vendredi, 24 février 2012
Le prix de l'universel
J’ai relu ce soir une très belle nouvelle de Pirandello, un peu conceptuelle, mais pleine d’une vérité limpide, Les pensionnaires du souvenir. Le dramaturge italien y développe l’idée que les vivants oublient et abandonnent les morts parce que « la réciprocité de l’illusion » n’est plus jouable avec eux : « Vous pleurez parce que le mort, lui, ne peut plus vous donner une réalité. »
Et c’est vrai qu’il y a deux langages : celui de la communication, du débat, de l’échange, fait le plus souvent d’opinions, de préjugés, d’impressions, par lequel nous sommes inévitablement placés vis à vis entre vivants, et ainsi réduits à la part la plus faible de nous-mêmes. Et puis celui de la littérature, composé à meilleure distance, fabriqué de moins de « réciprocité » ou d’immédiateté, et donc plus affranchi du réel, véritablement plus exigeant en termes de solitude et de vérité, et dans lequel l’idée que nous puissions mourir ou disparaître - idée proprement scandaleuse dans le premier type de discours- a cessé de l’être pour devenir ipso facto l’une des conditions d’accès à la lucidité, c’est-à dire à la lecture.
C’est la raison pour laquelle je finis par penser qu’il n’est pas idéaliste de se dire que, quelque dérisoire que soit le débat politique prétendument démocratique face à la réalité verrouillée que nous subissons, et si médiocre soit la production éditoriale contemporaine, la grande littérature qui est usage de la belle langue et quête d’une forme parfaite de soi-même, et qui ne se confond ni avec le débat public, ni avec l’édition, possède encore tout son poids parmi nous, pour peu que dans la communauté de ce nous, nous n’omettions jamais d’inclure tous nos morts.
00:24 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, pirandello, nouvelles, solitude, langage |
Commentaires
Le fond des choses de l'écriture, celui qui écrit les touche du doigt, avec une sensation vague, parfois angoissante, parfois délectable. Il s'émeut forcément de se les voir dire en clair sous la plume d'un autre.
Merci, Solko, pour ce texte très fort. Une perle.
Écrit par : Bertrand | vendredi, 24 février 2012
Sur la question de la "réciprocité" de la communication, de l'échange, dans sa forme la plus prosaïque, je suis bien d'accord avec vous. Quant à ce que la littérature (celle qui nous enchante, s'entend, la vraie, celle qui dure), elle s'en éloigne, ou, pour plus d'exactitude, elle la voit comme une immanence au processus d'écriture et c'est pour cela que Stendhal pensait écrire pour le monde de 1935. Non pas qu'il fût si prétentieux que cela, mais parce qu'il avait pleinement conscience qu'être vivant dans l'écriture, c'est être aussi capable de dépasser sa propre mort, et d'être vivant, ailleurs, dans un autre temps.
Écrit par : nauher | vendredi, 24 février 2012
On a les morts qu'on mérite
Qu'importe que les tombeaux soient scellés
Toujours une étincelle respire
Au plus profond des caveaux
On nait les morts sans mérite
A la faveur des fleurs de la nuit
Dont la saveur liquide inonde
Les cimetières provisoires
On est les morts qui survivent
Ou qui meurent c'est selon
Le bon vouloir de la dame
Et le parfum de la danse
Écrit par : gmc | samedi, 25 février 2012
Écrit par : solko | samedi, 25 février 2012
Écrit par : Sophie K. | samedi, 25 février 2012
Écrit par : solko | samedi, 25 février 2012
A un mot près, je trouve que votre exégèse concise de la nouvelle de Pirandello est une magnifique porte ouverte sur nos rapports aux autres et aux mots. les morts ne peuvent plus nous confronter à la réalité, nous pouvons les oublier ou en avoir l'illusion, ils ne nous donnent pas une réalité mais l'opportunité d'en fabriquer une. De même , la littérature ne nous donne pas accès à la réalité, elle nous confronte à la perception que nous en avons. Elle se fait belle quand l'écrivain arrive à écrire cette réalité, sans cligner et sans l'éluder.
Écrit par : patrick verroust | dimanche, 26 février 2012
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