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lundi, 21 mars 2011

Qu'as-tu fait de tes frères ?

 

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Des personnages qui sont « profondément de ce moment »[1], c'est-à-dire de ces années 70, années « qu’une malédiction littéraire a longtemps poursuivies »[2] et « une masse de clichés » recouvertes : on pourrait prendre le récit de Claude Arnaud pour un roman générationnel ; Qu’as-tu fait de tes frères ? me semble davantage être, tout compte fait, l'autopsie d’un moment, le constat des effets différents qu’il provoqua chez des individus de sexes et de générations différents. Il tient de ce fait davantage du genre des mémoires que de celui de l’autobiographie.

« Les Evénements » (un bref chapitre), scinde en deux les parcours romanesques du personnage principal, de ses deux frères ainés, de sa mère, de son père, et de tous ceux dont le  lecteur va croiser la route. Avant la déflagration se situait l’idéal des années 50, l’époque de la Reconstruction. Après se décline cette période de quelques années dont ce livre a fait son sujet, cette époque excessive, que « nos vieux pays n’ont plus les moyens ni même l’envie de vivre»[3]. D'où la malédiction schizophrénique qui constitue la trame de fond : ces années qui furent celles de la jeunesse de l'auteur, qui n'ont pas réussi à balayer la nécessité d'un vieil ordre auquel on est resté viscéralement attaché, ces années dont on brûle encore et dont on affirme pourtant avec passion ne pas porter la mélancolie. 

La réussite principale de ce livre repose sur la tonalité sobre, minutieuse, savante, grâce à laquelle l'écrivain ressuscite la chronologie des mutations intérieures de chaque personnage ; Arnaud parle toujours au présent de l’indicatif. Cela confère une lisibilité apparemment facile à son phrasé, qui entraîne le lecteur d’une étape à l’autre, dans ce qui se veut une odyssée historique à échelle collective et individuelle.

Ce présent de narration suit tantôt  le regard naïf de l’enfant découvrant le Paris d’alors : « Je sors d’un univers figé dans son insignifiance pour entrer dans un monde vivant, contemporain excitant »[4] ; « Je découvre enfin Paris et Paris, par un hasard troublant, est en révolution »[5] tantôt il introduit le regard ironique du narrateur d’aujourd’hui : « Je m’entends exiger la démission des ministres de l’Education et de l’Intérieur dont je ne connaissais pas le nom la veille ».[6] « Suis-je prêt à payer mes convictions de ma liberté ou de ma vie ? J’ai dix-sept ans, je prends pour la première fois le temps d’y réfléchir » [7]

La rencontre de cet enfant avec « la capitale » et avec « l’Histoire » ne constitue pourtant pas non plus un roman d’apprentissage, au sens que le XIXème siècle donna à ce terme. La déconstruction, précisément, est passée par là : Claude Arnaud évoque ce « sentiment d’être inachevé », [8]  lorsqu’il s’agit, précisément, de s’engager dans une «relation ». Ou pour « n’avoir pas fait khâgne ». Mais, dit-il tout autant, « j’acquiers l’impression étrange de devenir un peu tout »[9]  et « il y a foule en moi »[10] , « je suis tout le monde et personne à la fois »[11]. « J’ai vingt ans je suis dépassé,  Les composantes de ma personnalité flottent, faute de noyau dur capable de les fédérer »[12] C’est en ce sens qu’on peut parler de roman générationnel : « Je suis l’otage d’un monde tout près de s’éteindre, vidé de l’intérieur, résigné à sa propre fin »[13]



[1]  A propos d’Arlette Donati, p220

[2]  p 360

[3]  p 362

[4]  p 89

[5]  p 97

[6]  p 90

[7]  p 181

[8]  p 235

[9]  p 158

[10] p 258

[11] p 276

[12] p 251

[13] P 236

 

 


C’est en ce sens que son héros est bien du moment, de ce moment que le livre s’est donné mission de ressusciter par la littérature « dans sa vérité quintessentielle, tout intérieure, au contraire des photos et des films, si trompeurs dans leur évidence »[1].

Sans être jamais ni nostalgique ni critique, Arnaud note pourtant à maintes reprises l’apogée puis le déclin de cette figure de l’intellectuel dont on lit l’œuvre in extenso, l’avènement de la « marchandise » et l’entrée collective dans cette fameuse « société du spectacle » : François Mourceau, le professeur de littérature « susurre avec un dédain gourmand son cours, comme s’il savait qu’il ne sert plus à rien d’enseigner la littérature »[2]  Littérature qui déjà ne vit plus guère que dans les lycées parisiens où sont accrochées des figures d’écrivains : « Convoqué par le surveillant général pour avoir provoqué une grève sauvage, je croise dans son couloirs les photos de Balzac, de Nerval, de Baudelaire, de Radiguet, qui m’ont précédé dans l’établissement ». A travers le modèle gidien revendiqué comme à travers le destin des deux frères, la survie de l'écrivain, tout autant d'ailleurs que celle du penseur, demeurent  une interrogation plus intime, un enjeu plus secret du récit, et violemment angoissant.

En parallèle, le sacre de l’image :  « l'impression insidieuse d’être en permanence filmé par une caméra chargée d’enregistrer les moindres faits et gestes de ma génération. Le rôle que je joue, note Claude Arnaud est écrit par l’époque ».[3] : « C’est une vie si facile, abondante et animée que je me découvre une ambition, celle de ne jamais rien faire »[4], une vie de «nomade invité »[5] ou de «neveu de Rameau» [6] : de parasite éclairé, autrement dit. Le mot n'est jamais prononcé. 

On retrouvera donc, saisis à travers le regard ingénu de la découverte qu’en fait le héros qui s'émancipe, les thèmes ressassés de cette époque perdue, reliefs de cet autre temps : l’amour libre, le non engagement dans le travail, le mépris de toutes les formes de propriété, le rejet de l’autorité paternelle, patronale et politique, la drogue, l’errance, la musique, la route, le culte du peuple et le mépris du bourgeois, « le communisme sexuel et locatif ». Filtrés par ce regard et le présent qui les raconte, ces thèmes paraissent retrouver leur fraîcheur, leur innocence, leur épaisseur et, presque, leur légitimité. Pourtant le constat final est impitoyable, quand le personnage découvre devant la mort successive des siens que son culte de la jouissance ne débouche finalement que sur une consommation de tout sans lendemain : « Nous croyions avoir l’éternité devant nous dans les années 70. Nous étions convaincus d’être nés jeunes et joyeux comme nos parents étaient nés vieux et soumis. Notre âge était notre essence. (…) Le temps s’est plu à prouver que nous étions de la même espèce que nos vieux. Certains d’entre nous ont trois fois quatorze ans, d’autres deux fois vingt-sept ans, les derniers ont beaucoup plus que leur âge, plus personne n’est jeune. »[7]

Même si le récit flirte à un moment donné avec la chronique mondaine (lorsque le héros côtoie avec des degrés d’intimité varié Bénny Lévy, Michel Foucault, Felix Guattari, Hélène Cixous,  Titus, Copi, René Schérer, Fabrice Emaer, François Wimille Frédéric Mitterrand, Roland Barthes et tant d’autres figures parisiennes qu’on dirait aujourd’hui people), son économie reste centrée sur un vécu familial poignant, où en parallèle du sociétal s'expérimente le destin, et que justifie son titre.

« Savoir ce que je dois à mes frères »[8], s’exclame le narrateur devant les fous qu’il rencontre à la clinique de La Borde. Il y a dans cette écriture limpide et parfois amoureuse comme le règlement d’une dette, plus qu'une affirmation ou une recherche de soi. Une forme de délicatesse et d'efficacité, aussi, comme si se demander qu'as-tu fait de tes frères permettait sans l'avouer vraiment de se demander  qu'ont-ils fait de toi ?  

L’intelligence de Claude Arnaud est ainsi d’écrire sans lyrisme, mettant en avant à quel point cette libération de quelques-uns a été payée par le sacrifice de nombreux autres à travers un spectaculaire processus de destruction : les deux frères, Pierre et Philippe existent et meurent en arrière plan comme deux ombres presque tragiques. Le père, Hubert, se charge un bref instant de figurer le destin : « victime oubliée de cette période violente, il m’apparaît comme l’emblème de l’étrange fatalité qui accabla notre famille au sortir de 68 ». [9]  Et la phrase résonne tel un écho avec celle du début  « il ignore que ce sont ses derniers mois de bonheur »[10]  Quant au narrateur sa conclusion est cinglante : « il m’arrivait de m’ennuyer, je ne suis plus qu’angoisse »[11]

Ce livre réussit au final son pari : il ne sombre à aucun moment dans les ornières du roman sociologique, tout en faisant de la marginalité des années 70 l’objet principal de sa narration ; il ressuscite bel et bien cet air du temps déjà ancien, fait « de pollens, de haschisch et de gaz lacrymogènes», sans céder au florilège, au culte idiot ou à l'anecdotique ; enfin tout en analysant minutieusement chaque étape du Réel parcourue par son héros, il ne livre pas de solutions prémâchées, son auteur paraissant guéri de toute tentation idéologique, et ne sombre donc pas non plus dans l’abîme du roman à thèse : « Je continue à le trouver horriblement décevant, ce réel, mais je lui reconnais une forme d’opacité énigmatique, comme s’il n’était que la somme inquantifiable de nos contradictions ».[12] . 

 Claude Arnaud qui se trouvait à la Fête du livre à Bron en février, sera à la Villa Gillet le jeudi 24 mars. 

 

Claude Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères ? - Grasset – 2010, 19 euros - Dialogue avec Cécile Guilbert, jeudi 24 mars à 19h 30, Villa Gillet.



[1]  p 360

[2]  p 105

[3]  p 258

[4] A propos de la vie dans les milieux du « Paris post-gauchiste », p 224

[5]  p 235

[6] A propos de son ami Roland, p 246

[7]  p 358

[8]  p 229

[9] P 349

[10] P 11

[11] p 319

[12] P 335

 

 


 

Commentaires

Si tu n'y vois pas d'inconvénient, je ferai mettre ta critique en lien sur le site "Arts-Culture et FOI"

Écrit par : Rosa | vendredi, 18 mars 2011

« Nous croyions avoir l’éternité devant nous dans les années 70. Nous étions convaincus d’être nés jeunes et joyeux comme nos parents étaient nés vieux et soumis. Notre âge était notre essence. (…) Le temps s’est plu à prouver que nous étions de la même espèce que nos vieux. Certains d’entre nous ont trois fois quatorze ans, d’autres deux fois vingt-sept ans, les derniers ont beaucoup plus que leur âge, plus personne n’est jeune.»

Cette phrase tellement juste de Claude Arnaud, me rappelle ce que vous-même écriviez un jour :
"Nous avions toujours été le jeune de quelqu'un..."
:(

et puis cette autre de Béraud :
"Nous n'aurons jamais le même âge parce que nous ne l'aurons pas en même temps." (La Gerbe d'Or ?)

Je ne sais pas si je lirai Claude Durand (son écriture dont vous dites qu'il a l'intelligence de la faire échapper au lyrisme et j'apprécie, manque cependant pour moi, au seul vu des extraits, de singularité), mais j'irai regarder...

Écrit par : Michèle | lundi, 21 mars 2011

Claude ARNAUD, bien sûr. Ces fantômes qui hantent parfois les lettres que nous traçons, c'est quelque chose...

Écrit par : Michèle | lundi, 21 mars 2011

Oui. C'est vraiment un livre générationnel, un livre sur la génération post-68. Ce qui intéresse vraiment est le propos tenu, plus que la singularité de l'écriture.

Écrit par : solko | mercredi, 23 mars 2011

Bel arpège de lecture. Merci Roland.

Écrit par : Sophie K. | mardi, 22 mars 2011

Sophie K:
Joli mot arpège, pour des protagonistes qui connurent le violon . Il est vrai qu'ils occupèrent l'opéra derrière le Barrault. Comme il était interdit d'interdire, je la sort bonne même si cette facétie fut à l'univers citée.

Écrit par : patrick verroust | mardi, 22 mars 2011

Patrick ::o) bis

Écrit par : solko | mercredi, 23 mars 2011

Patrick : :0)

Écrit par : Sophie K. | mardi, 22 mars 2011

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