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jeudi, 10 novembre 2011

Chet Baker pense à son art

 

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Pure réussite, ce titre. Accrocheur avec juste ce qu’il faut d’élégance intrigante et de mélodie distanciée. Du coup j’ai ouvert le livre. Et j’ai lu.

Pas déçu à la sortie. Si rare, à présent, qu’un titre tienne vraiment sa promesse. Trop souvent, le choix de l’éditeur qui garde son chiffre en tête. Celui d’Enrique Vila Matas tient parole. A partir de l'énigme de ces quelques mots, son bouquin se déplie d’une seule voix, méditation sur le style, songe envoutant sur la littérature déjà lue  ainsi que celle à écrire.

Rien à voir, de prime abord, avec le trompettiste légendaire. Dans une parfaite unité de lieu, la scène se déroule à Turin, non loin de la chambre de la Via del Pô où Xavier de Maistre composa un jour pour lui seul son Voyage autour de ma chambre (texte intégral ICI). 

Celui qui nous parle de son art se rappelle que « ce n’est vraiment qu’en méditant, en écrivant qu’on sort du sommeil » (p 17). Il se morfond entre deux bornes -ou deux impasses-, comme on voudra. En tout cas, deux tentations : celle qu’incarne le terrible Finnegans Wake de Joyce, et celle qu’illustre le plus tranquille Les fiançailles de Monsieur Hire, de Simenon.

Pour faire court, entre cette littérature normée qui sait pourquoi elle existe, qui organise le monde en le racontant, qui captive. Et celle qui se demande pourquoi elle existe, quelles formes elle doit adopter pour ne pas trahir le désordre qui l’entoure, de quelles voix elle doit parler, qui interroge, déconcerte. D’un côté, l’attirance exaltante pour tous ces récits aux formes inédites que, tout d’abord, on n’arrive pas à comprendre. De l’autre, la faim organique de narrations sociales, d’histoires d’amour.

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Monsieur Hire de Patrice Leconte, p 14

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James Joyce par Gisèle Freund, p 111

D’un côté ce franc monstre de Joyce, dont « la distanciation était totale » (p18), et son Finnegans, que « personne n’a été aussi idiot pour lire de A à Z » (p 37), qui était le roman préféré de John Lennon, « so way out and so different », et duquel le physicien Murray Gell-Mann a extrait un mot, quark, pour baptiser une particule (p39) (heureuse, juste et attendue retrouvailles, ajouterai-je, entre littérature et physique quantique). Ce monstre, par ailleurs, « mortellement ennuyeux », « fait de phrases déguisées en langues et en costumes régionaux », «une catastrophe d’intelligence » (p 142).

Et puis de l’autre, le confort de Simenon, l’inventeur de Maigret, fascinant de n’avoir jamais douté, Simenon et son Monsieur Hire dans les aventures duquel le critique se plonge, heureux « de se sentir comme tout le monde, de lire des récits de facture traditionnelle », de se sentir enrobé  « dans le courant d’air d’une foule qui avance en se serrant les coudes sur un boulevard ». Cette littérature qui nait de son incapacité à supporter le désordre inconsidéré de la vie » et qui fait semblant, au risque de la stupidité, « de croire au sens », qui construit «des petits théâtres fixes, de minuscules théâtres stables, des théâtres de poche de l’âme, des événements qu’on peut raconter, des styles qui sont des farces se dressant sur le néant » (p 165).

Cependant, dès lors que le roman se définit depuis l’origine comme « une rébellion constante et radicale contre les règles ou les coutumes inventées par le genre lui-même » la déconstruction du narratif et le narratif lui-même sont-ils vraiment deux inconciliables ? La tension entre les deux est-elle une fatalité ? A ce point, on frôle la théorie, l'intellect, l'esssai pur. Mais Vila-Matas ne se contente pas de poser la question, il s’arrange pour faire de son éventuelle réponse le fil conducteur de son récit, de son intrigue, une part intégrante, peu à peu, de son  style, une réponse à l’énigme soulevée par le titre.   

« La littérature, note le critique narrateur, a toujours été un excellent moyen de mesurer aussi bien l’acquisition des certitudes que leur abandon (p 30).» S’échafaude dès lors une construction aussi habile qu'abracadabrante, aussi mentale qu’imaginaire : De Maistre, l’illustre précurseur qui inaugura 42 jours dans sa chambre le voyage immobile pour découvrir qu'il était double ne connaissait-il pas déjà bien « le va et vient moderne entre récit classique, parodie et rénovation » ?  Dès lors, la délicate cohabitation entre la bête et l’âme qu'il mit en pages ne serait-elle pas déjà un peu celle du Docteur Jekyll et de mister Hyde ? Et ces derniers, sont-ils sans rapport avec ces couples de maudits jumeaux que forment Joyce et Simenon, Monsieur Finn et Monsieur Hire ? Injecter un peu de l’air de Finnegans dans le corps de Monsieur Hire jusqu’à produire « un style combinatoire Finnegans Hire », est-ce un rêve  si chimérique que ça ? Nous voilà plongés au coeur d'une problématique littéraire que tout créateur a fatalement rencontrée dans son itinéraire intime, auquel ce récit donne étrangement chair, sur fond de Bela Lugosi's dead et d'érudition critique.

Survient alors le meilleur passage du livre, celui dont l’onirisme est à la fois parfaitement joycien et parfaitement simonien, une scène durant laquelle le personnage Finn et le personnage Hire dialoguent de leur art au coin d’une rue, épiés par Chet Baker fumant au volant de sa voiture (p 121).

Chemin faisant, Vila-Matas adresse de nombreux clins d’oeil, façon Gracq dans En lisant en écrivant. Au risque de trop flirter avec le style universitaire, diront les plus malveillants, tant les références émaillent ce texte aussi brillant que déconcertant. Chacun retiendra de ce bouquet ce qu’il voudra. Je garde le détour par Céline (si mal lu de nos jours), qui parlait « de forcer les phrases à sortir légèrement de leur signification habituelle, de les sortir de leurs gonds pour ainsi dire (…) mais très légèrement, parce que si vous faites lourd, n’est-ce-pas, c’est une gaffe, c’est la gaffe.» Je retiens, j'ai aimé aussi le pastiche du Breton de Nadja, avec l’insertion de nombreuses photographies assurant en lieu et place de la description une référence au Réel (devenue ici, dans un jeu de mise en abyme, référence au textuel et à l'iconograpique) : parmi toutes, l’affiche du film Monsieur Hire de Patrice Leconte avec l’inquiétante gueule de Michel Blanc. La photo de Joyce à la loupe de Gisèle Freund, et celle d’une épreuve corrigée du manuscrit de Finnegans (p 110). Celle d’une rue de Dublin (Nassau Street), lieu ou mythe dans lequel se rêvent ce livre et d'autres (1), en regard de celle d’une rue de Turin, endroit où il s’écrit. Le rêve de monsieur Hire, tel ce splendide noir et blanc de Daynmita Sing représentant une jeune femme allongée de dos sur un lit, tandis que celui du narrateur s’incarne dans la photo de la librairie de l’Humanité, cliché directement emprunté à Nadja  (On signe ici…)

 

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Daynmita Sing,  p 103

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Libraire de l'Humanité (Nadja), p 120

« Après le séisme qu’il (Joyce) a provoqué dans le langage, les plus lucides successeurs de Joyce nous semblent aujourd’hui des survivants qui  marchent dans les décombres sous un ciel insondable sans étoiles, s’arrêtant devant les rares foyers qui, par bonheur, sont encore éclairés. », écrit Vila-Matas. Son entreprise nous apparaît-elle, à son dénouement, comme l’un de ces rares foyers ? Bien trop tôt pour le dire, même si le dédoublement de l’écrivain en Stanley Elkin demeure une proposition romanesque acceptable pour clore ce livre réellement exigeant et captivant. Mais cela reste une proposition politiquement correcte, pas un dépassement ; la grave question de la fissure entre littérature populaire et littérature élitiste, texte essentiellement narratif et texte fondamentalement réflexif, demeure heureusement pendante.

Il faut cependant rendre grâce à Vila-Matas de deux choses : d'abord, de l’avoir à nouveau si élégamment posée, cette question intrinsèquement moderne, et que la postmodernité hyper-marchande autant qu’hyper-technicienne feint d’avoir oubliée dans ses problématiques médiatiques à deux balles. Ensuite d'évoquer sans tabou le lien qu'elle nourrit avec le facteur économique de la réception de l’œuvre en société consumériste, comme en témoigne, en guise de conclusion, ces quelques lignes à l'humour pince sans rire, : « Même quand il était contesté par les monarchies, l’art respirait mieux que de nos jours. Il n’y avait au moins qu’une seule personne, où à la rigueur qu’une petite cour pour sanctionner l’œuvre. C’était aussi  pénible, mais il y avait moins  de monde ».  (p 26)

Enrique Vila-Matas,

Chet Baker pense à son art,

Traduit de l’espagnol par André Gabastou

Mercure de France, Octobre 2011

(1) On songe, bien sûr, à Dublinesca du même auteur.

Commentaires

Beau billet et bien fortiche celui qui résistera au désir de lire Enrique Vila-Matas.

Je n'ai pas lu certains textes pourtant assez incontournables, pas lus en entier, complètement, veux-je dire. Si bien que tous les clins d’œil que vous évoquez, je puis ne pas les voir.

Ce que j'entrevois par contre, pressens et vérifie, c'est que nombre d'auteurs depuis au moins deux décennies, inventent des voies inédites, des tensions infinies entre ces deux littératures (la normée qui captive et la déconcertante qui interroge). Je cite le dernier que j'ai lu : Fabrice Lardreau avec "Un certain Pétrovitch"..

Écrit par : Michèle | jeudi, 27 octobre 2011

Un billet à lire et relire, à garder, un billet érudit,didactique,réflexif, un billet sans anathème, en bref,le billet que seul peut écrire un amoureux fou de la littérature, un amoureux qui laisse sa muse voguer en liberté entre pudeur maitrisée et désarroi fracassant.Les mots,dedans les murs, disciplinées mais les repoussant, en anar vivants.Belle dualité.

Écrit par : patrick verroust | jeudi, 27 octobre 2011

En faisant des recherches pour répondre à une devinette dans "Marche romane", de fil en aiguille :), je suis tombée sur ceci :

http://www.fabula.org/lht/6/inedit/147-vila-matas

Écrit par : Michèle | dimanche, 06 novembre 2011

Oups ! Vila Matas a-t-il vu que deux extraits de son Journal circulaient ainsi sur la Toile ?

Écrit par : solko | dimanche, 06 novembre 2011

Il semble que le site Fabula ait eu les autorisations nécessaires (si on se fie à ce qui est indiqué, mais ce qui est bizarre, c'est qu'il est question "d'inédit").

Ensuite il me semble que Vila-Matas lui-même dit ce qu'il pense de la mise en ligne qui s'est faite sans autorisation d'un de ses romans...

A moins que tout cela ne soit qu'un gag :)

Écrit par : Michèle | dimanche, 06 novembre 2011

"Et celle qui se demande pourquoi elle existe, quelles formes elle doit adopter pour ne pas trahir le désordre qui l’entoure..."

il n'existe aucune trahison, ce sont des interrogations qui font un peu "chochottes", un truc de vieilles dames, en quelque sorte^^


"Nous voilà plongés au coeur d'une problématique littéraire que tout créateur a fatalement rencontrée dans son itinéraire intime.."

pareil que précédemment, relisez donc le "so you want to be a writer" de bukowski, tout y est clairement énoncé, ça purge pas mal les états d'âme et leurs hésitations, oserai-je dire "who dares wins"?^^


"la grave question de la fissure entre littérature populaire et littérature élitiste"

entre nous, la question ne se pose que chez ceux qui ne comprennent pas pourquoi la belle au bois dormant est stricto senso la même chose que l'illiade et l'odyssée, question de perspective.
à noter que cette pseudo-question ne se pose que chez les pseudos élites, n'est-ce-pas? du genre, celles qui quittent rarement leur comptoir (appelons cela un salon pour faire ambiance) pour prendre la mer; np, on en rencontre dans tous les ports.
grave? bon, pourquoi pas, un truc de sérieux après tout...

Écrit par : gmc | jeudi, 10 novembre 2011

Les commentaires sont fermés.