jeudi, 09 juin 2011
Le neveu de personne
-Que faisiez-vous, il y a plus de vingt ans ?
- Moi ? J’écrivais un roman.
-Vous n’aviez pas encore compris que c’était vain ?
-Il m’a fallu l’écrire pour cela.
-Que racontait votre roman ?
-Une vie. Pas la mienne, je vous rassure.
-Laquelle ?
-Celle d’un homme que j’avais rencontré dans la morgue d’un hôpital où je travaillais pour gagner ma croûte. Celle d’un gardien d’amphithéâtre.
-Et que se passait-il dans ce roman?
-Honnêtement, pas grand-chose. Cet homme veillait.
-Mais encore ?
-A un moment il tombait amoureux.
-Et alors ?
-Il résistait.
-Pourquoi ?
-Parce qu’il savait comment tout finit entre deux serpillères.
-Et vous avez trouvé un éditeur ?
-A l’époque, oui.
-Lequel ?
-A quoi bon le nom précis. Non loin de Saint-Sulpice, et de cette magnifique chapelle dont le plafond fut peint par Delacroix. Dans une petite rue en pente.
-Et alors ?
-Dans cette honorable et vieille maison, on m’a proposé d’éditer mon roman, à condition que j’y retouchasse deux trois bricoles.
-Vous avez accepté ?
-Non.
-Vous avaient-ils demandé l'impossible ?
-J’avais conçu l’amphithéâtre comme une véritable métaphore de la conscience. Une architecture inhérente au texte. Aux personnages eux-mêmes. Une véritable métaphore de la conscience du pays qui était en train de disparaître dans les années 80, voyez. Disparaître ! La France des rivières non polluées, où se péchaient des vairons. Cette France dont mon gardien veillait, sans autre raison que la précarité matérielle qui déjà gouvernait son existence, les morts. Ils ont trouvé qu’il y avait trop de métaphores pour un public déjà bien peu « littéraire ». C’est eux qui affirmaient cela, je précise.
-Je vois à votre mine qu’ils ont renâclé pour autre chose.
-Ils m’ont dit : « gardez le principe de votre conscience, mais rendez tout cela plus croustillant. Si votre gardien pouvait coucher un peu, de ci de là, avec ses morts… »
-Vous avez tiqué ?
-Ce n’est pas le mot. J’aurais pu accepter, rentrer dans le circuit, le marché comme on dit. C’était avant Darrieussecq, Beigbeder, Catherine Millet et le reste des guignols… C’était ça, donc, ou bien… Je n’ai pas voulu me vendre. J’ai repris mon manuscrit.
-Quelle vanité !
-J’ai passé les concours d’enseignement. J’ai gardé ma liberté de parole.
-Votre liberté ? Mais si personne ne vous lit ?
-Je n’ai pas besoin qu’on me lise pour pouvoir manger. Ni pour payer mes crédits.
-Et vous ne regrettez pas cette décision ?
-Dans un monde où tout est à crédit, non !
-Ils sont plus riches que vous, les guignols…
-Ils ne viennent pas, non plus, d’où je viens.
-Franchement ?
-A la surface des choses, parfois, évidemment, j’ai de profonds regrets. Ah, tâte-toi le cœur, tâte-toi le cœur, me dis-je ! Car l’enseignement de la littérature, enfin de ce qu’est devenue cette malheureuse littérature française -et je rajoute bien : française - dans ce que sont devenus l’école, les lycées… L’enseignement de la littérature est un métier… A la surface des choses, donc, m’arrivent parfois de profonds et mélancoliques regrets. Mais en mon for intérieur, jamais ! Je n’ai jamais regretté.
-Et aujourd’hui, si on vous proposait à nouveau…
-Quoi ?
-Si on vous proposait…
-Je me sens plus lourd, beaucoup plus opaque qu’à l’époque, blindé. Et aussi beaucoup plus léger. Incroyablement plus décrotté. Si un éditeur me proposait…
- Eh bien ?
- Connaissez-vous la fin du Neveu de Rameau ? C’est un livre extraordinaire, savez-vous ? Un des dix ou quinze bouquins qui s’emporteraient sans réfléchir à deux fois sur l’ile déserte s’il fallait demain déguerpir…. Tout le monde y danse un peu le pas de cette pantomime, savez-vous ? La superbe pantomime des Gueux.
-Continuez !
-On m’a marché sur la queue, et je me relèverai, dit le Neveu au Philosophe incrédule.
-Et alors ?
-Peut-être est-ce ce que je dirai à l’Editeur. Vous m’avez marché sur la queue, et je me suis relevé. Après tout, qu’est-ce qu’un éditeur, quand on a son salaire qui tombe chaque mois ? De quoi avons-nous besoin de lui ? Je lui dirai : marchand…
-Il vous rira au nez
- Je lui dirai : marchand, appartenez-vous toujours à la Compagnie Générale des Eaux, ou quelqu’un d’autre vous-a-t-il encore racheté les bottes, l'assiette et le chapeau ?
-Vous le ferez vous rire au nez, c’est assuré !
- Je lui dirai : allons, allons, je veux voir aussi le pas de votre danse…
- Il vous répondra d’aller vous faire f… dans vos classes bondées !
- Mais je fais cela très bien sans lui, et depuis fort longtemps. Connaissez-vous la dernière phrase du Neveu de Rameau ? J’irai me faire foutre, lui dirai-je, à condition qu’il me la lise.
- Il vous dira vanité !
- Je répondrai ignorance. Allons, allons, petit bonhomme, qu’il me la lise et sur-le-champ! Elle sonne si juste à mon oreille que quand il m’arrive parfois de relire les feuillets de l’Amphithéâtre, je me réjouis tout seul à me la répéter.
-N’est-ce pas vous qui prétendiez qu’écrire un roman vous semblait désormais vain ?
-Que dire alors de l'éditer ?
-Et que dire d’enseigner ?
-Vous touchez-là un sujet délicat. Nous en avons déjà parlé hier, le motif est sans fin. Mais je ne suis, moi, le Neveu de personne. Passez, monsieur mon contradicteur, la nuit qui vous convient. Et n’oubliez pas de lire, à la toute fin…
Le Neveu de personne a été écrit en 2009 (déjà). Je le republie aujourd’hui, en vous invitant également à lire ICI le billet qu’un écrivain consacre, sur son blog, à ses rapports avec divers éditeurs …
10:06 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (21) | Tags : littérature, édition, roman, diderot, le neveu de rameau, le gardien d'amphithéâtre |
Commentaires
"Rira bien qui rira le dernier"? Non?
Écrit par : Sophie L.L | mardi, 05 mai 2009
C'est magnifique !
Écrit par : frasby | mardi, 05 mai 2009
Solko, vous avez TOUT compris.
Écrit par : Chr. Borhen | mardi, 05 mai 2009
Permettez que je m'associe
Écrit par : Rodrigue | mardi, 05 mai 2009
@ Sophie : 20/20
@ Frasby : Croyez ?
@ Christophe : Hélas, oui...
@ Rodrigue : Ah, merci.
Écrit par : solko | mardi, 05 mai 2009
Magnifique, lucide et ironique. Plus rien à ajouter.
Écrit par : Feuilly | mardi, 05 mai 2009
Je m'insurge. Coucher avec les morts, c'est moderne ! C'est bien ! C'est vendeur ! Tout ça parce que vous n'aviez même pas eu cette idée de génie, Solko ! Votre gardien, là, il n'avait qu'à coucher avec son neveu, un rameau à la main. Diderot aurait signé l'adaptation cinéma, vous auriez gagné plein de thunes, merde, vous êtes passé à côté de la chance ! J'enrage !
Écrit par : Pascal Adam | mercredi, 06 mai 2009
LUI - (Je coucherais bien avec les morts...)
- Heu, non; je recommence.
LUI - Est-ce qu'on est obligé de savoir ce qu'on montre ?
MOI- Pas plus que de savoir ce qu'on apprend.
(MOI) : Je lirais bien "L'Amphithéâtre" ;-)
Écrit par : michèle pambrun | jeudi, 07 mai 2009
C'est plus que magnifique : c'est lups uqe mignaquife !
Vous evaz tout pomcris.
(Pour jionrde ma xiov à lelce de Br. Chrören)
Écrit par : frasby | jeudi, 07 mai 2009
@ Pascal : Je suis passé à coté, en effet. Comme dirait le neveu, un coup des "mauvaises circonstances"...
@ Michèle : Le Gardien d'amphithéâtre ? Patience, patience...
@ Brysfa : Je vous ai compris.
Écrit par : solko | jeudi, 07 mai 2009
Mais nous attendrons. La patience est la vertu des lecteurs. Il est des choses qu'on ne lâche jamais...
Écrit par : michèle pambrun | jeudi, 07 mai 2009
Suis bien heureux de l'avoir rencontré, moué, le gardien.
Il ne s'oublie pas.
Il veut vivre encore.
Écrit par : Bertrand | jeudi, 09 juin 2011
"Le neveu de personne" dit le livre et le dépasse. Tout est dit, vous vous êtes compris,votre lectorat l'a saisi. Je crois que Pessoa a dit, à peu près, qu'il n'était pas nécessaire d'avoir écrit pour être un écrivain, que les plus grands n'avaient jamais rien écrit.Je ferais mienne cette assertion si j'avais écrit quelque livre où si j'étais Lisboète, fréquentant les cafés qu'élisent poètes et autres ruminants leurs humaines conditions.
Écrit par : patrick verroust | jeudi, 09 juin 2011
Ouaip. C'est de pire en pire, en plus, même au rayon jeunesse. Récemment, une grosse maison d'édition m'a proposé mille euros (sans aucun pourcentage sur les ventes) pour un travail de 100.000 signes. J'ai dit non, et j'ai bien ri. Franchement, ils deviennent complètement barjots, même chez les marchands de livres en conserves.
Bientôt, y'aura plus que de la littérature de people de la télé, de ministres ou de sportifs, de toute façon. (Comment ça, c'est déjà le cas ?)
Écrit par : Sophie K. | jeudi, 09 juin 2011
C'est avec cette prose -ou du moins son support - que se fabriquent au poids, en fin de parcours, les cartons à pizzas... C'est éclairant : Les éditeurs ont-ils jamais été autre chose que ds marchands de papier ?
Écrit par : solko | vendredi, 10 juin 2011
"Les éditeurs ont-ils jamais été autre chose que des marchands de papier ?"
Ou de fichiers...
De la modernité, Solko ! De la modernité !
A plus...
Écrit par : Bertrand | vendredi, 10 juin 2011
Quel joie votre site, on ne déniche que des articles passionnants.
J'adore passer sur ce site pour me changer les idées.
D'ou vous vient cette inspiration, car entretenir un votre site c'est beaucoup de travail.
Écrit par : vitrier villeurbanne | vendredi, 10 juin 2011
On aime le qualificatif de « livres en conserve » pour les livres numériques. On se prend à en imaginer le jus et à se blesser le doigt avec l'ouvre-boîte.
Écrit par : ArD | vendredi, 10 juin 2011
:0)
Écrit par : Sophie K. | vendredi, 10 juin 2011
http://youtu.be/8NLZra41Cb0
Écrit par : gmc | vendredi, 10 juin 2011
"un fleuve tellement beau qu'on pouvait s'y baigner"...
Écrit par : solko | vendredi, 10 juin 2011
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