mercredi, 28 avril 2010
Le lion blessé & le rat sceptique
De la fenêtre de ce wagon, le 23 mai 1920 à 23h45, chuta un Président de la République. Dans cette affaire, l’improbable fiction rencontre l’anecdote historique et la coïncidence, à la fois comique et démystificatrice, est propice au songe. Quand j’étais petit, tout ça ne manquait pas de me fasciner. Aussi m’imaginais-je à la place du cheminot André Rabeau (rat beau, quel patronyme !), me trouvant nez à nez, un quart d’heure avant minuit à douze kilomètres de Montargis dans le Loiret, avec un type en pyjama, ensanglanté, le visage tuméfié et distingué, articulant, un peu hagard : « Mon ami, cela va vous étonner, mais je suis le Président de la République ».
La fable, et son univers bâti de hasard, ne sont plus très loin. Comme on imagine ce que ce Rat beau a pu penser, on voit sans mal quel joli récit en son siècle d'or un La Fontaine aurait ficelé, à partir de ce Lion Blessé et de ce Rat sceptique.
Le Rat Sceptique, légitimement persuadé d’avoir affaire à un ivrogne emmèna lestement le Lion Blessé dans la maison du garde-barrière le plus proche, celui du passage à niveau 79 (près de Mignerette) un certain Gustave Dariot. Lui, ça pourrait bien être un renard en son terrier. Aux gendarmes et aux journalistes (une meute de chiens, pour sûr, une espèce valant bien l'autre) qui accourront par la suite, ma commère sa renarde d’avouer que son flair avait tout de suite repéré « aux pieds propres » que « c’était un monsieur. » On ne prévint par télégramme le sous-préfet de Montargis, M Lesueur (que je verrais bien en hautaine cigogne) qu’une fois l’aventure présidentielle avérée, vers cinq heures du matin, et le ministre de l’Intérieur (une sorte de punaise ? ) ne constata la disparition effective du lion blessé dans le convoi que lorsque ce dernier arriva à Roanne, vers les 7 heures du matin.
Le train présidentiel se rendait de Paris à Montbrison où Paul Deschanel devait inaugurer un buste à la mémoire d’un pionnier de l’aviation mort dans les tout premiers mois de Quatorze, un certain Emile Reymond, sénateur de surcroît. La petite histoire nous dit que le train ne roulait qu’à 50 km heures ce 23 mai, à cause de travaux sur la voie. Le président aurait eu chaud et, pour se rafraichir, se serait pencher jusqu’à basculer soudainement sur le ballast . Un certain docteur Logre (on passe de la fable au conte avec un tel nom) expliqua cette chute par le syndrome d'Elpenor : « un état de désorientation survenu au cours d'un réveil incomplet chez un sujet, fatigué et qui avait pris avant de s'endormir un médicament hypnotique » Le septennat du onzième Président de la République, qui avait été le tombeur d'un Tigre (Clémenceau) ne devait durer que sept mois. Deux ans plus tard, le lion blessé, et c’est pourquoi on parle ici de lui aujourd’hui, rendit l’âme, un 28 avril 1922, victime d’une pleurésie
Les morales de l’Histoire ? Il y en a trop. « On a toujours besoin d’un plus petit que soit. » serait la première à venir à l’esprit. « È pericoloso sporgersi. » (les seuls mots que je connaisse en italien) s’impose aussi. Sans compter le fait que la réalité dépasse souvent la fiction. Mais surtout, quand on mesure qu’on ne retient de Paul Deschanel (1855-1928), qui fut aussi homme de lettres et fascinant orateur, et qui réalisa une carrière politique d’exception, que cet incident et la réputation de cinglé que lui taillèrent ses ennemis politiques jusqu’à obtenir sa démission, que la renommée est bien ingrate avec ses grands hommes, et qu’on tombe vite de son train dès qu’on n’est plus exactement à la bonne hauteur : voilà sur quoi le locataire actuel de l’Elysée, et sans aucun doute bon nombre des candidats à sa succession, devraient sans aucun doute ardemment méditer.
06:30 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : paul deschanel, andré rabeau, fable de la fontaine, république, politique, littérature |
Commentaires
Oh Solko! j'avais oublié "e pericoloso sporgersi" qui était écrit sur des petites plaques en cuivre et m'impressionnait beaucoup, et aussi les garde-barrière, alors que petite un moment j'ai voulu être garde-barrière, ça me semblait le bonheur sur terre, ou plutôt je voulais être femme de garde-barrière, j'avais complétement oublié ça!
Écrit par : Sophie | mercredi, 28 avril 2010
Et pourquoi pas "do not lean out of the window" ? N'aimeriez-vous pas l'anglais ? Il est vrai que l'italien...
Les dernières lignes m'ont fait rire, Solko.
Quant à Deschanel, givré sans doute mais au moins fut-il inoffensif... c'était une des vertus de la IIIe République : des présidents décoratifs. On pourra toujours reprocher à de Gaulle d'avoir fait rédiger une constitution qui n'allait qu'à lui. Et au train où vont les choses (je sais : un peu facile... mais j'ai l'esprit enjoué ce matin)
Écrit par : nauher | mercredi, 28 avril 2010
Merveilleux, Solko !
Dites, faites-moi signe quand vous évoquerez l'unique fait d'arme - l'unique fait d'arme retenu par le bon peuple s'entend... - du président Félix Faure (j'adore).
(Avis très personnel à l'endroit de votre aimable lectorat : la fourme de Montbrison est cent mille fois meilleure que celle d'Ambert - j'ai testé pour vous...)
Écrit par : Chr. Borhen | mercredi, 28 avril 2010
@ Sophie : Femme de garde barrière, dès lors que le quidam a les pieds propres, y'a rien à redire...
@ Nauher : Au train où vont les choses, les choses où vont les trains ne s'appeleront bientôt plus de gares...
@ Christophe : Faure est mort un 6 février... Et il est né un 30 janvier... Donc le coup de l'anniversaire n'est plus possible avant un moment.
Écrit par : solko | mercredi, 28 avril 2010
Savoureux, Solko, vraiment savoureux ! Je signale votre billet à ma belle-famille qui habite dans le Loiret, les chargeant d'aller photographier s'il est repérable le passage à niveau 79, pour commencer, pourquoi pas, une collection perecquienne de lieux passés à la légende (sourire).
Écrit par : Michèle | jeudi, 29 avril 2010
Très intéressant et raconté avec bien de la vivacité! Vous allez rire, un ami un peu plus âgé que moi m'avait fait une bien belle charade à tiroir sur ces mots qui vous fascinent en italien. Et là où vous allez vraiment rire c'est que je suis bien incapable de vous la ressortir!
Écrit par : tanguy | jeudi, 29 avril 2010
@ Michèle : Sans rire, dites leur qu'il faut cette photo absolument pour une publication chez Solko...
Écrit par : solko | jeudi, 29 avril 2010
@ Tanguy : Même chose pour cette charade. Elle servira de légende à la photo du passage à niveau, et le tout fera un billet digne de Paul Deschanel et de ses exploits. Je vous assure...
Écrit par : solko | jeudi, 29 avril 2010
Tenez Solko, je nous l'ai retrouvée sur le net :
"Mon 1er est transformé
Mon 2ème est un bourreau qui a supplicié 10 membres de la famille Kulère
Mon 3ème est un prénom féminin qui a oublié la haine
Il est où mon 4ème? avec plein d'autres animaux
Mon 5ème rassemble le Ski de fond et le billard
Mon 6ème fait que je vais deci-delà
Mon 7ème est un sexe masculin coupé en 2 morceaux
Mon tout dit en italien qu'il ne faut pas se pencher au-dehors
Réponse: E' pericoloso sporgersi
Explication:
Mon 1er est haie car haie c'est transformé
Mon 2ème est père, car père pend dix Kulère
Mon 3ème est icole (Nicole sans n)
Mon 4ème est au zoo
Mon 5ème est sport
Mon 6ème est, j'erre
Mon 7ème est zi (zizi/2)"
L'ami en question, oncle d'un ami en fait, en connaissait des chapelets.
Écrit par : tanguy | jeudi, 29 avril 2010
Quoique. Après lecture attentive je n'avalise que perpendiculaire. La sienne était meilleure. Mais je ne vais pas l'appeler ce soir à minuit pour lui demander sa charade. Non je vais attendre un peu, vers quatre heures du mat c'est beaucoup plus drôle.
Écrit par : tanguy | vendredi, 30 avril 2010
OK Tanguy et moi aussi je demande la photo à trois ou quatre heures du mat. Je dis qu'il faut une photo de jour et une de nuit pour qu'on voie comment était la voie quand Popaul chuta.
Écrit par : Michèle | vendredi, 30 avril 2010
Solko, plus sérieusement, j'irai cet été photographier l'endroit, le passage à niveau 79, à 12 km de Montargis.
Écrit par : Michèle | vendredi, 30 avril 2010
Affaire à suivre, donc
Écrit par : Solko | vendredi, 30 avril 2010
Je n'oublie pas que j'aurai à photographier (après la mi-août), non pas l'endroit (à 12 km de Montargis) où est tombé notre lion blessé à la belle moustache, mais celui où il fut emmené illico : la maison du garde-barrière, au passage à niveau 79, près de Mignerette.
Écrit par : Michèle | lundi, 26 juillet 2010
@ Michèle : Et cela fera un billet de rentrée, comme on dit, du tonnerre de Dieu !
Écrit par : solko | lundi, 26 juillet 2010
Cher Solko,
Les impondérables de la vie font que je n'ai pu me rendre, comme je m'y étais engagée ici, au passage à niveau 79, près de Mignerette. J'aurais dû le faire en arrivant, lorsque quittant l'autoroute à Orléans-Nord, j'ai pris la direction Montargis, Nevers, Fontainebleau. Mais j'allais plus au sud, sur Gien, et avec près de 10 heures de route dans les pattes, j'ai cru plus judicieux d'y consacrer une journée ultérieure.
Des événements familiaux imprévus ont modifié tous mes plans.
J'en suis d'autant plus désolée, qu'en préparant cette visite à l'endroit où Paul Deschanel avait été conduit après être tombé du train, j'avais découvert que Mignerette se trouvait à quelque vingtaine de kilomètres de Beaune-la- Rolande, nom étrange et de sinistre mémoire, puisque y exista un camp où des milliers d'hommes arrivèrent sans idée de ce qui se produirait et ils furent déportés dans les camps d'extermination.
C'est le récit, paru en 2004 aux éditions Zulma, de Cécile Wajsbrot, "Beaune la Rolande", un magnifique (du point de vue de la littérature) et douloureux petit livre de 57 pages, qui a définitivement pour moi 'e'ncré ce nom. Cécile Wajsbrot, née en 1954, dont le grand-père fut interné à Beaune-la-Rolande le 14 mai 1941 et déporté à Auschwitz, où il mourut au bout de deux mois.
A la page 51 de ce livre, C. Wajsbrot écrit ceci :
Au chapitre 55 du Quart Livre de Rabelais, Pantagruel est en haute mer avec ses compagnons à la recherche de l'oracle de la Dive Bouteille, et il entend des voix. Autour de lui, c'est la mer -l'étendue vide- personne. Panurge a peur, il voudrait fuir, mais le pilote du bateau le rassure.
"Seigneur, de rien ne vous effrayez. Icy est le confin de la mer glaciale sus laquelle feut, au commencement de l'hyver dernier passé, grosse et félonne bataille (...). Lors gelerent en l'air les parolles et crys des hommes et femmes (...). A ceste heure la rigueur de l'hiver passée, advenente la serenite et temperie du bon temps, elles fondent et sont ouyes."
Ainsi le froid -aux confins de la mer glaciale- a-t-il gelé les paroles d'une guerre au moment où elles furent prononcées, les figeant dans l'espace et le temps- et ce n'est que plus tard, à l'occasion du dégel, qu'on les entend. Mais ceux qui les entendent sont-ils ceux à qui elles étaient destinées ?
Écrit par : Michèle | jeudi, 26 août 2010
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