mercredi, 22 juin 2011
Les quais de Lyon
Sous la plume désuète d'une auteur oublié (1), je trouve ceci : « Les rives des fleuves, bordés de maisons de deux ou trois étages qui trempaient leurs fondations dans l’eau, et auxquelles s’accrochaient des auvents et des galeries en bois faisaient saillies sur le courant. De distance en distance s’échelonnaient des petits ports en forme d’anse, où l’on accédait soit par des marches, soit par le pente naturelle du sol. Dans les eaux basses, ces petits ports se tapissaient de verdure. Les enfants y venaient jouer. En tout temps y régnait une activité prodigieuse. »
L'oeil peine à présent à retrouver, dans l'alignement uniforme des quais tracés pour les automobiles en bordure de la Saône, traces de ces anciens et populeux débarcadères. Le port, comme l'église, signait alors la territorialité même de chaque quartier; chaque quartier, qui était une paroisse, était également un ténement et un paysage particulier : Ainay, Bourgneuf, Saint-Jean, Saint-Antoine, Pêcherie, Saint-Georges, Quarantaine...
A la fin du dix-huitième siècle et surtout durant le dix-neuvième, lorsque naquit l'idée d'aménager des quais, on les conçut d'abord comme des promenades : Le long du Rhône, du pont Morand à celui de la Guillotière, le quai dit des Brotteaux offrait à l'oeil une long sillon, face à cet autre dit de Bon-Rencontre, nom qui si poétiquement sollicite l'imaginaire. Ces premiers quais ne faisaient que reprendre le tracé d'anciens chemins de courtine, que le pas de générations de sentinelles avait tracés de veille en veille et de port en port parmi les hautes herbes, pour la sécurité des bons bourgeois endormis.
Les façades de deux hôpitaux (Hôtel-Dieu, Charité) et celles d'une prison (Perrache) formaient ainsi une seule perspective en bordure du Rhône. On y déambulait doucement et Louisa Siefert, poétesse parnassienne, sut dans ces alexandrins trouver des mots qui, comme des pas, laissent entendre le rythme de cette marche :
« Quand je vois ce long mur aux fenêtres grillées / Cet hôpital où sont tant d’âmes désolées / Puis ce long mur encore pleins de sombres hasards / L’hospice des enfants trouvés et des vieillards / Puis d’autres, puis enfin, sinistre, formidable, / La prison et plus loin le faubourg insondable, / Oh ! je l’avoue alors, ne pouvant rien sauver, / Comme le fleuve au bas, je voudrais tout laver ».
Avant que les bagnoles n’envahissent jusqu’à la nausée les abords des fleuves, les quais révélaient encore la densité des solitudes, au cœur même de la ville, suscitaient le recueillement des solitaires venus s'y égarer. Il n’est pas nécessaire d’être poète, peintre ou romancier pour ressentir tout ce que ces lieux ont à offrir de douceur, de rêve, ou de mélancolie. Je garde toujours au coeur l'onctuosité évaporée de ce que Jean Reverzy appelle le mal du soir :
« J’étais à Lyon sur les quais du Rhône et sous des platanes extrêmement parfumés. Le soleil se tenait entre d’extraordinaires images dont le relief et l’incandescence me stupéfiaient et à droite de la colline dont la seule image me rappelle l’odeur délicieuse des vieux bouquins de piété. Je me souviens que le Rhône découvrait de longs bancs de cailloux d’une blancheur absolue… Mais n’oubliez pas qu’à l’horizon fondait de l’or et de l’or… Dans la lumière inquiète et blanche du sunset, je vis s’éclairer des fenêtres ; ça et là tremblèrent de minuscules cristaux rouges. Un mystérieux esprit m’envahit, que j’appelle le Mal du Soir. »
Le temps d’une halte sur un quai la cité est saisie avec recul. Devenu lui-même flâneur, liquide, le regard en ne s’attachant à aucun détail, compose un paysage intérieur dont il s’émerveille naïvement : Comme l’espace aérien vu de Fourvière, l’espace de la Saône, vu du quai Jayr, agit, pour ce personnage de Georges Champeaux (2) tel un révélateur :
« Accoudé au parapet du quai, il ne se lassait pas de suivre du regard les travaux du bas-port et le mouvement de la batellerie. Et peu à peu s’établissait en lui la conviction qu’il avait sous les yeux un des plus beaux paysages de la terre. Tout en bas, le serpentement de la rive droite de la Saône , une route de campagne qui devient le quai d’un faubourg, comme succèdent aux pimpantes villas emmitouflées de Saint-Rambert le château d’eau, les grues et les cheminées de l’Industrie. Puis c’est le tassement autour de la Gare d’Eau des vastes entrepôts aux larges toits en pente douce, d’où surgissent, puissants et harmonieux, les trois blocs équarris des minoteries. Et, emplissant le paysage de sa présence, déployant à ses pieds le geste souple de son corps voluptueux, la Saône nonchalante qui paresse et se prélasse, cependant que, rangés le long des bas-ports, les noirs remorqueurs plats, les sapines béantes, les « plattes » pavoisées du linge mis à l’étendage, les péniches pansues ceinturées d’une bande claire, avec la futaie grêle de leurs mâts aux pointes blanches de minarets, parent ses profondeurs de leurs reflets. Longtemps le père Chatard avait méconnu la beauté d’un tel spectacle. Mais voici que du fer et de la pierre comme des feuillages et de l’eau, affluait une sympathie pénétrante. Et c’était l’âme même de ce paysage composite qui commençait à l’imprégner – une âme qui mêlait au sortilège originel de la nature la majesté poignante de l’effort humain »
Dans les fleuves se mirent la ville et toutes ses lumières. En n’exhibant que ses reflets, le fleuve, triomphalement, dénie la réalité de pierres et d’hommes, dont le rêve silencieux est captif. Dans ses Chemins de solitude, Gabriel Chevallier se souvient de tels instants d’oubli le long du quai de Tilsit :
« D’ailleurs, même aux instants où il ne se passait rien sur l’eau, il était doucement fascinant de regarder couler la rivière, qui reflétait des maisons vacillantes, des nuages furtifs, et des pans de ciel bleu. Une petite barque sollicitait la rêverie et laissait la pensée perdue, après que son sillage s’était effacé. Une voix soudaine m’appelait, qui me faisait tressaillir : « - Que fais-tu donc, qu’on ne t’entend pas ? - Je regarde la Saône … »
Si vive, parfois, si intensément vraie, l’impression annihile le regard qui se fond en elle. Démiurge à la réalité temporelle qui impose l’illusion de son reflet mortifère, le fleuve capte les existences : Dans Le Voyage du Père, (3) le personnage errant de lieux en lieux finit, malgré la robustesse de son esprit, par ressentir de si éminents vertiges sous la plume de Bernard Clavel :
« Il y avait ainsi beaucoup plus de lumière dans l’eau que sur le coteau d’en face où s’étageaient des maisons aux fenêtres éclairées. Plus les maisons étaient hautes et loin, plus leurs lumières se nimbaient d’un halo. Il n’y avait pas d’étoiles. La lueur qui montait de la ville semblait rencontrer comme un plafond cotonneux posé sur les toits les plus élevés. Quentin regardait tout cela sans rien voir vraiment. »
Enfin, les fleuves et les quais de Lyon ne seraient pas ce qu’ils sont sans leur cortège de noyés. Me Debeaudemont dans L’Arbre Sec de Joseph Jolinon, la petite Noëlle du Ciel de suie de Béraud, pour ne retenir qu’eux, finissent ainsi leur mélancolique existence dans les fleuves :
« Et puis, ce fut l’arrivée entre deux agents de l’affreux brancard bâché de cuir, d’où coulait, pas à pas, une inépuisable traînée d’eau limoneuse et glacée ».
Et pour finir, une toile et une photo. Je laisse à votre sagacité le soin d'en retrouver les auteurs ...
(1) Emmanuel Vingtrinier
(2) G. Champeaux, Le Roman d’un vieux Grôléen Lyon, Ed. de Guignol,1919
(3)Bernard Clavel, Le Voyage du père, Paris, Robert Laffont, 1965
09:05 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : lyon, actualité, société, écriture, littérature |
Commentaires
J'aime beaucoup la douceur de la phrase: "Il n'est pas nécessaire d'être peintre romancier ou poète...."
Merci pour ce beau billet.
Écrit par : Sophie | mercredi, 22 juin 2011
La photo est de Théo Blanc et Antoine Demilly pour la peinture je sèche! Quel lot ai-je gagné?
Écrit par : Corboland78 | mercredi, 22 juin 2011
Vous avez gagné un droit inestimable, celui d'avoir raison.
Écrit par : solko | mercredi, 22 juin 2011
Rhô, je ne connais pas cette peinture, la touche me fait penser à Vlaminck, ou à Derain, mais je sèche...
Écrit par : Sophie K. | mercredi, 22 juin 2011
Il faut évidemment chercher du côté des Lyonnais avec un sujet pareil...
Écrit par : solko | jeudi, 23 juin 2011
Je me souviens, dans les années soixante-dix, en promenant mon chien, avoir cueilli des iris sauvages le long du Rhône, à la hauteur de ce qui est devenu le parc de Gerland.
Écrit par : calystee | mercredi, 22 juin 2011
Tout a changé très vite.
Des lyonnais sont encore en vie qui, avant-guerre, se baignaient dans la Saône en plein centre ville...
Écrit par : solko | jeudi, 23 juin 2011
Pff c'est trop facile! François-Auguste Ravier!!!
Non?
Écrit par : Sophie | jeudi, 23 juin 2011
Eh non !
Écrit par : solko | jeudi, 23 juin 2011
Solko : :0) Je m'en doutais, mais je ne connais pas bien les peintres lyonnais... Au moins, est-ce que c'est la même époque ? Il semblerait...
Écrit par : Sophie K. | jeudi, 23 juin 2011
(Godien ? Tresch ? C'est super difficile de voir leur travail sur le web, donc pas commode de comparer les touches...)
Écrit par : Sophie K. | jeudi, 23 juin 2011
(Pareil pour Ponchon, très intéressant...)
Écrit par : Sophie K. | jeudi, 23 juin 2011
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