Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 22 mai 2012

Etiennette Buisson

On ne sut trop pourquoi le fils d’Etiennette épousa une Etiennette. Le vingtième siècle étant passé par là, d’aucuns pourraient aujourd’hui alléguer un motif de divan. A consulter les registres d’état-civil de Saint-Symphorien et du département du Rhône en général, on découvre pourtant que ce prénom y fut beaucoup porté sous l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet. La proximité de Saint-Etienne y était-elle pour quelque chose ? En ces temps fort lointains, on était encore soit Marie, soit Claudine, soit Etiennette, par là. C’est ainsi.

Un soir, elle lui avait glissé quelques mots de son père. On l’avait retrouvé pendu à Saint-Pierre la Palud en juin 1825. Que faisait-il en cette grange, le boulanger de Bessenay ? Sa mort avait causé grand bruit et frappé bien des esprits dans le pays, celui de sa mère, en particulier. Jean Antoine avait alors quatorze ans. Son père à lui, son propre père allait mourir quelques semaines plus tard au bord d’un champ, laissant les paysages qu’il avait connus jusqu’alors comme frappés de stupeur. C’est ce soir-là, non loin de la rue des Chevaucheurs, qu’il avait en la serrant dans ses bras porté sur Etiennette Buisson un autre regard. Il s’était souvenu de cette fillette croisée à l’enterrement, qui le contemplait à présent, les yeux humides de désir. Comme elle avait poussé ! Obéissant à de secrètes voix, c’est donc lui qu’elle l’avait choisi ?

Sa mère s’était faite domestique à Sain-Bel et l’avait placée rue des Farges, au 117, chez un ami de son oncle qui taillait des habits rue de Trion, voyait-il ? Si, si, il voyait très bien l’échoppe au tournant. Elle, alors, se souvenait-elle de La Chivas, de sa mère Etiennette, de l’odeur des granges qui suintait encore de ses paumes, quoiqu’il eût beau tisser ? Car ils avaient beau loger en ville, tout ça qu'ils étaient au fond restait dans l’air du soir à portée d’horizon, leurs paroles non loin des heures de naguère, dès qu’ils s’accoudaient à un muret. C’est comme ça que Jean Antoine s’était épris d’Etiennette. Fallait entendre comme elle embobelinait son patron pour remonter au petit trot toute la rue des Farges puis toute celle de Trion jusqu’aux Grandes Terres, jusqu’à lui, quand il avait fini son jour et que, les naseaux humant les senteurs de l’Ouest dont ils venaient, ils rêvaient l’un contre l’autre aux promesses de la ville. Maitre ouvrier tisseur en fil d’or et d’argent, comme on nommait jadis la corporation. Le chouïa que ça gagnait à présent, y’avait de quoi chevrer disait-il, mais retourner à la ferme, non jamais ! Non, jamais, renchérissait-elle.

C’est comme ça que le 17 novembre 1841 à midi, « par devant nous maire de Lyon » comparurent Jean Antoine et Etiennette et que mademoiselle Buisson devint Madame Meyrieu. Venue d’Aveyze pour la première fois à Lyon, Etiennette mère avait versé ses gouttes de larmes devant ces deux beaux enfants. Auquel des deux pères avait-elle songé précisément ? Claude Buisson, s’était pendu de désespoir et Jean-Claude, son époux, était mort quelques semaines plus tard.  S’ils pouvaient, ces deux là, au moins les conserver au cœur, ce bonheur du moment, cette senteur du bâtir commun… Car toute paysanne qu’elle fut, elle n’ignorait pas que la Fabrique allait mal, que les hommes au pouvoir étaient mauvais, et que les nuages s’accumuleraient sur leur France. Croyait-il, le Jean-Antoine, que posséder un métier, c’était comme posséder une charrue ? Eh ! Le métier à tisser ne labourerait jamais la terre du Bon Dieu, mais la commande des marchands seule. Les fruits que finissaient toujours par donner la charrue ne les avaient jamais liés, comme ça, à la production et à la dépendance organisée par autrui. Mais la liberté dont cette jeunesse avait plein la bouche les fagotait à  trop de monde ! Voyaient-ils pas ?  Comment le lui parler, et contenir ce flux qui les emportait tous si loin du sillon natal ? Leur République ! La mort  qu’ils gagneraient en ville, la mort ! Elle le savait d’instinct, tournant ses yeux sauvages comme les grains de son chapelet, les regardant qui se murmuraient oui, robustes et fragiles tels, au soir, deux bêtes d’étables rompues des champs, trouvant leur place l’une contre l’autre dans le foin sec, comme séparés du vrai monde...

etiennette buisson,littérature,lyon,canuts,france,aveyze,grandes terres

Edwin Holgate, Le Labour, Gravure sur bois, 1928

Les noms en rouge renvoient aux textes précedents


07:29 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : etiennette buisson, littérature, lyon, canuts, france, aveyze, grandes terres | | |

Commentaires

C'est vrai qu'il y a eu des Claudine et des Claude dans ce bout de pays...

J'ai toujours été très attachée à ce nom (Joliment désuet peut-être, mais sûrement pas ringard), que je tiens de mon arrière-grand-mère.

Écrit par : Sarah. S. | mardi, 22 mai 2012

Claudine de Lyon ...

Écrit par : solko | mardi, 22 mai 2012

Ah! La plupart d'entre nous on étudié ce petit bouquin à l'école primaire. C'est une belle histoire d'ailleurs, et un personnage attachant. Et je me retrouve à faire le même métier qu'elle!

Écrit par : Sarah. S. | mardi, 22 mai 2012

D'ailleurs la popularité de ce nom dans la région a-t-elle un rapport avec l’empereur Britannicus?

Écrit par : Sarah. S. | mercredi, 23 mai 2012

Solko, le sillon natal et la "terre du Bon Dieu", comme vous faites dire à Étiennette mère, ne sont pas, plus que la Fabrique, coupés des conditions sociales de production...

Quant à l'égalité des hommes, - "Rien, dans cette verte et tendre nature, ne présage l’égalité. Elle le voyait bien, Étiennette, sans même avoir à le théoriser comme un monsieur en habit noir" - , vous savez bien qu'il s'agit d'un idéal, destiné à résister justement, tant à une nature inégalitaire qu'à une inégalité politiquement organisée.
L'égalité est un principe attaché à la Constitution de la République française.

Écrit par : Michèle | jeudi, 24 mai 2012

Mais lorsque parle mon Etiennette, sous la Monarchie de Juillet, la République et ses idéaux n'existent pas... "les conditions sociales de production", c'est le langage et l'analyse des gens des villes. (voyez qui s'exprime ainsi dans les paysans de Balzac par exemple)

Quant à la vision idéale au nom de laquelle elle condamne la Fabrique, c'est la propriété du sol. La plupart de ces petits paysans des Monts- d'Or, groupe social auxquels elle appartient, sont alors propriétaires de leur ferme, de leurs animaux, de leurs charrues et peuvent se passer de patrons (et des distributeurs), au contraire des canuts qui leur sont pieds et poings liés. Et ce sont leurs enfants qui constituent le gros des troupes qui devinrent citadins à cette époque.

Écrit par : solko | vendredi, 25 mai 2012

J'entends bien que votre Étiennette ne porte pas les idéaux de la République (et encore moins ce concept de conditions sociales de production, dont la propriété est partie intégrante).
Elle a pourtant existé cette République, première de son nom, même si elle fut courte, douze ans pour des idéaux c'est court :).

J'ai réagi car il me semblait entendre chez Étiennette les positionnements de son créateur :)

Quant à Balzac, il a toujours été de plain-pied avec les valeurs déclarées du capitalisme.
Les Chouans, c'est une paysannerie royaliste (parce qu'exploitée par la bourgeoisie qui s'était emparée du domaine féodal) et Balzac y décrit cette époque qu'il n'a pas connue de la république jacobine combattant Prussiens et Autrichiens.
Ses autres romans, dont Les Paysans, montrent l'extension des rapports marchands...
Contrairement à Stendhal, de seize ans son aîné, il n'a jamais été hostile à l'appât du gain, et à tous les moyens de s'en procurer. Ses paysans sont loin de la probité et des idéaux de votre Étiennette :)

Écrit par : Michèle | vendredi, 25 mai 2012

Les commentaires sont fermés.