écriture, que sa pensée) me laissa admiratif malgré moi de cette dépouille de cire emportée à bras d’hommes au cœur d’une foule dense, que le monde entier trouvait vénérable, et qui ne l’était peut-être pas tant que ça.
1963 : N’est-ce pas cette année qui, avec ses deux enterrements-là, signa véritablement l’entrée du monde dans la modernité consumériste ? On comprenait enfin que la dissuasion avait accompli son miracle et que la guerre ne reviendrait pas de sitôt ; l’Eglise séculaire, comme pour ne pas demeurer en rade, renonçait à ses pompes pour s’éprendre inconsidérément de la feinte simplicité du siècle des Tartuffes télévisuels. Bien trop jeune et bien trop petit à l’époque pour me faire une idée juste du théâtre en noir et blanc qui s’exhibait à l’intérieur de cet étrange et nouveau meuble : la télé; bien trop jeune, également, pour saisir à bras le corps la réalité diffuse qui s’y annonçait ; mais suffisamment éveillé pour sentir, à coup sûr, quelque arnaque pour imbéciles, tapie derrière cette claironnante nouveauté.
La mort du pape, celle du président : 1963 fut aussi celle de la chanteuse. Edith Piaf, à l’époque, mêmes si ses obsèques virent se presser une foule d'anonymes au Père-Lachaize, elles furent entourées de moins de pompes internationales que celles des deux chefs politiques et religieux. Avec le temps, le moineau noir conquit pourtant d’égales lettres de noblesse, microsillons, juke-box, et transistors obligent. En 1963, la chanson n’occupait pas la place qu’elle occupe à présent, dans le fond sonore et l’air du temps, presque idéologique, de l’époque. La chanson, comme le dirait Brel un peu plus tard, c'était encore un art mineur, un art du coin des rues, et Piaf, avec sa voix inimitable qui me faisait presque peur les rares fois où je l’entendis avant sa mort, charriait jusqu’à nous, grâce à l’industrie du disque, la crapuleuse aura des faubourgs d’avant-guerre : elle ne roulait plus les r comme Fréhel, Damia ou Arletty, mais provenait du même temps et du même lieu qu'elles. Et il me semble à présent que les disparitions presque concomitantes en ce moment de mes huit ans de Piaf, Jean XXIII et Kennedy, si hasardeux que pût de premier abord paraître cet attelage, ont signé l’extinction définitive du monde où avaient été jeunes les quelques adultes qui m'entouraient alors, pour ouvrir la porte à un autre : tous trois, comme des mythes fondateurs d’une sorte d'arrêt brutal, en tout cas de duperie dans la transmission. Bientôt, ceux qu’on appellerait les soixante-huitards se lèveraient, encombrant d’eux-mêmes et de leur multitude les 819 lignes du poste de télé : né trop tard pour avoir goûté l’ancienne société, bien trop jeune aussi pour leur appartenir, j’allais devenir le témoin perplexe de leurs agissements. Et l'empereur Claude, dans tout ça ? Aux Beatles qui déjà pointaient le bout de leurs rêves à deux sous, je préférais déjà le boui-boui de l'Accordéoniste :
Les Tables claudiennes, donc, mystérieuses à plus d’un titre. De quelle legs, de quelles lois porteuses ?
D’abord, à la manière que les adultes avaient de prononcer leur nom-même, en claironnant bien glaudiennes, et non claudiennes. Leur instinct populaire confondant, aurait dit un philologue du XIXème ici fort réputé, l’empereur Claude et le Père Glaudius. Le Littré de la Grande Côte, ouvrage érudit s’il en est, que je ne découvris que bien plus tard, apporta de fait sa caution scientifique à cette rudimentaire fidélité des gens de ma tribu à l’accent de leurs propres parents, puisque le nom Claude n’y apparaît qu’à la lettre G, et sous cette forme : « Glaude, Glaudine, bonne prononciation de Claude, Claudine »
Ensuite à la façon qu’avaient ces mêmes adultes de ne jamais dire « chez moi », comme tant d’inconscients le disent un peu partout à présent, mais, pour parler de l’endroit où ils auront vécu quelques saisons, lorsqu’il s’agissait par exemple de décider si l’on ferait tel repas de famille chez l’un ou chez l’autre, de simplement préciser, qu’on passerait cette année Noël aux «Tables glaudiennes » plutôt qu’à « Choulans », c'est-à-dire chez ma mère plutôt que chez sa sœur. Il faut dire que personne, ni à Choulans, ni aux Tables glaudiennes n’était vraiment chez soi, c’est-à-dire vraiment propriétaire, puisque que tout le monde y payait, comme l’écrivit un jour le bon Céline dans Mort à Crédit, un terme. Ceux des « tables glaudiennes » depuis des temps plus immémoriaux que d’autres (me semblait-il) puisque c’est là qu’avait habité le grand père, là qu’habitait encore la grand-mère, là, le foyer initial, la ruche dont tous étaient partis et où ma mère seule était revenue un jour, avec un marmot de quelques mois sous le bras. Antiques, donc, ces Tables ! Et pourquoi pas aussi vieilles que celles de cet empereur au nom imprononçable et dont je ne savais rien, sinon que tel Dieu celles de la Loi, c’est lui qui avait autrefois, jadis, et même auparavant encore, fait graver cette phrase dont l’autorité résonnait de façon presque magique à mon esprit : « il faut sauver la Gaule chevelue »…
Dernière chose enfin qui ne laissait pas de m’étonner : ce chiffre de 32 qui leur était toujours accolé ; qui, parfois, leur servait même de substitut : « Cette année, fêtera-t-on Pâques au trente-deux ?», entendais-je parfois autour de moi - comme si n’existaient ni le trente et un ni le trente trois. J’ignorais alors le distinguo subtil entre métonymie et synecdoque, mais avec quel plaisir entendais-je ce langage imagé, fleuri : Car ce « trente-deux des Tables glaudiennes», d’où la vue était si belle, dont le carrelage était si rouge, et que peuplaient de si beaux chants d’oiseaux, était riche d’une si longue fréquentation familiale, profond d'une habitude du lieu qui remontait à si loin avant ma naissance qu’à mon oreille ce chiffre-même a merveilleusement conservé le diapason du gîte, et ces deux tables une empreinte immuable et immanquablement consolante, quelque tourneboulement indû que le monde ait pu subir par la suite.
Je voudrais faire du latin. J’y serai bien un jour, attelé à des tableaux de déclinaisons devant des photos de bustes gris ou d’épigraphes énigmatiques ! On aura beau sourire autour de moi : n’est-ce pas plutôt le temps des maths modernes ? J'y serai, tôt ou tard ; qu’est-ce que les maths modernes auraient donc à m’apprendre du monde qui m’intéresse pour de vrai ? de celui de Claude en l’occurrence, Claude dont les tables me demeurent plus mystérieuses que celles de Moïse, puisque aucun catéchisme ne les a jamais évoquées, elles ! J’en ignore pour de bon le plein contenu, sinon cette phrase aussi intrigante que sensuelle à mon ouïe : « il faut sauver la Gaule Chevelue… » Sauver ? je me demande…
Un de mes oncles, celui qui tient la première épicerie qu’on rencontre sur sa droite quand on passe les voûtes de Perrache, convainc ma mère que les maths modernes, c’est vrai, ce n’est pas si fondamental que ça… Que le latin, au contraire …
M’y voici presque, en attendant : dans le verger des sœurs de la Compassion, fut exhumé il y a une trentaine d’années le plus ancien théâtre de la Gaule : Ses débris contemplent le Levant. Il s’était tenu planqué là durant des siècles, est-ce possible ? à l’abri des curieux, tapi sous des sentiers seulement foulés de souliers de sœurs récitant le saint rosaire, là où je place mon soulier, là où je marque le sol à mon tour. En contrebas de la basilique, dans l’écrin de son arc creusé à flanc de colline, lui, l’Antique, fait désormais figure de revenant quelque peu démuni de tout, de ses pierres, de son mur, de ses masques et de ses sénateurs en toges, face au grand ciel qui ne coiffe jamais qu’une journée banale sur la ville besogneuse. M’y voici pourtant. Je longe son vaste corps. Mais il m’en faudrait davantage : pourquoi ne pas raser tous ces immeubles et ces maisons, somme toute vraiment moches, pourquoi ne pas rebâtir Lugdunum ? On me traite de fou. Ce que je ressens sous mes pas, pourtant, me rassure, à chaque fois que je viens ici. De longs après-midi, j’écoute le silence, j’hume jusqu’aux plus lointaines fondations. La table de Claude ? J’aime ces travées vides jusqu’au vertige : à personne je ne confie le secret de ces escapades. La table de Claude, il me semble qu’ici-même, dans ce théâtre, oui, dans ce pauvre bâtiment déconfit qui servit de carrière à toute la ville au cours des siècles, il me sera donné d'en comprendre quelques caractères de son alphabet : ce théâtre, quelle aventure cela a dû être ! bien plus que ces réunions ridicules devant le poste en noir et blanc quand Kennedy, Piaf ou le pape meurent. Le théâtre, le vrai, alors que sont peuplés ces gradins de tout ce que la ville compte d’hommes. Le théâtre ! Le latin ! La tête me tourne sitôt repassé par-dessus le mur d’enceinte, la rue et les voitures du temps présent, de mon temps, les voitures qui puent ...
C'est toujours un été que les enfants commencent à fumer. Un été, quand la lumière est trop vive : la mémoire des hommes n’aborde plus les monuments, il leur faut commencer à frimer. Certes, le travail de l’écrivain pourrait se contraindre à ignorer celui des saisons. Mais il ne serait pas mortel. Qu'aurait-il à nous avouer ?
Je fus enfant, c'est bien fini et un de ces jours je serai mort. L’été, il faut trop tard attendre ce peu de fraîcheur qui trop souvent ne survient que par miettes sur la peau moite, comme si la vanité du jour futile faisait de lui un dérobeur insurmontable, et de soi un piètre idiot. Chaque pierre d'un temple, que rembrunirait la pluie afin de rendre au regard qui se poserait sur lui sa profondeur, chaque pierre se dérobe au monument, et la pluie, chienne, se cabre : comment même songer à l'insolence d'un ailleurs-souvenir ? L’épaisse chaleur ne convient pas à l’humidité de la langue.
N'allons pas nous imaginer cependant que ce vide de l’esprit ait la carrure du silence. Car au bout du silence hivernal rôde toujours un spectre bienveillant, telle la lueur, au seuil de l'écrin répandue.
Ici, rien.
Seule cette promesse du sec instant, sans fondation aucune. L’été, la table de Claude se maintient à l’état d’une pure et presque brutale énigme, qui sue.
Écrit par Solko Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.