vendredi, 27 mai 2011
Spéléo médicale et mendicité
Hier après-midi, à l’hôpital, me suis payé bien malgré moi une petite séance de techno-spéléo à l’intérieur d’un étroit tube blanc. Une demi-heure coincé là-dedans sans bouger le moindre orteil, dans un tohu-bohu incessant. J’ai eu le temps de me réciter deux fois la tirade de Chrysale des Femmes Savantes (« C’est à vous que je parle, ma sœur… ») qu’une prof de français comme on n’en fait plus nous avait fait apprendre en classe de cinquième (ça date pas d’hier !). Une page entière du fragment « Thalia » d’Hypérion (« Et comment des mots auraient-ils apaisé la soif de mon âme… »), apprise cette fois-ci pour un spectacle monté en 1985… Rien ne se perd, décidément, et l’imagerie médicale, ça ramone drôlement les méninges : une mémoire intacte.
A moins que ça ne soit ce sacré produit qu’ils foutent dans la viande du dedans pour faire contraste, comme ils disent. En tous cas, avec tous les textes que j’ai appris jadis, je me suis tenu en bonne compagnie dans leur tube, sans broncher, patient modèle. Comme quoi le théâtre mène à tout. A un moment donné, me sont revenus Le rat et l’huître de La Fontaine et le Grand Chêne de Brassens. Nickel. Le tout entrecoupé de Inspirez, bloquez. Inspirez, bloquez, pour ponctuer le spectacle.
Quand le spectacle a été fini, le cathéter retiré, le pantalon renfilé, suis resté un moment sur cette large terrasse aérée où j’allais me promener chaque soir il y encore quelques jours. Des types se baladaient en chemise ouverte dans le dos et sur-chausses, traînant leurs pieds à perfusion. Curieux comme on passe d’un état à un autre. Il y a là de très grands malades, qui ne sortiront plus. Je me demande s’ils « tiennent » par leur volonté, ou par celle de la médecine, tant ils sont pris en charge depuis longtemps, remis, soumis à ce temps qui dure, devenus un cas entre les mains d’experts. Le pire comme le meilleur, ici.
Hier, sur la place de la Croix-Rousse, j’ai aperçu de loin, sur un banc, un homme qui était mon voisin de service hospitalier il y a peu. Avec lui, je n’avais échangé que quelques mots, mais quelles paroles, puisque nous avions commencé à marcher à nouveau au même moment ; on s’encourageait du regard en se croisant, « c’est bon pour le moral ». Ça m’a vraiment troublé parce que, là, sur cette place, le voilà assis en train de faire la manche au soleil avec une casquette posée devant lui, l’air intériorisé. Remis apparemment, lui aussi. Je m’attendais si peu à le trouver là, dans cette situation de surplus, que je n’ai su quoi dire ni quoi faire. J’avais dans la poche un billet de 20 euros et une pièce de 2 euros. C’est idiot, mais je me suis vu lui donner ni l’un ni l’autre, comme si ça me dérangeait que nous ne soyons soudain plus du même bord après avoir connu le même sort, et sans avoir non plus pris le temps de sympathiser assez. Bref. Ne sachant plus quelle attitude adopter, je me suis honteusement dérobé. Le « monde », qui refait son effet.
Tout ça me semble être en effet un reflet assez minutieux de l’irréalité dans laquelle la société européenne et sa schizophrénie latente nous plonge sans égards. Inégalité des conditions, égalité des sorts. Valeurs proclamés, comportements tenus. Va et vient. Face et pile. C’est sans doute pour ça que, contre toute décence commune (au sens le plus orwellien du terme) la situation du politicard Strauss-Kahn « émeut » des gens pourtant en apparence sensés, qui le plaindraient presque, dans son 630 m2. Un monde, disait Shakespeare, sorti de ses gonds. Et qui n'y est jamais retourné depuis...
09:41 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : irm, médecine, société, croix-rousse, politique, littérature, théâtre |
Commentaires
Je pense que dans les situations extrêmes, l'intellect met en place un système de protection par une sorte de surchauffe neuronale. L'an dernier,suite à un grave accident, j'ai été casé dans un service de gériatrie lourde d'abord en chambre double.L'expérience fut rude, un médecin me réconforta en me disant que ce serait une expérience pour plus tard, j'ai crains qu'il me fasse faire une chimiothérapie à titre de formation préventive! Une nuit, mon malheureux voisin de chambre, homme brutal et grossier ,atteint de sénilité et de démence, n'ayant plus la notion du temps, faisait du ramdam, exigeant qu'on le rase. régulièrement, une infirmière, peu compatissante, venait l'admonester. Elle s'approcha de mon lit, me questionna "voulez aussi qu'on vous rase à quatre heures du matin" ma réponse fusa "je voudrais éviter qu'o me barbe" "qui êtes vous? Que voulez vous?" "Je suis comme le chien , j'éprouve le besoin de l'infini. Je suis fils de l'homme et de la femme d'après ce qu'on m'a dit, cela m'étonne , je m'attendais à mieux" . Cet extrait des chants de Maldoror de Lautréamont ,s'est imposé à mon esprit comme çà, il a jailli seul, à l'insu de mon plein gré. Le lendemain matin , j'étais installé dans une chambre seul, isolée du service. La cruelle anecdote de ce compagnon de misère met en relief les deux mondes , le monde hospitalier en charge des soins et le monde normale où l'hospitalité n'est plus de mise à la table du banquet, destin commun, festin privé.
J'ai, lors d'une autre hospitalisation, partagé une chambre avec un gars agréable à vivre à part qu'il allumait la télé à 6 heures pour l'éteindre à minuit. Nous partageâmes la même intimité, nous sympathisâmes, nous organisâmes notre quotidien de concert, les plannings, les prises de rendez vous, les services mutuels, des réconforts en nourriture...tout ces sortes de choses. Je sortis le premier, il devait suivre à un jour près. Le service se vidait à l'approche des vacances. Chacun était rendu à ses affections. Nous nous saluâmes, protocolairement. Mon emploi du temps prévoyait que j'aille séjourné, un mois plus tard, huit jours dans le village où il résidait. Le sachant , il m'en avait expliqué l'état des rapports sociaux , les us et coutumes, les spécialités du lieu, je pensais qu'il me laisserait ses cordonnées. Que nenni, on retrouvait un monde où on ne se connaissait plus.
Écrit par : patrick verroust | vendredi, 27 mai 2011
Merci Lautréamont, donc !
Cette idée d'un "monde où l'on ne se connait plus" est très juste aussi. L'hôpital est un univers complètement autre et autonome dirait-on, avec ses règles propres et ses rites particuliers.
Écrit par : solko | vendredi, 27 mai 2011
Très beau texte, troublant. Dans le vif de la chair humaine, et dans la vie. Je partage et relis, impressionnée. Merci.
Écrit par : frasby | vendredi, 27 mai 2011
Dans cet étroit tube blanc, la peau est la (seule)"vêture de gloire et de désastre".
Elle est mince comme l'instant, épaisse comme la mémoire. C'est "notre vêture-écritoire où les encres du passé et du présent en marche confluent secrètement, se contrariant, s'alourdissant ou s'allégeant"
Écrit par : Michèle | vendredi, 27 mai 2011
Heureusement que votre mémoire était bonne, car comment aller vérifier le contenu de la réplique suivante dans le texte de Molière, coincé comme vous l'étiez dans ce tube? Cela aurait pu devenir anxiogène comme on dit.
Pour le reste, oui... Ce voisin de chambre qu'on retrouve clochard. Que faire? Mais lui donner deux euros aurait été le replonger irrévocablement dans son statut de pauvre. Marquer une distance. Quant à lui fourguer les vingt euros (ou même, grand coeur, les vingt-deux)ce n'était pas si facile. C'était montrer un début d'amitié, se servir de cette complicité qui était née à l'hôpital pour lui apporter une espèce d'aide plus substantielle. Or vous n'étiez pas proches à ce point. Il restait donc la tactique de l'évitement. Reprendre son rôle social et faire comme si on n'avait rien vu (mais avec au fond de soi comme une sorte de remord).
En fait nous faisons tous cela. En tout cas je fais cela dans les couloirs du métro, où il y a un mendiant tous les dix mètres. Ne pas les voir, car quand je plonge mon regard dans le leur, j'y vois tellement de choses que cela me remue à l'intérieur pendant des heures. Je me dis parfois que si j'étais à à leur place, je ne comprendrais pas pourquoi personne ne s'arrête. Ce n'est pas seulement de l'indifférence de la part des passants, c'est aussi de la peur.
Écrit par : Feuilly | vendredi, 27 mai 2011
Vous expliquez bien le malaise diffus. Il y a eu de ma part aussi un grand manque de simplicité. Le monde tel qu'il est nous affecte plus que nous le croyons.
Écrit par : solko | vendredi, 27 mai 2011
Feuilly:
Vous avez raison il y a de la peur dans la fuite devant le mendiant, il y a, aussi, le refus d'entrer en contact, la prise de conscience violente que ce mendiant qui vous quémande la pièce est un représentant d'une immense foule dont le nombre pousse à démissionner.
La peur, plus que la mort, est la compagne de la vie. Qu'on ait peur ou pas, elle régit nos actes ne serait ce que parce que les autres ont peur.
Écrit par : patrick verroust | vendredi, 27 mai 2011
Cette peur, oui, avec les inconnus. Dans ce cas précis, quelque chose de plus troublant encore. De la gêne et sans doute un effet de surprise. Une sorte d'incompétence ou d'esprit d'escaliers comme aurait dit Jean Jacques Rousseau...
Écrit par : solko | vendredi, 27 mai 2011
Solko:
Je crois que la gêne que vous évoquez, relève d'une solidarité jugulée,d'une empathie refoulée,d'une fraternité niée et du sentiment obscur et inquiétant d'être, personnellement, impliqué, de pouvoir tomber aussi. Obéir à ces injonctions profondes serait révolutionnaire et bouleverserait l'ordre du monde.Que nenni!
Le surgissement du chant de maldoror à l'acmé d'une nuit nauséeuse,agressive, avec un compagnon fou qui allumait,éteignait les lumières, montait et baissait les volets,essayait de se sauver avec son lit auquel il était attaché,l'infirmière qui s'en amusait, le provoquait,est un phénomène psychologique qui m'étonne et que je m'explique mal hormis par une réaction extrême de protection identitaire. Je ne pensais pas le savoir ce poème . Il a surgi du tréfonds d'une mémoire oubliée. A moins que Lautréamont , ce soit réincarné, à ce moment là auquel cas , je le remercie de sa visite.
Écrit par : patrick verroust | vendredi, 27 mai 2011
La peur...
Le mendiant, je lui parle, je lui souris et si je n'ai pas d'argent ou pas envie de lui en donner, je lui dis, il comprend en général. Il ne m'en veut pas. Il n'attends plus grand-chose des autres à mon avis.
Le mendiant, je le regarde dans les yeux et ça lui plait plus qu'une pièce souvent. Il me demande comment je vais, il me dit des paroles aimables.
Écrit par : librellule | samedi, 03 septembre 2011
J'ai fait partie d'un atelier d'écriture, avec des gens qui n'avaient pas de gros problèmes d'argent. jamais invitée, sauf par les vieux mâles qui souhaitaient me sauter. Je caricature, à peine.
:O)
Écrit par : librellule | samedi, 03 septembre 2011
Cosette chez les bien-pensants, j'ai connu ça plus d'une fois...
Écrit par : librellule | samedi, 03 septembre 2011
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