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mercredi, 27 mars 2013

Embolie

Il était seul dans l’appartement ce matin-là, quand le réveil sonna. Sept heures trente, presque : la perspective de retrouver le bureau, les dossiers, les collègues, après le long week-end qui venait de s’écouler ne le réjouissait guère. Cela traçait devant ses pas sur le parquet comme un sentier étroit, un obstacle à son réveil. Il se leva cependant, pâteux de l’esprit comme de la bouche. Un sentier qui le conduirait au bureau aussi surement que le soleil se lève et se couche, ou que toute trajectoire peut se réduire à la ligne droite.

Il avait ôté tous les vêtements de la nuit et s’apprêtait à enjamber la paroi de la baignoire lorsqu’une douleur fulgurante emplit la partie droite de sa poitrine. Il dut poser le pied sur l’émail et demeura un instant dans cette position stupide, une jambe dans la baignoire et l’autre sur le carrelage de la salle de bains, la main au thorax, le sourcil froncé et des larmes lui montant aux yeux.  Le cœur ? Cela se pouvait-il, sur ce côté-là ? A moins que cela ne fut nerveux, mais quelle obscure raison ? Sa première impression fut que c’était sérieux, très, même. Il parvint à sortir sa jambe gauche de la baignoire, entrevit son visage dans la glace. Eméché, pas rasé, l’animal.

Il ouvrit le robinet du lavabo, s’empara d’un gant et entama ce qu’on appelait jadis une toilette de chat, histoire de ne pas puer, au cas où.  L’évidence d’un pressentiment contre lequel il luttait tout en s’y abandonnant, qu’il aurait sans doute besoin d’être malgré tout présentable. Cette pensée le reconduisait au bureau. Pouvait-il s’y rendre comme cela, la chevelure aussi sale ? Il s’empara d’un flacon, fit couler avec sa paume droite de l’eau sur ses cheveux, de l’autre quelques gouttes de shampoing. Les bras ainsi levés, la douleur s’estompait. La fraîcheur de l’eau, juste ce qu’il fallait de mousse, le parfum du shampoing le rassérénait. C’était certes absurde de se laver les cheveux ainsi debout entre deux arrivées d’eau, mais il pouvait encore se dire que le train-train habituel n’était encore perturbé par rien qui serait définitif.

Pourtant, lorsqu’il se pencha en avant pour se rincer avec le pommeau de la douche, il crut défaillir, comme si la douleur revenue le poussait en avant dans la baignoire. Coup du lapin. Ce deuxième assaut eut raison de ses doutes : la douleur cette fois-ci ne passait plus. Appeler les pompiers ? Pour récupérer et passer  un à un ses vêtements, il économisa au mieux ses gestes et ses efforts. Les pompiers risquaient de tarder et comment entreraient-ils dans l’appartement s’il s’effondrait entre temps ? Téléphoner à un ami qui habitait non loin, c’était prendre le même risque. Il fallait pourtant agir, avec au-dedans cette douleur au côté droit dont il se demandait à présent si ça ne montait pas de l’estomac. Il emplit de croquettes le bol du chat, dans l’idée qu’il risquait d’être absent plusieurs jours.  Il se dit que le mieux était de ne déranger personne, ni ami ni pompiers, mais qu’il était urgent de quitter ce lieu où il n’était visible de personne.

En portant sa main au thorax, il descendit à petits pas les escaliers de l’étage. En poussant la lourde porte en bois de l’immeuble, il ressentit une très nette difficulté pour respirer. C’était sérieux, que croyait-il ? En même temps, l’idée que son corps le lâchât d’un coup ne lui était pas familière, comme l’étaient, par exemple, l’odeur et la chaleur de ce trottoir. Il pouvait bien faire  quelques pas encore, jusqu’à l’arrêt du bus d’en face, dedans il y aurait une place assise, et quelques arrêts plus tard, il serait en sécurité à l’hôpital. Il ne dérangeait ainsi personne, ne prenait pas le risque de se ridiculiser pour le cas où tout ça ne serait que crampes, et satisfaisait quand même aux injonctions de plus en plus pressantes intimées par son instinct de survie. Cet état curieux, froid, insensible, méthodique, qui n’exigeait que de l’efficacité. Ici, il était visible. Qu’il tombât, on le ramasserait.

C’était l’heure où chaque ouvrière de la ruche se rendait à son job. Lui aussi, ne s’y rendait-il pas ? Une partie de lui-même était en route, une autre assise là, sentait peser de plus en plus lourdement le poids de chaque instant,  avec la difficulté croissante pour se saisir d’un souffle nouveau. S’il voulait arriver à l’heure, il faudrait presser le pas. Ne lui venait nullement à l’esprit que sa journée avait déjà  bifurqué vers autre chose, même si très lucidement il attendait ce bus qui l’arrêterait juste devant l’hôpital Il se disait qu’après une consultation aux urgences, renseigné sur son état, ce ne serait qu’un minime retard. Avait-il sur lui son portable ? Tâtant les poches de son veston, il fut rassuré d’y palper son relief, son portefeuille également, sa carte vitale. Ouf. Malgré cette lourdeur écrasante dans la poitrine, il pouvait donc encore reposer sur quelques automatismes, compter sur eux, hein : que se serait-il passé si sa carte vitale n’était pas toujours dans son portefeuille, son portefeuille dans sa veste, et ainsi de suite. Son portable, pour prévenir tout à l’heure le bureau de son retard ? Euh Euh… Il devait être un peu plus de huit heures du matin, la rue emplie de bagnoles et de leurs klaxons, ça pue terriblement, les uns dans une file, les autres dans une autre, la même direction. L’air lui venait encore, bien sûr, nécessitant de sa part de plus en plus d’attention, de plus en plus d’efforts. Dès qu’il bougeait le bras, la  douleur dans le thorax s’engouffrait. Le bus ne venait pas. Pouvait-il tenter d’aller à pieds ? Au fond, l’hôpital ne se trouvait qu’à un quart d’heure de marche.

 

Quelques pas suffirent à le convaincre du caractère hasardeux de l’aventure. Il serait plus sage de se rasseoir et d’attendre, décidément. Qu’il tardait, ce foutu bus !  Son regard se posa sur ses carreaux du premier, juste en face. Ils étincelaient. La veille, il avait pris le temps de nettoyer toutes les vitres. Son regard se figea.  On venait  de l’arracher à ce lieu. Son lieu. Leur lieu. On ? Qui était ce on ? Il songea qu’il serait ridicule qu’il mourût au printemps, quand sa saison préférée était l’automne. Pourquoi, foutre, tout le monde est-il entiché de ce printemps ? Détestable est le printemps ! Le printemps n’est qu’un commencement, quand l’automne est la véritable origine, dans l’humus nourricier. Il regardait ces fenêtres, dont une force douloureuse entre ses cotes venait de l’extirper, le bus ne venait pas, personne qu’il connût aux alentours. Peut-être était-ce mieux qu’on ne le surprît point dans cette étrange situation. Interloqué, il songea à l’humus nourricier. Tous au trou, in fine. L’idée qui l’avait souvent fait sourire lui serrait à présent le cœur. A moins que ce ne fut le manque d’air. La pollution, partout. Là-bas, il reconnut le bruit de ce moteur contre lequel ils avaient souvent pesté en regardant la télé, fenêtres ouvertes. Le bus qui passait juste sous leurs fenêtres. Fallait-il la prévenir ? Inutile de l’inquiéter, non plus, avant d’être  sûr de quelque chose. Il fit un signe au chauffeur. Jeta un dernier coup d’œil aux carreaux sur lequel rebondissaient les rayons du matin. Pria pour les revoir, lorsqu’ils furent mangés par un tournant de la rue peut-être décisif. 

21:15 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : embolie, santé, littérature, nouvelle, croix-rousse, hopital | | |

Commentaires

Très émouvant, Roland.

Écrit par : Sophie K. | jeudi, 28 mars 2013

Merci. Si le texte fonctionne, je l'insère dans un roman. J'ai besoin de faire mourir un personnage, justement...

Écrit par : solko | jeudi, 28 mars 2013

Ah non alors, pas d'accord! ce personnage ne meurt pas! il guérit !

Écrit par : Sophie | jeudi, 28 mars 2013

heu...mais pourquoi doit-il guérir, sophie? où est le privilège de l'auteur dans ta remarque?^^

Écrit par : gmc | vendredi, 29 mars 2013

Zéro privilège de l'auteur, tout le privilège au commentateur !!!

Écrit par : Sophie | vendredi, 29 mars 2013

De plus, si ce personnage guérit, ça m'change toute l'intrigue, de bout en bout, c'est pas commode...

Écrit par : solko | vendredi, 29 mars 2013

C'est pas commode mais qu'est ce qu'on fait d'un personnage mort, je vous l'demande !

Écrit par : Sophie | vendredi, 29 mars 2013

Ah ça! peut pas vous le dire comme ça : secret de confection!

Écrit par : solko | vendredi, 29 mars 2013

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Écrit par : Sophie | vendredi, 29 mars 2013

Pour avoir le courage d'écrire une autofiction vécut d'un peu trop près, il faut du souffle!

Écrit par : patrick verroust | samedi, 30 mars 2013

ça a été aussi une façon exorciser le truc.

Écrit par : solko | samedi, 30 mars 2013

Je découvre ce texte et je me suis fait la même réflexion que Patrick.

Impressionnée par la justesse de chacune des phrases, toutes choses qui nous traversent l'esprit dans des situations critiques, parfois extrêmes.

La vie et en même temps la littérature.
C'est un texte très fort, oui, Solko. Espère lire le roman un jour.

Écrit par : Michèle | lundi, 01 avril 2013

Et je comprends ô combien le cri du cœur de Sophie :)

Il est des personnages que l'on peut faire mourir, d'autres pas :)

Écrit par : Michèle | lundi, 01 avril 2013

Vous avez peut-être raison.
En tout cas, s'il meurt, je prendrais soin de bien distinguer l'auteur et le personnage !

Écrit par : solko | mardi, 02 avril 2013

Un homme qui aime l'automne ne peut pas mourir au printemps, c'est immoral.

Écrit par : Julie des Hauts | mardi, 02 avril 2013

J'aime beaucoup ce texte. Le héros ne doit pas mourir au printemps, puisqu'il aime l'automne, c'est trop triste.

Écrit par : Julie des Hauts | jeudi, 11 avril 2013

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