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mardi, 06 mai 2008

Chose vue

Chose vue... Hugo en fut l'inspirateur et je ne peux pas m'empêcher de penser à ce propos à Jacques Seebacher qui en citait bon nombre de mémoire : A l'époque, cela m'impressionnait furieusement, cette façon d'être dans le présent, avec nous, et puis dans - non, pas le passé, - d'être aussi dans l'univers mental de quelqu'un d'autre, Hugo en l'occurrence. Tout à l'heure dans le métro, moi, un peu absent, balloté, pas vraiment éveillé, n'est-ce pas : le métro est-il un lieu conçu pour l'éveil ? Et puis j'entends soudain une voix proférant : « il faudrait pouvoir mourir ! » D'un ton très pragmatique, comme : « il faudrait pouvoir sortir de là, car on respire mal, vous ne trouvez pas ? »

Je tourne la tête. Assis là, derrière, « Quatre-vingt deux ans, dit-il... J'ai quatre vingt deux ans. » Un vieillard, ce qu'on appelait autrefois un digne vieillard, casquette vert sombre, regard humide et comme figé, joues qui ballottent un peu, grand front encore de lumière. A ses côtes, une femme, la trentaine, black et teinte en blond, rondouillarde dans une sorte d'imper bon marché. En face de lui, une autre femme, européenne du sud, la cinquantaine, des cheveux raides, le masque d'une qui a beaucoup bossé. Ni l'une ni l'autre ne réagit à cette amorce de discours. Je ne me souviens même plus du quatrième acolyte sur le siège, vous dire à quel point ils existent ... Lui, donc, casquette vert bronze sur le crane, peau emplie de gros grains bruns (je me rappelle de ces vieux exercices d'articulation – « Gros grand grain gris creux d'orge, quand te dégros grand grain gris creux d'orgeriseras-tu... ? ») Et lui, 82 ans : Il faudrait pouvoir mourir...

« Femme, dit-il, partie depuis longtemps. Vis seul. » Quatre vingt deux ans, en toutes lettres, cela nous ramène (je compte) à 1926 ! Epaisseur soudaine de ce regard, mais translucide, comme déjà expirée entre les papilles du temps. « Je vis seul et, précise-t-il, (c'est propre chez moi) « - Je mets des parenthèses pour reproduire le ton ; son ton.; le ton de ce vieillard. On sent que pour lui (1926), c'est important que ce soit propre chez lui. Chez lui !

Pas une simple parenthèse, mais un détail essentiel qu'il énonce pourtant avec une pudeur incomparable : « une femme vient de temps en temps passer la serpillère et moi, je fais le reste »

. Tout le monde, c'est sûr, s'en fout, moi aussi, d'une certaine façon, que ce soit encore propre chez lui... Que lui dire ? J'écoute : « Mais elle ne comprend pas le français... » (Détail qui ne manque pas d'importance, il ne dit pas, « elle ne parle pas le français », mais « elle ne comprend pas le français ») Nous, comprenons-nous ? Métro : des trentenaires partout, avec dans les oreilles leur ombilical et technologique cordon, abrutis - non pas, mais pire : absents. Et la grosse black qui commence à rigoler, genre : « il est pas timbré ce vioque ? » Avec ses fausses mèches qui puent l'artifice, comme lui pue la solitude... Aïe Aïe Aïe... 82 ans continue : « Et on m'a pris tout mon argent... » La black se met carrément à rigoler et moi, je la trouve soudainement atroce à vomir. Une tristesse me serre le cœur. 82 ans continue : « Il faudrait pouvoir mourir. » La femme en face de lui regarde ses pieds, la grosse black rigole comme une idiote et le métro poursuit sa course infernale, oui, on peut le croire. Infernale... J'ai encore à l'oreille, comme une chose plus entendue que vue cette plainte, car malgré tout c'en était une... Pas de morale à tirer de tout ça : cette solitude, qui contraint le monde, tout le monde, moi compris, et qui, à 82 ans est devenue dans sa nudité irrespirable, une sorte de vérité générale dont rigole une idiote et que je livre telle quelle à la sagacité de vos réflexions. Sagesse d'un conditionnel (il faudrait pouvoir) - et sagesse d'un aveu véritable : mourir. Et cette tragique infirmité qui, finalement, emporte une rame d'idiots jusqu'à la station d'après : Aurait-il fallu ? Je descends.

 

22:00 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : chose vue, solko, métro | | |

Commentaires

C'est très beau Solko. Et très triste. Quand je prends le métro seul je trouve souvent dur de ne pas pleurer. Si je n'ai pas devant les yeux des êtres que j'aime inévitablement je pleure. Ou bien j'ai la chance d'être plongé dans un livre.

Bien à vous.

Écrit par : Tang | jeudi, 08 mai 2008

Comme vous rendez bien cette solitude, encore renforcée par l'indifférence ou les rires des passagers. Il est vrai que le métro n'est pas le meilleur endroit pour faire des confidences. Mais où pourrait-il trouver de la compagnie, le pauvre vieux, si ce n'est là? Signe d'une époque. Il n'y a plus d'endroits où prendre le temps de parler.
Et toute une vie pour en ariver là: souhaiter en finir.
Tous ceux qu'il a connus s'en sont déjà allés. Il reste ces trentenaires, des étrangers pour lui. Et cette manie de considérer qu'il radote, manière cruelle de refuser tout sens à son discoours. Il est ramené à l'état d'enfance, jugé irresponsable, dément peut-être, par les passagers auxquels il tente de se confier. Dans leur regard, il n'existe déjà plus. D'où sa réflexion, finalement. Il est manifestement de trop. Il faudrait savoir mourir.

Écrit par : Feuilly | vendredi, 09 mai 2008

Ceci dit, il n'a pas dit savoir mais pouvoir. Non pas une chose qu'on nous apprendrait à faire mais plutôt une capacité qui serait intrinsèquement liée à notre organisme.

Écrit par : Feuilly | vendredi, 09 mai 2008

La femme qui passe torcher le vieux de temps a autre est surement elle aussi une "grosse black", et il leur arrive parfois de piquer dans le porte-monnaie...
Tristement banal.

Écrit par : Paul | vendredi, 09 mai 2008

Merci pour ce commentaire brillant Paul. Y en a qui piquent pas dans le porte monnaie mais si ils pouvaient fermer leur gueule une fois le temps ce serait vraiment pas mal.

Écrit par : Tang | vendredi, 09 mai 2008

Le commentaire de Paul, que je ne connais pas, est en effet celui d'un sot. Mais la force des choses vues, c'est que chacun y "voit" ce qu'il souhaite voir. D'un côté, pour moi aussi, c'est tristement banal, cette scéne de métro. C'est une preuve de la vitesse à laquelle la société ne cesse de se déliter de génération en génération ( je parle en globalité, bien sûr, car il y a toujours des individus qui échappent au lot commun) de se décomposer dans la guerre de chacun contre chacun, et cela au fur et à mesure qu'elle se mondialise dans du mercantilisme et de l'égoisme marchand. C'est le contraire d'une société, d'une urbanité, cette juxtapostion de gens raccordés à des fils, le contraire d'un "transport en commun", cette rame d'idiots. Et moi qui suis dans la rame, que puis-je voir de plus que de ce que j'ai vu là, ni faire de mieux que de le dire ? Tang et Feuilly merci pour vos passages et vos commentaires et à bientôt.
Cordialement à vous tous

Écrit par : solko | vendredi, 09 mai 2008

Excusez mon emportement contre ce Paul, Solko. Ce n'est pas tant la sotte banalité du propos que l'indécence de cet écho après votre triste note qui m'a irrité.

Pour faire plus constructif, ne faudrait-il pas écrire "que je livre telLE quelLE" s'agissant d'une "sorte de vérité générale"?

Bien à vous.

Écrit par : Tang | vendredi, 09 mai 2008

telle quelle, en effet...

Écrit par : solko | vendredi, 09 mai 2008

Je découvre ce texte. J'aime ce regard porté, cette attention profonde. Aux hommes. Aux mots (elle ne "comprend" pas le français). Et j'aime l'attention sensible de Tanguy. Rencontrer dans le métro, ou ailleurs, un homme qui pleure à cause de ce qu'il voit...
En mai 2008 (j'allais écrire 68), je ne connaissais pas encore "Solko".

Écrit par : Michèle | dimanche, 01 novembre 2009

@ Michèle : 68 !
Dame, c'était encore le joli temps des anciens francs, des Corneille et des Pascal... Pas de nostalgie, pourtant. Une conscience très nette que le monde a changé aussi imperceptiblement que sûrement.
Difficulté aussi, puisqu'on parle de "chose vue" à distinguer le changement du monde du changement de celui qui le regarde.
Et "82 ans", alors en pleine force de l'âge. Et les trentenaires, pas encore nés...
De quoi méditer pour la nuit...

Écrit par : solko | dimanche, 01 novembre 2009

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