Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mercredi, 07 novembre 2012

Le village global des cochons planétaires

De son propre aveu, le projet de Bloy lorsqu’il se lance dans l’Exégèse des lieux communs le 30 septembre 1897, c’est « d’obtenir enfin le mutisme du bourgeois ».  (1) Comme il le précise lui-même dans son journal, le projet sera interrompu à la 36ème page et repris en juin 1901 au retour du Danemark, lors de cette fameuse captivité à Cochons-sur-Marne (2), expérience cruciale dans la vie de Bloy, sous tendue par cette : «horreur de vivre à une époque si maudite, si renégate, qu’il est impossible de trouver un saint ; je ne dis pas un saint homme, mais un homme saint, guérissant les malades et ressuscitant les morts, à qui on puisse dire : - Qu’est-ce que Dieu veut de moi, et que faut-il que je fasse » (3)

Qu’y –a-t-il de si urgent à faire taire le Bourgeois ? C’est qu’il est, explique Bloy « nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules », grâce auxquelles il reproduit, de génération en génération, les mêmes comportements. Ainsi transmis de père en fils, la sottise de ces formules risque de  prendre « le caractère de l’éternité » (4). De devenir le lieu commun, c'est-à-dire le lieu où l’on pense, où l’on parle, où l’on vit et où l’on meurt  emprisonné dans ce qu’on appellerait aujourd’hui l’opinion.

Alors qu’il vient de s’installer avec sa femme Jeanne à Lagny (qu’il appelle Cochons sur Marne) Bloy a toutes ses raisons de s’attaquer à la langue des cochons, précisément, laquelle triomphe autant dans les conversations de rue que sur la scène, dans les journaux que dans les romans de Paul Bourget, à l’église qu’à l’assemblée nationale. Mais la force spécifique du bréviaire bloyien, par rapport à tant d’autres Dictionnaires des Idées reçues qui ont pu circuler à l’époque, c’est qu’il s’attaque au lieu commun bourgeois non en ce qu’il est bourgeois, mais en ce qu’il est commun : le lieu commun se révèle en effet une parole mortifère, véritable prison dans laquelle tout esprit vivant ne peut que se sentir en captivité. Dresser la satire idéologique de son contenu bourgeois ne suffit donc pas : il convient d’en révéler la nature et la fonction pernicieuses. Bloy va donc démontrer que par leur forme même, l’ensemble des lieux communs qui circulent ont codifié une sorte d’Evangile de la Bêtise, parallèle au véritable Evangile, dont il occulte – en se substituant à lui dans la conscience populaire– le message véritable pour réguler non plus les consciences, mais les comportements.

Il place donc son œuvre pamphlétaire sous la garde de saint Jérôme, « interprète et commentateur inspiré » de la Parole Sainte, dont le nom explique Voragine signifie « vision de beauté » ou « juge des paroles »  (5) Comme Pascal jetait à la face des libertins ses Pensées pour détourner le lecteur  de leur athéisme, Bloy jette à celle des bons bourgeois catholiques de son temps son Exégèse, afin de mettre en lumière l’étendue – au sens propre – de leur mauvaise foi, de leur mauvaise Parole.

Pour cela, l’écrivain invente une méthode : au moment même où Saussure proclame l’arbitraire du signe, Bloy s’acharne à mettre à jour tous les implicites et les présupposés qui, dans l’énoncé même d’un propos semblant honorer Dieu, sont en réalité une insulte à sa Gloire. L’exégète s’emploie à démêler l’original de la copie, à traquer la fraude, la malignité, voire l’obscénité du lieu commun qui se donne comme une vérité éternelle quand il ne fait que servir les intérêts relatifs de qui le prononce. Avec cette dialectique du relatif et de l’absolu, on touche au cœur de la pensée et de la poétique de Bloy, qui n’est pas – contrairement à ce que disent ses ennemis – un simple satirique, mais un vrai chercheur de l’absolu.

C’est alors que le polémiste à l’ancienne endosse à son insu les habits du moderne linguiste, car c’est bien la nature du mot en tant que signe linguistique qui devient le sujet de l’analyse : «  D’autres, écrit Bloy à Philippe Raoux, ont voulu montrer le dessous des mœurs, lequel est pour ainsi dire à fleur de sol. Moi, je voudrais montrer le dessous du langage, qui ne peut être rencontré qu’à une effroyable profondeur »

Bloy a-t-il obtenu le mutisme du Bourgeois français qu’il exécrait ? 

Mieux que lui, deux guerres mondiales s’en sont chargées, et la plus grande partie de ces lieux communs, lorsqu’ils sont prononcés de nos jours, sonnent d’une grande désuétude, presque d’une grande naïveté. Pas même certain qu’un jeune lecteur en saisirait toute l’ironique complicité ni n’en gouterait la vive portée critique.

D’autres formules, néanmoins, pour établir un ordre plus politique que religieux et dicter une morale bien plus procédurière que celle du petit bourgeois d’alors ont vu le jour. Guettons-les à notre tour partout où elles pullulent car elles forment l’opinion publique et dressent la pensée unique, celle qu’il convient d’adopter quand on est un habitant du grand village mondial des cochons postmodernes. L’exégèse de Bloy possède cette force spirituelle inégalée : au-delà de son aspect satirique dont on peut rire à peu de frais, elle agit comme une épiphanie joycienne, parole vivifiante et spirituelle, à l’écoute de la duplicité fondamentale de tout langage institué.

 

-          ; Exégèse des lieux communs, avertissement liminaire de Bloy p 19

-          2 : Mon Journal, p 211, et Quatre-ans de captivité, p 384, Journal I, Bouquins

-          3 : idem, p 419

-          4 : Lieu commun LXXVI, « Rien n’est éternel »

-          5 : Jacques de Voragine, La légende dorée, Pleiade p811 à 819

-          6 : Lettres à Philippe Raoux, p 156

Le texte en ligne ICI


léon bloy,exegese des lieux communs,littérature,société,cochons sur marne,langage,linguistique,politique

Léon Bloy parmi les cochons

 

 

Commentaires

Faut que je lise Bloy, un jour, quand même, donc merci. Là, j'épuise Simenon (beaucoup aimé "Le clan des Ostendais").
(As-tu lu "La subversion du christianisme" de Jacques Ellul ?)

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 07 novembre 2012

L’exégèse des lieux communs est une belle entrée dans l'oeuvre. SInon, il y a le Journal, republié par la collection Bouquins en deux tomes. Un régal.

Écrit par : solko | mercredi, 07 novembre 2012

D'Ellul, je connais surtout la critique du machinsime.
Si Bloy est à mon sens un auteur si important, bien plus que les Hugo ou Zola dont l’institution scolaire nous abreuve, c'est parce qu'il raconte l’évènement le plus important du XIXe en détail : la lente déchristianisation du pays. Sans avoir lu la subversion d'Ellul, je parie qu'il était un grand lecteur de Bloy.

Écrit par : solko | mercredi, 07 novembre 2012

Très beau texte.
Une phrase en particulier, " le lieu commun [...] parole mortifère, véritable prison dans laquelle tout esprit vivant ne peut que se sentir en captivité" renvoie à deux livres que je viens de terminer, "C'est à la nuit de briser la nuit" et "Brisants" de Vincent La Soudière, un immense poète qui commence à sortir de l'ombre et qui, plus que nul autre, s'est senti en captivité dans notre monde dominé par la tyrannie des cochons.

Écrit par : Elisabeth | mercredi, 07 novembre 2012

Je ne connais pas du tout ce poète. SI vous voulez le présentez en un billet, je le publierai avec plaisir.

Écrit par : solko | mercredi, 07 novembre 2012

Merci, cher Solko, de votre proposition. Je vous répondrai plus longuement en privé.
En attendant, vous pouvez lire cette critique:
http://www.juanasensio.com/archive/2012/09/06/c-est-a-la-nuit-de-briser-la-nuit-de-vincent-la-soudiere.html
Pas facile d'écrire à la suite!...

Écrit par : Elisabeth | mercredi, 07 novembre 2012

Oui, faute de ce précieux mutisme espéré, il nous reste à tenter d'appliquer l'exégèse bloyenne aux cochonneries des temps... Mais est-on jamais sûr d'y échapper ?

Écrit par : tanguy | vendredi, 09 novembre 2012

Les commentaires sont fermés.