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lundi, 01 juin 2009

Maurice Chappaz, poète de passage

Un ami m’a offert un très beau texte de Maurice Chappaz dont je viens d’achever la première lecture. Il s’agit du tout dernier ouvrage du poète et vigneron suisse, La pipe qui prie et fume (Nov. 2008, réed. mars 2009, ed. de la revue Conférence). Maurice Chappaz s’est éteint au début de l’année 2009, le 15 janvier exactement. Ce texte constitue donc un legs poétique troublant, dans lequel l’expérience de la vieillesse et celle de l’écriture s’enlacent à chaque instant : « Je devine en moi la grande usure. L’Eternel est aux aguets » (p 9).

De Chappaz, je ne connaissais que le Testament du Haut Rhône, un recueil de 1953, réédité par Fata Morgana en 2003. La qualité avait sonné à mon oreille. Sonore et vive. Mais je ne sais pourquoi, sans doute cet endormissement administratif dont parle le poète, et propre aux citadins (là, c'est moi qui rajoute), je n'avais pas insisté. Chappaz n'est pas homme des villes, et nous qui y vivons y perdons trop souvent le goût et la paix de l'esprit.

La pipe qui prie et fume se présente comme une suite de 26 méditations, faites aux Vernys, son chalet sans route dans une haute vallée valaisanne. Pierre-Yves Gabioud, (peintre et graveur vivant dans le val Ferret), a accompagné les 26 textes de 26 monotypes reproduits dans l’édition. La valeur de cette écriture tient tout entier à la conscience de la mort, avec laquelle vit le poète nonagénaire. « A la suite d’un corps, il ne peut y avoir rien. Certes, personne n’est revenu des inimaginables villages. Quand nous serons en Dieu, nous passerons dans les nuages, le vent, les torrents qui bêlent, ça pourra prendre une forme humaine. Nos morts travaillent depuis toujours sur cette terre. Tel ou tel les a aperçus, je m’en suis parfois douté. Ils influencent le destin, ils remuent les événements » (p 21) « J’ai tant guetté le printemps, cette année, si anxieux de le manquer. A présent, guetté par l’âge, je le rumine comme les vaches ruminent l’herbe en clignant les paupières. » (p 71) « Les croyants, les incroyants… Voilà ce qui à l’instant s’est faufilé à l’intérieur. On est tout à la fois croyant et incroyant. Le choix se fait sans cesse et presque à notre insu, d’un jour à l’autre dans le dédale de l’âge où je trébuche. L’espoir même que j’ai et les miettes de la beauté du monde qui s’éparpillent en moi… des nuages dans le ciel aux arbres sur la terre qui attendent avec le cri d’un corbeau, tout me fait sentir mon rapprochement avec les bêtes. » (p 94) Et ce passage où Chappaz cite « le mot de la fin d’un fermier à sa parenté appelée autour de son lit : Eh bien ! mes pauvres, cette fois ça y est, j’ai fini de chier. » (p 94)…

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Maurice Chappaz, jeune homme.

 


Entre ses méditations, il « voltige », comme il le souligne. Des bouts de souvenirs, des bribes de passé, viennent se mêler aux sensations, aux interrogations, volutes de cette pipe qui prie et fume et s'écrit. Ceux d’une vie commune déjà lointaine avec sa première femme, la poétesse Corinna Bille (1912-1979) : « L’écriture glisse le corps dans sa balance : c’est ainsi que je pense à Corinna. Tant son âme, son visage, l’esprit de son ventre se retrouvaient dans l’écriture. De sorte qu’il est arrivé que mon corps animal l’oublie pour les livres » (p 159). Ceux de son adolescence : « Je souris en pensant à cette ville-village natale qui a toujours cinq mille habitants, si sympathiquement méprisable, pensions-nous dans l’adolescence, où les faits qui deviennent extraordinaires sont les banalités privées qu’on apprend en allant chez le coiffeur nommé César qui rase avec le couteau : je penche la joue de biais, je guette la lueur argentée. Et la mousse blanche, la serviette, toute une liturgie de marécage nous remplissent d’aise. » (p 163) Ceux de son enfance. Et, dit-il « Notre existence se compose, se recompose sans fin comme s’il n’y avait pas d’origine. N’empêche. On est intime avec tout l’univers. » (p 182). Ces souvenirs, ces méditations, cousus, reliés ensemble par un même idéal : « Mon idée d’hier : celle d’une petite communauté d’écrivains, de poètes qui se retrancheraient du monde, cultiveraient un semblant de campagne. A côté de quelques sages coups de pioches, nous inventerions une petite imprimerie pour écrire des lettres à des inconnus dans les villes ou vers les couvents. » (p 61)

Sur la vidéo (suivre le lien), on peut voir Maurice Chappaz peu avant sa mort. Il parle de la respiration de la prière, de l’écriture (« si on n’est pas mangé par les choses administratives, on essaie d’écrire ») de l’accident de Corinna qui a failli mourir sous ses yeux en roulant une pente alors qu’ils venaient de s’installer aux Vernys.

Pour finir, un extrait un peu plus long, qui sonne tel un art poétique en ce début de vingt-et-unième siècle, héritier, dit Maurice Chappaz "de tout ce que je déteste" :

« Elle (la beauté) me saisit tellement quand je surprends les bêtes sauvages – biches, cerfs, chamois ici même, qui traversent avec un tel incognito les pentes, s’effacent toujours. Elles ont un abîme devant les yeux dès qu’elles nous aperçoivent et se sauvent.

Se sauvent, oui. Qu’est-ce qu’elles emportent ? Un autre monde et la beauté introuvable dont elles nous ont laissé l’impression par cette allure où s’est profilée la peur… et une si inviolable indifférence.

Dès qu’elles s’apprivoisent, c’est fini. Il leur manque le grand frisson du paradis antérieur. Où on ne mourait pas car on ne savait pas qu’on mourrait. .. Nous, c’est cette connaissance que nous leur apportons. On a perdu le miracle de vivre, d’être toujours dans l’éternel. Et ainsi la beauté, comme l’amour, est liée à la mort. Et tout est lié à la mort nous masquant quelque chose qui a eu lieu avant elle. » (p 26)

 

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Maurice Chappaz chez Jean Louis Kuffer : C'est ICI

Commentaires

Un billet émouvant. Je lirai "La pipe qui fume & prie".

Sur le site de Jean-Louis Kuffer, on trouve des articles de diverses époques que JLK a consacrés à Maurice Chappaz.

Dans le n° 72 de sa revue LE PASSE MURAILLE, une page (article de René Zahnd) est consacrée à Maurice Chappaz, traducteur des Idylles de Théocrite et des Géorgiques de Virgile. Philippe Jaccottet lui a consacré un petit livre de 69 pages, chez Fata Morgana "Pour Maurice Chappaz'".

Et enfin, JLK l'évoque aussi dans son livre "Impressions d'un lecteur à Lausanne" (2007)

Écrit par : Michèle P. | lundi, 01 juin 2009

La pipe qui prie & fume.

Écrit par : Michèle | lundi, 01 juin 2009

Bonjour,

Je vous fais part ici de mon billet envoyé à JLK à l'annonce de la mort du poète. Cordialement. Philip Seelen.

"Donc Chappaz est mort.

Cher Jean-Louis, je me souviens encore très bien de la chaleur amusée et respectueuse que tu dégageais quand, à ton retour du Valais, tu m'avais raconté alors les petits détails de vie autour de ta dernière rencontre, en passeur, avec l'immortel.

Chappaz, je le pensais invincible depuis que je l'avais si souvent rencontré, canne en main et chapeau en tête, au cours de nos chasses aux chamois, chasses bien sûr tout en tendresse. Nous partagions avec Chappaz et deux amis d'études la passion de la "chasse aux images" et nous aimions bien parcourir le Val de Bagnes à la recherche de châmois, bouquetins, coqs de bruyère, marmottes, choucas.

C'est au pied de la Pierre Avo que Chappaz nous avait rejoints, passionné qu'il était lui aussi d'observations, goûtant en connaisseur ces longues heures passées, planqués, à observer les bêtes et leurs mouvements, à se passer et repasser entre nous un verre de Fendant, une tranche de Bagnes, notre unique paire de jumelle et une lamelle de viande séchée.

La journée était très belle, et ce jour là, Chappaz couché dans l'herbe, le visage plissé par la tension inhérente au guet de notre chasse amoureuse, avait l'oeil vif, le visage plissé et le verbe généreux. Cette image là et cette voix sont toujours imprimées en moi. Je m'en souviens comme si c'était hier. C'était il y a longtemps. Nous venions juste d'avoir vingt ans, tout le monde nous semblait immortel et les espaces de nos jeux devaient naturellement nous appartenir pour toujours.

Larmes et miroir sont les deux mots que je dépose devant sa mémoire.

Adieu ! Tschuss !"

Écrit par : Philip Seelen | lundi, 01 juin 2009

Je lisais hier ce billet, je me disais qu'il était magnifique et que ça donne bigrement envie de découvrir Chappaz...
Merci.

Écrit par : tanguy | lundi, 01 juin 2009

@ Michèle : Merci pour ces liens. L'interview que publie JLK est éclairante sur la personne de Chappaz. J'ignorais que Jacottet lui avait consacré un ouvrage.
Ignorantus, ignoranta, innorant homme...

Écrit par : solko | lundi, 01 juin 2009

@ Philip Seelen :
Merci pour ce témoignage émouvant. En prise directe avec l'écriture de ce recueil, et le passage cité sur les bêtes sauvages. Canne en mains, chapeau en tête, visage plissé, verbe généreux. Cela rappelle les promenades racontées dans "La pipe qui prie & fume", les chasses et les cueillettes aussi...

Cordialement à vous aussi sur ce blog où vous êtes le bienvenu.

Écrit par : solko | lundi, 01 juin 2009

@ Tanguy :
Bonsoir à vous. Content de vous lire.
Chappaz ? Allez-y sans hésiter.

Écrit par : solko | lundi, 01 juin 2009

La pipe qui prie et fume est magnifique. En revanche, Testament du Haut Rhône m'a laissée sur ma faim...

Écrit par : cinema lausanne | vendredi, 11 février 2011

Vous donnez l'envie oui, de lire ce poète et d'autres. Il faut du talent pour faire lire.

J'ai beaucoup apprécié les écrits de Corinna Bille mais n'ai jamais lu Chappaz. je l'ajoute à ma liste.

La littérature nous donnerait des envies d'éternité parfois.

Écrit par : librellule | samedi, 12 mars 2011

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