lundi, 23 juillet 2012
Du mouron à se faire chez les petites gens
Ce fut l’une des réussites majeures de la campagne de Hollande : Dans une France en crise structurelle depuis trente ans, où les oppositions politiques se réduisent à des clivages plus symboliques qu’effectifs (Où voit-on que la droite serait plus raciste que la gauche, la gauche moins gestionnaire que la droite ?…), dans une France pour laquelle une véritable alternance politique n’est plus possible à moins de scissions radicales et véritablement révolutionnaires avec les politiques conduites depuis Giscard et le verrouillage de la très technocratique Europe, Hollande a compris que le distinction sémiologique pourrait, dans l’esprit d’un nombre peut-être majoritaire d’électeurs, se substituer à l’opposition politique rendue dorénavant caduque. Il fallait pour cela un concept marketing : il choisit celui de « normalité ». Ce concept – qui avait l’avantage de l’opposer aussi à son rival déchu, DSK – emporta d’abord l’adhésion de la plupart des éditorialistes et des chroniqueurs, qui déroulèrent le tapis devant lui, construisant peu à peu à l’occasion des primaires une image présidentielle acceptable par l’opinion, dès lors que l’appareil politicien du PS s’était rangé derrière lui. Restait ensuite à le vendre à l’opinion. L’adoubement par Chirac, auquel il vient de rendre une visite très normale en son château, servit de rampe de lancement en réactivant la « majorité » de bric et de broc constitué par le très imaginaire « front républicain » de 2002.
Avant d’être un concept de marketing politique, la normalité est un concept sociologique. La découverte des gens normaux, dits aussi « petites gens » fut entreprise par l’Ecole américaine de Chicago, initiée par des gens comme William Isaac Thomas (1863-1947) et Robert Park (1864-1944). Thomas est célèbre grâce à son théorème établi en 1928, qui veut que les comportements des individus s’expliquent par leur perception de la réalité et non par la réalité elle-même [« If men define situations as real, they are real in their consequences » (Si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences.)]. Park, un ancien journaliste, s’illustra avec son article The City (1915), que les spécialistes considèrent comme l’un des premiers ouvrages de sociologie urbaine ; dans lequel il théorise la « proximité » et les « enquêtes de terrains » comme méthodes de connaissances privilégiées de la société. Ce qui est intéressant, c’est que les individus n’y sont plus pensés comme sujets citoyens, mais comme objets d’étude et de propagande..
L’idée que les petites gens peuvent être étudiées s’impose au vingtième siècle naissant durant lequel ce type de concepts (proximité, normalité, respect) vont se substituer dans l’esprit des gens aux valeurs héritées du XVIIIème : liberté, égalité, fraternité, pour dévoyer l’idéal démocratique en démocratie d’opinion. La clé du discours schizophrénique de la « gauche » peut se repérer dans cette tension incessante entre proximité et égalité, normalité et fraternité, à quoi il faudrait rajouter respect (variante justice) et liberté. Qu’attendre dès lors de cet énarque rusé et autoritaire, sinon qu’il incarne inlassablement - tant que l’opinion le lui permettra-, cette image lisse et faussement humble de président normal qui réussit si bien aux vieux Mitterrand où Chirac, dont il emprunte les costumes et les voix, d’un discours à la jeunesse à un discours sur la repentance. ? Les gays et les étrangers, à qui on jettera en pâture un droit de vote et un droit au mariage qui n’ont plus ni l’un ni l’autre beaucoup de sens, serviront servilement d’alibis pour tenir le plus longtemps ce numéro d’équilibriste.
La France, province vieille et frileuse, s’accommodera-t-elle longtemps de cette posture médiatique ou s’en lassera-t-elle au plus vite ? Tout dépendra de la gestion de la crise, diront les commentateurs. C’est oublier le théorème de Thomas : on peut, par exemple, rétablir les publicités sur les chaines publiques et augmenter les impôts des classes moyennes tout en ayant l’air de gauche, ce n’est pas un problème, si l’on y met les formes en feignant d’abolir les distinctions entre, par exemple, riches et pauvres, homos et hétéros, Français et étrangers ; mais les formes vont, viennent, volutes de fumée dans les caprices des peuples. Quand tout sera normalisé on se lassera vite de cette standardisation creuse et sans relief.
La gestion de la crise par Sarkozy a été bonne (1) ; pourtant ce dernier a chuté lorsque les financiers qui le soutenaient ont craint que sa communication trop « autoritaire » ne heurte trop frontalement l’opinion : sa fameuse rupture d’avec la « normalité » chiraquienne l’ayant contraint à droitiser son discours, il finit par passer auprès de Madame Michu comme un dangereux Mussolini en culottes courtes, et perdit de peu sa réélection à cause de cela. Pareillement, Hollande chutera lorsque les financiers qui ont soutenu sa campagne jugeront que sa normalité faite de démagogie et de concertation-parlotte sera redevenue un concept dangereux, parce que trop ostensiblement totalitaire. D’ici là, les petites gens ont du mouron à se faire…
L'école de Chicago et la découverte des petites gens
(1) On écrit ici gestion et non résolution. Commentateurs, faites-y attention avant de ruer dans les brancards.
18:12 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : william thomas, robert park, normalité, école de chicago, petites gens |
Commentaires
Tant de gens ("petites" ou non d'ailleurs) sont tombés dans le panneau de la "normalité" de Flamby. Normalité en carton-pâte, aussi artificielle, stupide et écœurante que le "bling-bling" de Sarko.
Écrit par : Sarah. S. | lundi, 23 juillet 2012
Le discours sur la repentance vise à rendre l'homme national, attaché à une identité, à une histoire, à une culture séculaire dont il tire une légitime fierté, obsolète. Il doit être remplacé par l'homme mondial, consommateur hédoniste/festif dont la promotion passe par l'acculturation et par l'adoption du mode de vie nord-américain. L'Européen est particulièrement visé par ce discours, il est aisé d'en comprendre les raisons. Les cléricaux des droits de l'homme apportent le coup de patte nécessaire à ce nouvel embrigadement et prospèrent sur le terreau de la diabolisation de toute personne se référant à son passé, à son histoire, glorieuse ou pas d'ailleurs. C'est de cette rupture avec le passé, soumis aux sermons moralisateurs, que la désastreuse ignorance se développe accompagnée de la haine de soi. Cette nouvelle Terreur s'étend comme une lèpre dans toutes les instances médiatiques qui pèsent dans la vie politique, alimentée par des réseaux occultes qui se fichent comme d'une guigne des résultats aux élections. Avec pareille engeance il est légitime de penser que le temps démocratique a peut-être touché à son terme.
Le président Normal s'inscrit évidemment dans cette logique mondialisée du pouvoir oligarchique international. Pire, attendons-nous à le voir se porter en tête dans les nouvelles guerres de l'Empire programmées au Proche et au Moyen-Orient. Mais l'imprévisible peut surgir inopinément de ces aventures guerrières et bouleverser la donne. C'est souhaitable, tant l'anesthésie semble générale, tant nous avons perdu l'habitude de nous battre vraiment pour une cause qui dépasse nos singularités. Restons lucide malgré tout, rien à cette heure n'indique une quelconque forme de rejet du système.
Écrit par : Danny | lundi, 23 juillet 2012
Qu'est-ce que la normalité? En langage psy la normalité ne peut ni se définir, ni même être effacée, tant elle est intime et propre à chacun.On peut juste dire que c'est vivre sans que les aléas de la réalité extérieure ne nous heurtent, accepter ses désirs et ses souffrances. Le normal serait alors dans un sens large, le non pathologique. L'anormal un état de souffrance psychique.
F. Hollande, avec son idée de normalité mêle "jugement d'attribution et jugement d'existence dans leurs origines communes pour faire vertu de ce qui est et confondre parfois idéal et statistique en se voulant comme tout le monde. C'est aussi bien ouvrir la question du narcissisme, essentiel en cette affaire, donnant valeur à la normalité sous des formes parfois opposées: être conforme à la moyenne ou se tenir au dessus des autres..." (Dictionnaire international de psychanalyse)
Écrit par : Anne D. | lundi, 23 juillet 2012
Dans le mythe, Narcisse est amoureux de son image qu'il contemple dans un élément naturel, l'eau, laquelle peut être métaphore de bien des choses
Dans le narcissisme moderne, qui donne à la normalité une valeur, l'individu se reflète dans ce qu'il consomme. Son narcissisme n'est plus solitaire, mais engage donc autre chose que lui-même. Le lie au consumérisme. On est bel et bien dans "la culture du narcissisme" (Christopher Lasch) et dans la culture marchande.
Écrit par : solko | mardi, 24 juillet 2012
J'ai des raisons personnelles de rejeter la "normalité". Moi-je est maintenant seul face à ses responsabilités, et c'est assez hilarant de le voir courir après les foules pour garder le " contact" avec les Français. N'importe quoi.
Dans l'Histoire, rien de grand ne s'est bâti avec des hommes normaux. Nous voilà rassurés : Hollande n'en fera partie qu'au titre de l'anecdote, le mec élu par défaut, ras les paquerettes. Son discours sur la responsabilité de la France pour la Rafle est abrutissant de connerie.
Les classes moyennes vont payer le déficit à coup de Csg. Les smicards ne feront plus d'heures sup. Bref, les savants calculs sur les éventuelles nouvelles rentrées d'argent vont faire pschitt, ou mieux: s'avérer n'être que du flan !!
Écrit par : Jérémie | lundi, 23 juillet 2012
Les petites gens ont toujours eu du mouron à se faire. Quand les gros maigrissent, les maigres meurent.(proverbe)
Écrit par : Julie des Hauts | mardi, 24 juillet 2012
Vous aurez sans doute remarqué que le président Normal grossit de nouveau.
Écrit par : Danny | mardi, 24 juillet 2012
Oui, Solko, Narcisse a supplanté Oedipe dans la quête identitaire.
Écrit par : Anne D. | mardi, 24 juillet 2012
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