mercredi, 07 avril 2010
Renan et la civilité française
« La civilité extrême de mes vieux maîtres m’avait laissé un si vif souvenir, que je n’ai jamais pu m’en détacher C’était la vraie civilité française, je veux dire celle qui s’exerce, non seulement envers les personnes que l’on connaît, mais envers tout le monde sans exception. ».
Dire pourquoi la saveur de cette phrase me touche particulièrement relève de l'exercice de style. Il y a d’abord l’antéposition de « vieux » : Je n’aime volontiers ce mot vieux qu’antéposé, parce qu’il dit alors la continuité du sentiment malgré tous les aléas, la fidélité aux êtres, il marque une certaine moquerie désinvolte à l’égard du temps, qui prétend éroder les affections diverses qu'on porte aux choses, qui me plait bien. Le v de mes « vieux maitres », sans qu’on s’en rende véritablement compte, reprend celui de « civilité », et précède dans l’essor de l’allitération ceux de vif, vraie, veux, et deux fois « envers ». Indiscutablement, cette allitération porte le propos jusqu'à l'oreille et sans doute joue-t-elle un rôle dans ce qui me charme en lui. Mais pas seulement : La suite logique par laquelle les deux phrases s’enchaînent, d’abord une consécutive (si que) puis une concessive (non seulement, mais) : je me souviens de la tête de mon vieux maître à moi, qui attachait tant d’importance à ces balancements hérités de la syntaxe latine, lorsque la bouche arrondie et le doigt levé, il nous reprenait : « non solum, sed etiam… », et que je me demandais, dans l'éclat impertinent de mes quatorze ans, s'il n'était pas un peu cinglé...
Il faut en venir, justement, enfin au thème : la civilité… La civilité extrême, la civilité française… Renan évoque l'onctuosité de ces vieux ecclésiastiques parmi lesquels, à Tréguier puis à Saint-Sulpice, il a grandi avant de perdre la foi. Extrême et française, ces deux trisyllabiques sont à prendre pour ce qu'ils sont. Comme si souvent, dans le bus ou dans la rue, j’étais en manque de civilité en effet. Je crois que c’est l’incivisme technologique qui pèse le plus sur nos esprits laminés. Cet incivisme terminal est venu du Japon (Sony). Après un détour par les USA, il a envahi l’Europe dans les années 80, et puis la France avec, qui n’est jamais de reste quand il s'agit de se placer en matière de stupidité à la hauteur des autres nations. Ne sommes nous pas devenus en quelques années davantage courtois avec nos MP3 et nos portables qu'avec nos concitoyens? Renan rappelle donc que cette civilité non seulement « envers les personnes qu’on connaît », mais envers « tout le monde sans exception » était la vraie politesse française. Sans doute force-il le trait en le rapportant à l’ensemble de la nation, mais je sais qu’aussi bien dans les presbytères des ecclésiastiques que dans les salons littéraires tenus par des femmes, cette politesse a régné et a caractérisé, en effet, ce fameux «esprit français », si cruellement absent de nos jours, je ne dis pas des rues, (1) mais des medias et autres lieux qui se donnent pour être des modèles de culture française.
Reste « le pays des chimères », disait Jean Jacques, la littérature. Les souvenirs d’enfance et de jeunesse sont, il faut bien le dire, un puits de jouvence. « La bonne règle à table, poursuit Renan, est de se servir toujours très mal, pour éviter la suprême impolitesse de paraître laisser aux convives qui viennent après vous ce qu’on a rebuté. Peut-être vaut-il mieux encore prendre la part qui est la plus rapprochée de vous, sans la regarder. Celui qui, de nos jours, porterait dans la bataille de la vie une telle délicatesse serait victime sans profit ; son attention ne serait même pas remarquée. Au premier occupant est l’affreuse règle de l’égoïsme moderne. Observer, dans un monde qui n’est plus fait pour la civilité, les bonnes règles de l’honnêteté d’autrefois, ce serait jouer le rôle d’un véritable niais, et personne ne vous en saurait gré. »
(1) la façon dont la plus ravissante jeune fille peut se mettre à aboyer sitôt qu’elle parle dans & à son portable, en s’adressant à ceux qu’elle connaît ne laisse encore de me sidérer lorsque je suis assis à ses côtés dans le bus, et ne me donne guère envie, je dois le dire, qu’elle exerce sa politesse jusqu'à étendre à ma personne son désir de « communiquer ». Il est des individus dont on se réjouit qu’ils ne soient pas vos familiers.
06:14 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, civilité, politesse, france, renan, société |
Commentaires
Cher Solko, quel magnifique billet. L'exercice de style du début autant que tout ce qui suit.
Pour la bonne règle à table, c'est moins une règle qu'une évidence. Peut-on être bien si ceux avec qui nous partageons quelque chose ne sont pas au mieux ?
Écrit par : Michèle | mercredi, 07 avril 2010
Oui, très beau billet.
(A contrario de tout le billet pourtant, l'illustration nous montre un Renan avec un physique à être interprété par Depardieu !)
Écrit par : Pascal | jeudi, 08 avril 2010
Le billet est en effet fort beau. J'aime particulièrement la note. Il est des amitiés dont on se passe (encore le mot "amitiés" est-il impropre : "relations" suffira...). On ne dira jamais assez qu'on a le monde de ses mots et que l'appauvrissement du langage est le symptôme d'une violence potentielle croissante. La civilité n'est pas qu'une politesse, elle est aussi une reconnaissance vraie, loin du "vivre ensemble" de pacotille dont on nous rebat les oreilles alors même que la société se décompose en autant de communautés (ethniques, sexuelles, religieuses, géographiques, sociologiques...) à même de briser toute langue commune (qui n'est pas, qui ne fut pas, nos ascendants en témoignent par la maîtrise qu'ils en ont, quoique n'ayant pas, pour beaucoup, la fierté grotesque de certain(e)s étudiants, une langue banale), langue commune qui, évidemment, est bien plus riche que les idio(t)lectes contemporains.
Écrit par : nauher | jeudi, 08 avril 2010
@ Pascal : Vous avez raison, elle est hideuse cette illustration. J'ai mis à la place cette photo de Renan jeune.
Écrit par : solko | samedi, 10 avril 2010
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