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mercredi, 20 janvier 2010

Jardin pédagogique

Mais lui, c’était très émouvant de le revoir.

Il y avait tous les autres, actifs autour du buffet, attendant Monsieur le Maire. Tous et toutes, empreints de la seule importance de cet instant et de la seule dignité de cet événement : qu’était-ce donc, au juste, ce qu’on inaugurait-là, ce square ? Il paraît qu’une rue ne peut changer de nom aussi facilement que ça, aussi facilement que la municipalité le souhaiterait. Cela, ce que l’adjoint à la culture expliquait, engloutissant en même temps une tranche de pâté aux olives et pour ça levant le double menton aussi haut que possible et entrouvrant le bec de faucon : trop de gens éventuels à indemniser, beaucoup trop (tampons des entreprises, cartes de visites et feuilles de papier en-tête de particuliers, plaques des médecins, des avocats) vous comprenez ? Et donc on préfère attribuer les noms nouveaux à l’un de ces squares, c’est plus simple. A l’un de ces ridicules petits squares, dont on récupère ça et là les quelques mètres carrés, à chaque fois qu’on abat un entrepôt ou une usine pour construire une résidence. Pendant un ou deux ans, on laisse le terrain s’aplanir et respirer un peu, les gosses du quartier jouer au ballon, les vieux planter quelques légumes, les chiens pisser, les familles pique niquer et les ados fumer par petits groupes en grattant mal leur guitare par ci, par là, ça qu’on appelle jardins pédagogiques : une trouvaille, non ? « Les vieux d’autrefois appelaient ça des terrains vagues, parce qu’ils ne savaient pas, comme Monsieur le Maire et son équipe actuelle, rentabiliser le langage», me souffle Josépha à l’oreille. Josépha rigole : « quelle connerie, qu’elle dit (elle balaie d’un geste de la paume qu’elle a grand ouverte les responsables d’associations, les personnalités locales, les badauds curieux, les journalistes, Monsieur l’Adjoint à la culture dont elle n’arrive décidément pas à articuler parfaitement le nom à consonance asiatique, quelques gosses - c’était plus simple, qu’elle murmure, quand on s’appelait tous Dupont-Durand hein ! Eh oui, mais un monde fait rien que de Dupont et de Durand, c’est pas un vrai monde, non ? ça date du temps où la terre n’était pas un jardin pédagogique) quelle connerie, quand même ! »

A présent que les quatre immeubles de la résidence vont être enfin livrés, fini de rigoler, en effet, les gosses de jouer au ballon, les vieux de planter des légumes, les chiens de pisser, les familles de pique-niquer et les ados de gratter (mal) la guitare : le jardin pédagogique va être transformé en un vrai square aménagé et bien achalandé en mobilier urbain – Et oui ! une héroïne de la Résistance, que voulez-vous ? ça contrebalancera avec l’abbé humanitaire de la dernière fois. Un coup les résistants, un autre coup l’action catholique, comme ça, y’a pas de problèmes sur la plaque des squares publics, « y’a pas de problèmes », rugit l’adjoint à la culture au bec de faucon en regardant sa montre et en enfournant dedans (le bec) du pâté aux olives. Il tarde bien, Monsieur le Maire !

Mais moi, Monsieur le Maire, qu’en avais-je à foutre, et de tous ces imbéciles ?

Lui seul, le revoir, c’était déjà très émouvant. Si seulement, l’aborder…

 


« Si quid est in me ingenii, judices… » Tous ces inconnus ne sont pas des juges. Encore que ! Cette impression que, pour un oui, pour un non, ils pourraient tout à coup facilement le devenir, et même en faire de très bons, et sans grand mal, avec un très grand plaisir même…  Eux tous, épars dans ce jardin pédagogique, indifférents, alors que l’heure de midi approche. « S’il est en moi quelque talent… » Pourtant… Je le regarde. Il n’a que vieilli… Sa présence dans ce jardin que dans quelques minutes le maire qu’on attend va transformer d’un coup de baguette républicain en square, sa présence (comme la mienne sans doute) est le fruit d’un véritable hasard – ou plutôt, même, d’un tel enchaînement de hasards qu’il serait inutile de tenter de remonter jusqu’au premier d’entre eux. Mais l’ayant à présent bien reconnu, me revient en mémoire, comme si d’hier, seulement, j’en avais appris par cœur chaque mot, ce commencement de l’exorde du Pro Archia. Un trouble me traverse l’esprit à l’idée d’être interrogé – tous nos professeurs furent nos premiers juges, n’est-ce pas ? Et laissèrent en nous cette crainte mêlée du désir de briller, «quod sentio quam sit exiguum » …

C’est étonnant comme la parole des auteurs – et après tout il en est bien de Cicéron comme de n’importe quel autre - une fois réfugiée dans un repli de notre esprit, y demeure. Fous que nous sommes si souvent d’en douter ; les comédiens appellent cela le trac. Inutile, le trac, puisque parmi cette réunion d’olibrius, nous ne serons vraiment plus que deux à nous comprendre, plus que deux à la goûter.

O combien exigu, ce talent, je le sens bien, et cependant « aussi loin que mon esprit peut remonter dans le passé, et se rappeler le souvenir le plus éloigné de mon enfance, c’est lui que je vois, le premier,  m'introduire et me guider dans l'étude des belles-lettres. » (1)

Il n’a que vieilli et moi, de même, qu’ai-je bien fait d’autre de tout ce temps, je veux dire de différent ? Voilà qu’un brouhaha à l’entrée du square annonce l’arrivée des officiels. C’est bien cela, cette longue voiture grise ne peut être que celle du maire, on la croirait manufacturée même pour cette inauguration du square Adelaïde F… tant elle se fond à merveille dans la plus vaste grisaille du midi de ce jour. Et c’est alors qu’à quelques mètres l’un de l’autre, il m’est venu cet élan, comme autrefois lever la main : ne seriez-vous pas Monsieur … ?

Le maire déjà est debout sur une estrade en bois. Etait-ce à cela, à cette reconnaissance, à ces retrouvailles, que devait servir son trop long discours ? On ne l’identifie bien, au fond, qu’à un éclat du regard, à un coin du sourire, cette passion commune des Lettres. Le discours du maire fut long, malhabile, empli de lieux commun, aussi éloigné de l’éloquence latine qu’il l’était, lui, de Cicéron. Mais nous, comme si c’était pour jamais l’heure de la classe, dans ce jardin devenu square et qui n’avait plus rien de pédagogique, nous nous récitions les périodes de l’autre, avec une sorte d’avidité goulue : « Etenim omnes artes quae ad humanitatem pertinent, habent quoddam commune vinculum, et quasi cognatione quadam inter se continentur. » (1)

Et de cela, alors que tous avaient quitté le site, dans un bar quelconque de ce faubourg somme toute fort triste, comment pourrions-nous jamais cessé de rire ?

 

(1)En effet, tous les arts qui ont pour but la culture de l'esprit sont unis entra eux par un lien commun et par une espèce de parenté étroite.


Commentaires

Cher Solko,

Le sarcasme commence à la vitesse de l'éclair. le "pédagogiques" en caractères gras convient très bien. C'est gras, le pédagogique.

Écrit par : nauher | mardi, 19 janvier 2010

Solko,
Pourrait-on dire que la bêtise dont Flaubert sut railler la logorrhée en de belles journées de comices aurait atteint nos édiles urbains ? Moi à qui, comme à d'autres, on a rebattu les oreilles des splendeurs de la ville, vous me faites perdre mes illusions ! Il y a effectivement de quoi en perdre son latin...
Au plaisir...

Écrit par : nauher | mercredi, 20 janvier 2010

@ Nauher : Flaubert fut un prophète, avec ses comices. Un véritable prophète. Ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre. Et les villes, même à vocation "internationale", ne sont que de gros bourgs.

Écrit par : solko | mercredi, 20 janvier 2010

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