Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 01 décembre 2011

Le Progrès, rue Bellecordière

En ce temps-là, le Progrès de Lyon n'était pas encore délocalisé dans sa lointaine banlieue de Chassieu. Rue de la République, il occupait encore un siège imposant en plein centre ville : l'entrée officielle se faisait par un hall gigantesque, tapissé de petites annonces; une seconde réservée aux artistes, c'est-à-dire aux journalistes, donnait sur la rue Bellecordière. Le Grand Hall de la rue de la République avait été auparavant celui d’un théâtre, le théâtre Bellecour : en matière de bâtiments, tout se recycle, et les villes sont telles des feuilletés d'époques mettant en scène la valse des générations. Ceci explique cela.

1903.jpgDès qu’elle s'échappait des rotatives l’édition du jour était donc placardée derrière les vitrines du grand hall, par un garde en blouse grise qui seul en possédait la clé. Les lecteurs qui défilaient là variaient au fil de la journée. Les chômeurs de l’aube se pointaient munis de petits carnets et de bouts de crayons, les badauds du soir cherchaient l’heure des séances du Majestic ou du Cinéjournal, les salles de cinéma d’à côté. Dans la journée, on trouvait de tout devant les colonnes encrées : passionnés d’exploits sportifs, lécheurs de carnet mondain, amateur du feuilleton quotidien ou collectionneurs de faits divers. N’oublions pas les concours : le journal proposait alors un jeu, « avez-vous le coup d’œil », qui monopolisait la sagacité de toutes et de tous quand il fallait déterminer au jugé d’une seule photo si le camion du laitier passait bien sous le pont du chemin de fer, ou encore combien de bouteilles de rouge contenait l’arrière boutique du bistrotier. 

Le sol de ce Grand Hall était couvert de mégots ; principalement de mégots de brunes, alors réservées à la gent masculine qui fumait des Gauloises et des Gitanes, les dames n’ayant pas encore la liberté ni l’esprit à tirer en public sur des Gaulois et des Gitans. Vers les vingt trois heures, le garde en blouse grise écussonnée, foutait tout ce joyeux public dehors afin de passer en maugréant un coup de balai sur la journée, avant de tirer une grosse grille coulissante en ferraille criarde et de la cadenasser sur le dernier clochard aviné. 

 

LE_PRO~1.JPGTout au fond se trouvait un escalier cérémonial  qui menait à la banque du concierge où l'on portait les avis de décès et les faire parts de naissance qu’on désirait publier. Une grosse horloge rompait seule le silence de l'endroit. En contrebas, un bar et des salons somptueux. Les vedettes (le mot star était encore anglais) de passage  y signaient parfois des autographes. Les hommes politiques y livraient quelques discours fumeux. L’accès aux étages des visiteurs occasionnels se faisait aussi de ce côté-ci. Celui au grand balcon d'honneur, soutenu par les deux caryatides qui existent encore également.

 

De l'autre côté, c'était la rue Bellecordière, le côté sombre et intime du journal, le passage par chez Louise Labé. L’entrée de la rédaction côtoyait celle des des Messageries Lyonnaises. Autour de la cahute en verre du garde régnait une animation constante. Si vous étiez un habitué des lieux, un escalier plus étroit que l’autre vous menait directement aux bureaux de la rédaction. Plus haut encore, par des escaliers de bois sombres et jamais cirés, on grimpait jusque au repaire des photographes. Le mot, l’image : ah, c’est là que battait le cœur exact de la cité !  le coeur... ça, plutôt, qu'on aurait dû appeler le poumon... Car tous ces gens ne travaillaient, au fond, qu'au rythme de la rotative qui, comme la reine abeille, dictait à tous sa loi et ses horaires pour répandre aux quatre coins du département le vent frais de ses nouvelles. Restaient encore quelques crieurs, même s'ils faisaient déjà figure de dinosaures.

Ce lieu fascinant possédait bien sûr ses maintes succursales : le café de la Brioche, son comptoir et sa salle du rez-de-chaussée, ses salons du premier, rue de la Barre, pour les rendez-vous « politiques ». La rue des Marronniers, bien moins touristique, celle-là, qu'elle ne l'est à présent, c’était la rue du casse-croute du midi. Et surtout, à partir de minuit, chez Toussaint Vacca, au café Le Monde ouvert jusqu'à l'aube, un lieu à l'urbanité pittoresque dans lequel ce qu’on appelait encore le Milieu lyonnais se retrouvait à heures fixes : des putes, des truands, des flics et des journalistes, auxquels se joignaient parfois quelques noctambules égarés ou, plus rarement, un homme en blanc de l’Hôtel-Dieu, juste en face. Dans ce mini-minuit enfumé, des juke-boxes empiaffés gueulaient La vie en rose jusqu’à plus soif, jusqu'au petit matin. Quelques maîtres régnaient sur ce Progrès d’alors : Bernard Frangin, Pierre Mérindol, Jean Jacques Lerrant, Paul Gravillon, Michel Eymoz… Signe des temps, un centre de distribution d’objets culturels indéterminés, dont je ne nommerai pas l’enseigne, occupe à présent ces lieux. Et de ce centre, nous ne trouvons rien à dire… Ah si : l'air y est climatisé, et la clientèle surveillée...

figure6.jpg

Entrée des Artistes, rue Bellecordière (mai 68)

 

Commentaires

Ah ah! "tirer sur des Gaulois et des Gitans"...je vous adore Solko

Écrit par : Sophie L.L | jeudi, 23 juillet 2009

Voilà un beau portrait complètement vivant d'un coeur (d'un poumon ?) d'une âme qui a marqué les "esprits" dans cette ville. On s'y croirait, bravo !
A ce propos, j'ai retrouvé un livre (piannossant) "Lyon, le sang et l'encre" de Pierre Mérindol (actuellement sur mes gounex ;-), où l'on peut lire de très belles pages sur "le progrès" de Lyon (d'avant Chiasseux ;-) (vous l'avez lu, ce livre, j'imagine tout autant que celui de Bradner Fringan sur les bitors de Nyol ...)

Écrit par : Frasby | jeudi, 23 juillet 2009

@ Sophie : Je suis sûr que celui (ou celle) qui déposera les marques emportera, malgré l'interdiction de mufer, un succès...

@ Frasby :
Oui, bien sûr j'ai lu ces livres.
Des trésors, n'est-ce pas ?
Et approché d'assez près leurs auteurs puisque j'ai travaillé sept ou huit mois dans ce "Progrès" de l'époque (Ce fut même mon premier boulot), juste avant qu'il ne s'exile définitivement, perdant tout intérêt mais gagnant une légende.

Écrit par : solko | jeudi, 23 juillet 2009

Oui des trésors ! J'ai adoré ! une fois la lecture commencée difficile de s'en arracher. Pierre Mérindol raconte les conflits du "progrès" (luttes de pouvoir etc... beaucoup de choses que le lyonnais arrivé + tard ignore) c'est assez gratiné si j'ose dire. Un journalisme de très haut vol. Vous avez connu ces messieurs ? Ce n'est pas rien ! Une question cependant me rataude (auriez vous la réponse par hasard ?) : Faut-il, pour devenir une légende, perdre tout intérêt ?

Écrit par : Frasby | vendredi, 24 juillet 2009

@ Frasby : Oui, je m'exprime fort mal. Faisons un effort :
En allant en banlieue, ce qui est sûr, c'est qu'il (le progrès) a cessé d'être au centre (belle lapissalide). Il y a eu comme une cassure ( de toute façon, ces années soixante-dix ont été dans bien des domaines des années de cassure). L'ancien Progrès a cessé d'irriguer le centre ville de son brassage humain, d'en être, oui, le poumon. Il est devenu "quelque chose de rapporté d'ailleurs", comme tout le reste, d'ailleurs.
Pour devenir une légende, il faut perdre toute matérialité. Toute aspect concret. Et laisser comme un spectre derrière soi. C'est ce qu'il a fait. Regardez : si la FNAC ferme demain, tout le monde oubliera qu'elle a occupé ces locaux. Parce que ce qui est encore gravé à son sommet (voir photo du haut), c'est "Progrès". Est ce que tout ça tient debout ?

Écrit par : solko | vendredi, 24 juillet 2009

Oui mais j'avais compris (je veux dire que vous avez été fort "concis" (pour cet adjectif le charmillon n'est pas permis ;-), ma question était une association avec d'autres réalisations superbes qui ont existé à Lyon (et ailleurs) et sont devenues légendes au moment même où elles perdaient leur "âme" diront nous (et plus justement pour des raison d'interêts + ou moins bas). Donc je me demandais si c'était une loi absolue cette perte de matérialité pour devenir une légende. Que penser des légendes vivantes ?
Enfin un spectre, c'est peut-être mieux que rien ... Même si rien ne tient. même si la Fnac demain déboulonnait ce qui est gravé à son sommet, "Le progrès" pour y coller son nom (en lettres lumineuses marrons ;-( pour essayer de s'immortaliser, ça tiendrait encore moins debout, je veux dire qu'un spectre gravé ou non ,ça ne se déloge pas comme ça... Et si on la rasait la Fnac gravée "le progrès" ? Est ce qu'on ferait pour autant table rase ?

Écrit par : Frasby | vendredi, 24 juillet 2009

@ Frasby : C'est parce que la légende a besoin de la distance. Oui, c'est une loi absolue, et il n'y a de "légendes vivantes" que métaphoriques avec une distance de papier glacée.
Mais notre temps qui est celui des gosses de riches pourris ne sait plus ce que c'est que la distance. Depuis que je suis petit, j'entends dire (c'est ainsi) que Marylin Monroe et James Dean sont des mythes (ou des légendes). C'est ridicule. Ils ne sont que deux acteurs morts, c'est tout. Un mythe, c'est comme un saint, il faut des générations et beaucoup de distance pour le bâtir. La foule de Saint Pierre qui demandait la canonisation immédiate de Jean paul II ressemblait à tous ces idiots qui font des mythes sur cinquante ans.
Cinq siècles pour un saint et dix pour un mythe, voilà le bon rythme !

Écrit par : solko | vendredi, 24 juillet 2009

très belle hypotypose (si je ne m'abuse)... Ah ah... Bon, plus sérieusement merci pour cette belle description. Oui vraiment... Et puis j'aime beaucoup votre dernier commentaire:
"Cinq siècles pour un saint et dix pour un mythe, voilà le bon rythme !"
Ah ah! Parfait!

Écrit par : tanguy | vendredi, 24 juillet 2009

Je trouve intéressante cette chronique. Vous citez Frangin, Merindol et Lerrant (qui pourrait faire le même effort de témoin et d'analyste si on réussissait à le convaincre...), il y aurait aussi le bouquin d'un plus jeune, Robert Belleret qui a parlé de l'époque Lignel. Il serait également bien d'en savoir davantage sur ce que "Le Progrès" compte faire, en 2010, pour son 150ème anniversaire ! Paul Gravillon (qui a connu Gutenberg, le plomb et les typos des années 60 au voisinage de Louise Labé et de Rabelais !). Merci aussi de parler de Calaferte et Reverzy dans cette ville où, sans la BM et "l'Intelligence d'une ville", serait bien pauvre en l'absence de toute revue littéraire (où est passée "Résonances" qui édita Clavel et reçut Françoise Sagan ?

Écrit par : Paul Gravillon | vendredi, 24 juillet 2009

@Tanguy : Pour mythifier Sokol 1er en Saint patron de l'hypotypose, il va falloir se payer une bonne pritotée de Britney Spears et de Johnny, mais je vous sent fin prêt... Quoique nous ne verrons point étinceller l'auréole, je vous propose donc de le canoniser (icône de l'hypotypé charmillon?), qu'est ce que c'est 5 siècles dans une vie d'homme ? Ce qui est certain c'est qu'une belle hypothypose (hopytehopys) vaut mieux qu'une banale éthopée ;-) ( oéhépote) !
@Solko : Borva prou la déstormotina ! si je comprends bien : devenir un Saint ou un mythe, ça se mérite ! (Entre nous il y a acteurs morts et" acteurs morts" (la minuscule légende qui sépare Ramilyn Romone de Phosie Crameau , l'une semble plus vivante que l'autre enfin bon c'est une renpathèse busjivecte) cra rus le donf nous sommes d'cracod...

Écrit par : frasby | vendredi, 24 juillet 2009

@ Paul Gravillon :
Touché par votre commentaire. Ah si vous pouviez en effet convaincre Jean Jacques Lerrant de coucher sur papier ses souvenirs de l'époque, ce serait en effet une jolie chose ! Vous même, peut-être, pourriez vous mettre à la tâche ? Nous avons besoin, c'est indéniable, de "passeurs".
Dans la ville de Reverzy, il devient, en effet, difficile de faire lire "le Passage" à de la jeunesse, puisqu'il n'est réédité que dans le gros volume des oeuvres complètes. Et ne parlons pas de Béraud...
Robert Belleret, oui, mais plus jeune, il m'a moins marqué à l'époque et je ne connais pas son bouquin.
Quant aux revues, ma foi : il faut les rechercher à présent en ligne.
Cordialement.

PS : Je viens de m'apercevoir qu'emporté sans doute par le "Pierre" de Mérindol, je vous avais malencontreusement "rebaptisé". Toutes mes excuses...

Écrit par : solko | vendredi, 24 juillet 2009

@ Frasby :
Lequel, parmi les "baby-boomers" fadas de James Dean et de Marylin, se souvient des idoles qui enflammèrent le Boulevard du Crime ? Vous me direz qu'à l'époque, on vivait sans pellicule... Mais aujourd'hui,la pellicule et ses substituts, comme on croule dessous, je ne donne pas cher de la survie de ces légendes de pacotille. Ces légendes demeureront vivantes le temps que vivront leurs quasi-contemporains : un fantasme de baby-boomers, vous verrez. Cela ne tiendra pas plus.

Écrit par : solko | vendredi, 24 juillet 2009

"Et sans doute notre temps... préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être... Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la vérité. Mieux,le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré. »

Feuerbach (Préface à la deuxième édition de L'Essence du christianisme) cité par Guy Debord dans "la société du spectacle"

Écrit par : Frasby | vendredi, 24 juillet 2009

Je suis vraiment en retard pour lire tous vos articles...mais ce n'est pas de ma faute....il y a des impondérables par lesquels il faut passer!

Je voulais simplement vous dire que j'ai parlé dans mon Blog de mes souvenirs d'enfant au sujet du Progrès..." Les Neiges d'Antan" meregrand.blogspace.fr...dans mes rubriques " Promenades avec Papa", je pense que cela peut vous amuser...Toujours contente de vous lire même s'il faut que j'y passe une heure pour me rattraper....M.L.

Écrit par : mere grand | samedi, 01 août 2009

Les commentaires sont fermés.