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vendredi, 26 février 2010

Dumézil 86

Frédéric Joignot, alors journaliste à Actuel, rencontre Georges Dumézil  en janvier 1986 peu avant sa mort (le 11 octobre 1986).  Extraits :

En le rencontrant, j'ai vu mes beaux rêves de modernité enchantée se calciner. J’étais pourtant allé le trouver la tête bruissant de grandes tirades épiques d’époque : les nouvelles technologies de la communication, l'écologie globale, la mondialisation du commerce où les pays du Sud commencent de faire circuler leurs produits, la démocratie qui gagne partout du terrain, les premier signes d'ébranlement du communisme deux ans après 1984, nos cinquante années de paix européenne. Avec cette question fascinée : quelles étaient les grandes mythologies capables de nous aider à penser notre temps ? Lui allait m’éclairer. Georges Dumézil. Quatre-vingt-sept ans. Un chercheur inlassable, qui a étudié plus de trente langues – dont le sanskrit, le gallois, la quechua, le laze, le romain, l’oubikh - et décrypté toutes les grandes mythologies : 

La réponse fut sans appel, lancée d’une voix à la fois amusée et fataliste :

- Je vous vois venir, je vois déjà la configuration enthousiaste de votre esprit. Mais je vous préviens, vous n’arriverez pas à tirer de moi des propos optimistes. Je suis inquiet du sort de l’humanité. Pour ainsi dire, désespéré. Nos mythes ? Nos espoirs ? Nos utopies ? Mais nous n’en avons plus. Les mythes, ce sont les grands rêves de l’humanité poétisés. L’Arbre de la Connaissance … Nous avons goûté à ses fruits, nous avons développé des sciences et des techniques prodigieuses. Aujourd’hui, nous sommes devenus les égaux des anciens dieux, nous volons beaucoup plus haut qu’Icare, Hercule fait rire avec sa massue Zeus et sa foudre ne nous feraient pas grand mal. Tous les films guerriers d’aujourd’hui mettent en scène des armes qui effraieraient Mars lui-même.

Je lui demandais :  

- Alors, nous n'avons plus de mythologie ? Plus aucune ? Il continua de sa voix amusée, presque désespérée :

- Si notre époque réalise les exploits des plus vieux héros de l’humanité, elle n’a plus de mythologie pour les penser et pour rêver l’avenir. Au début du siècle, elle s’exaltait avec les mythologies sociales, le communisme, les sociétés sans Etat, l’égalitarisme, la société sans classe ou alors l’enrichissement général, l’ère de l’abondance. Maintenant, cette mythologie a vieilli. Elle s’est pervertie jusqu'à se perdre. Elle ne fait plus rêver. Que reste-t-il comme grande mythologie pour l’avenir ? Le déchaînement des armements modernes. Le chaos. La destruction guerrière, tous les vieux récits de l’Apocalypse modernisés. Seulement, cette-fois, il ne s’agit plus d’une évocation poétique : nous y sommes. Un pays qui n’a plus de légende se condamne à mourir de froid. Mais un peuple qui n’aurait plus de mythes court vers la mort. Un mythe ouvre aux hommes une vision romancée de leurs valeurs et de leurs idéaux. Il organise et justifie les équilibres, les tensions et les règles dont nous avons besoin pour vivre avec notre temps. Sans mythe, une société risque la dispersion. Nous avons anéanti nos anciens rêves, le nazisme a détruit l’Europe, presque le monde. Le communisme a échoué de façon sanglante.

Je résistais malgré tout :

-   Et nos démocraties, nos républiques, Liberté Egalité, Fraternité

- Nous vivons à l’époque du danger guerrier, nucléaire et du terrorisme. La peur, les attentats, les risques de déflagration mondiale cernent nos pensées. La démocratie, voyez comme elle peut être menacée par les terroristes, les fanatiques. L’Occident ne maîtrise pas l’irrationnel des autres peuples, ni les forces de destruction monstrueuses qu’il a développées. Sans une nouvelle vision convaincante et lyrique (1) des hommes sur terre, de la guerre et de la paix, sans valeur de vie, sans mythe puissant, nous ne pourrons équilibrer toutes ces forces, ces tensions. Non, je ne suis pas optimiste. 

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(1) Le mot important ici, plus que lyrique, me semble être convaincante. Car lyrique, d'une certaine façon, l'idéologie mondialisante dont on nous berce les neurones l'est, même si c'est le lyrisme du pauvre  (voyez l'efficacité du  yes we can d'Obama, dernier slogan lyrique du genre). Convaincante, c'est une toute autre histoire

01:47 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : georges dumézil, mythe et épopée, littérature | | |

Commentaires

"Croire en l'homme, en son perfectionnement, en sa bonté naturelle, ce serait avoir foi en l'humanisme des loups et refuser de considérer, avec Kant, que la raison d'être du mal se situe dans l'inscrutable et que le nihilisme est le mouvement fondamental de l'histoire de l'Occident, soit, selon Heidegger lisant Nietzsche, le "mouvement universel des peuples de la terre engloutie dans la sphère des puissances des temps modernes"" (Richard Millet, "Désenchantement de la littérature"). C'est de 2007. Comme quoi l'optimisme n'a guère regagné du terrain.

Écrit par : nauher | vendredi, 26 février 2010

Entre la nostalgie de l'homme archaïque (au sens noble) et le saut dans le vide je n'ose même pas me poser la question d'une troisième voie...Paradoxalement ces "mythologies" étaient celles qui nous prémunisaient contre le déni du réel. Si l'on réfléchie quelque peu nous n'avons jamais autant été appelés à être responsable, au sens "répondre de".

Écrit par : Marie-Hélène | vendredi, 26 février 2010

@ Marie Hélène : L'un des petits jeux idéologiques assez sournois de la société actuelle n'est-il pas d'en appeler sans cesse à la responsabilité individuelle, quand c'est l'humanité dans son ensemble qui est engagée, et ce depuis fort longtemps, dans un processus de prédation à l'égard de son environnement et, si la chose est pensable, à l'égard d'elle-même ? Vous avez raison de souligner le fait que ce sont les grands mythes, comme d'ailleurs des structures qui ont prévalu jusqu'à il y a peu, qui paradoxalement nous pré-munisaient contre le déni du réel. Aujourd'hui, c'est la fragmentation des consciences et le morcellement en réseaux qui joue ce rôle.

Écrit par : solko | vendredi, 26 février 2010

Quand le ciel est mis en bouteille, comment savoir l'heure et comment éviter la nuit ?

Écrit par : Sylvaine | vendredi, 26 février 2010

Oui Solko, cette injonction invoque sous le nom de responsabilité individuelle des intérêts qui font le jeu d'un utilitarisme bien compris tant matériel, économique et financier qu'idéologique en berçant l'homme d'illusions qui raconteraient que TOUT EST POSSIBLE, ce qui renvoie bien à ce "yes we can" ou au "just do it"...Mais le réel est coriace et le nier revient à prendre le risque de le prendre en pleine face, ce qui malheureusement, malgré des conséquences fâcheuses (euphémisme, je précise), ne permet même pas à ses détracteurs de réaliser que les causes sont bien le fait de sa négation, ou comment nier que nous nions. Et c'est là que je me dis que je pourrais faire rater une couvée de singes avec mon laïus, que je tiens pour quelque chose de vrai.
Laissez-moi terminer par une citation de Jean-Pierre Lebrun, lue tout récemment et qui me parait à propos:
"L’air frais ne suffit plus pour refaire poumon ; il faut inventer l’air vrai. L’air frais émanait spontanément de la prééminence reconnue au réel dans le monde d’avant la modernité. Aujourd’hui, en ces temps d’accomplissements de la modernité qu’on appelle postmodernes, ce réel est caviardé, oblitéré, effacé, gommé, obstrué… bref ce qu’on a réussi, c’est à le dénier, et l’air vrai qu’il faut dès lors susciter est celui qui résulte de l’élaboration qui laisse sa place au réel. Nous ne pouvons nous contenter de ne pas étouffer la vérité qui nous habite mais nous devons travailler à l’inventer au-delà du coma dans lequel la réussite de nos progrès nous a plongés. Encore faut-il que cet air vrai ne renvoie pas seulement à telle ou telle vérité particulière, mais à la vérité toujours latente de ce qui nous structure comme animaux malades de la parole."
Nous le sommes devenus en partie, malade de la parole mais ce n'est pas une fin en soi, loin de là.

Écrit par : Marie-Hélène | vendredi, 26 février 2010

@ Sylvaine : Bel aphorisme.

Écrit par : solko | vendredi, 26 février 2010

@ Marie-Hélène : L'action de chacun d'entre nous ne peut être que fragmentaire, sur une réalité elle-même tellement fragmentée. Je crois que ce dont parlait Dumezil, notamment à propos de "forces de destruction monstrueuses que l'occident a développées", et qui, pour faire court, se situe dans un domaine purement technologique, nous dépasse réellement. Quant à assumer chacun notre part de réel, avons-nous de toute façon d'autre choix ?

Écrit par : solko | vendredi, 26 février 2010

Dumézil ! (Vous devinerez sans doute mon enthousiasme à la lecture d'un tel billet), merci Solko. En fait je n'ai rien envie de rajouter, sinon vous glisser une de ces bonnes questions signée Georges Dumézil ; après quoi, je ne sais pas si la messe sera dite, ni si les dés seront jetés (?)...
Après quoi on fera bien ce qu'on voudra :

"Quelle est la frontière, la limite au-delà de laquelle on peut considérer que le cerveau ne répond plus comme avant ? Mieux vaut disparaître trop tôt que trop tard. Qu'est-ce qu'on y perd"
[Georges Dumézil]

Écrit par : Frasby | vendredi, 26 février 2010

@ Nauher : Le "pessimisme" de Millet se situe en effet dans le prolongement de celui de Mumford, lorsque l'un évoque "la fin du christianisme" et "l'actualisation d'une dévalorisation générale", cela rappelle ce que l'autre dit de "l'échec des religions et des philosophies axiales". Dans le prolongement aussi de Dumézil. Mais je crois que ce qui fait la caractéristique du "pessimisme" de Millet, et ce qui me plait tout particulièrement chez lui, c'est son aspect spécifiquement esthétique. Ayant perdu le sens, nous aurions perdu la beauté. Car Millet revient toujours à la question première qui l'occupe et le fonde en tant qu'écrivain : la question de la langue et de sa beauté. D'ailleurs l'un des derniers mots de son essai est le mot "élégance."

Écrit par : solko | vendredi, 26 février 2010

@ Frasby :
De quel cerveau parlez-vous ? - ou plutôt Dumézil parle-t-il- dans la citation que vous nous laissez là ? S'agit-il du cerveau en général (celui de l'espèce) ou en particulier. Car j'ai ben peur que le dernier être humain d'une espèce complètement remodelée de pied et cap et oublieuse comme jamais de ce qui put exister avant elle n'ait encore qu'une envie, ou qu'un instinct : survivre à son néant.

Écrit par : solko | vendredi, 26 février 2010

Oh, mais savez-vous ? tout va beaucoup mieux depuis 1986. Maintenant, nous sauvons notre mère la terre, et en plus, ça rapporte du pognon.
Dumézil s'est trompé. Assurément.

Écrit par : Pascal | samedi, 27 février 2010

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