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mercredi, 27 avril 2011

De l'enquête, du témoignage, de la fiction véritable

J’évoquais dans un billet récent le fait que les faits divers, si sanglants, si sordides, si spectaculaires fussent-ils,  ne donnaient plus lieu à de grandes passions populaires et éveillaient de moins en moins la fibre des romanciers, noyés, submergés que nous étions sous de plus amples catastrophes (séismes, éruptions de volcans, tsunamis…) de mois en mois et d’années en années. Pas de quoi réveiller un Simenon, affirmais-je péremptoirement à propos  d’une affaire récente. Le drame nantais qui défraye non plus la chronique, mais les pages Google, me donne aujourd’hui tort.

J’aurais d’ailleurs dû me rappeler que l’un des billets de ce blog les plus régulièrement lu depuis mai 2009- au point qu’il figure de mois en mois et jusqu’à ce jour dans le tiercé gagnant des pages visitées -,  est précisément un « nouvelle » écrite à partir d’un fait divers atroce commis à Lyon Vaise et titré La tête dans le miroir.

A première vue, ce qui attira une majorité de gens vers l’assassinat d’Agnès Dupont de Ligonnès et de ses quatre enfants, fut tout d’abord cette photo qu’on vit partout ;  les visages souriants, sympathiques, on ne peut plus normaux  a priori, d’un père et une mère de famille entourés de leurs quatre enfants : cette affaire nous plonge dans ce qui, en surface, parait donc tout sauf dramatique. Ce genre de portraits qu’on découvre sur les commodes et les tables de nuit, que Maigret considère un instant tout en tirant sur sa pipe, puis repose dans un soupir en se disant qu’il aura du pain sur les planche. Des gens ordinaires. De quoi activer les turbines du fantasme.

Il y a peut-être aussi ce nom, qui, au patronyme le plus banal (Dupont) associe un parfum non seulement aristocratique, mais aussi terriblement vieille France et franchement  romanesque (De Ligonnès). Si l’on en croit le témoignage d’une grande tante du père en fuite : «Nous sommes une vieille famille aristocratique pratiquante, tout d'abord installée en Ardèche puis en Lozère. Sophie de Lamartine, la sœur du poète, a notamment épousé un Ligonnès et un Ligonnès est devenu évêque de Rodez. Le vrai patronyme de notre famille qui est en fait Du Pont de Mars de Ligonnès a été changé à la suite d'une erreur dans l'état civil que personne n'a cherché à rectifier. Avec la disparition des trois garçons d'Agnès, ce nom va s'éteindre. » 

Le public est donc partagé entre deux impressions à la fois, comme l’a souligné une enseignante dans le cortège de la marche blanche ; celle « que ça peut arriver à tout le monde », mais le sentiment que si ça arrive à ces gens précisément, il doit y avoir une raison cachée.

Alors on la cherche.

On la recherche d’autant plus que tout l’arsenal des affaires les plus romanesques se retrouvent rassemblé en celle-ci : les leçons de tir, la rumeur d’un agent secret, les découvertes macabres sous la terrasse, les sacs de chaux, une double vie avec une maîtresse à Asnières, les comptes opaques, les dettes multiples, les héritages dilapidés, et surtout la cavale du meurtrier présumé vers le Sud, cavale classique et d’autant plus frappante qu’elle entraîne les enquêteurs  d’une suite prestige à 220 euros dans une auberge du Pontet  dans le Vaucluse à une chambre de formule1 à Roquebrune sur Argens, et finalement un parking et une voiture abandonnée, et puis plus rien, rien  malgré tous les efforts d’Interpol…

Le romanesque serait-il de retour ?

Entrent alors en scène les « internautes ». Qui sont-ils ?

Des gens comme vous et moi qui soudain s’improvisent détectives, essaiment la toile, ouvrent des pages Facebook, exhument des commentaires sur des forums. Des investigateurs anonymes à la façon XXIème siècle, qui n’écriront jamais aucun roman, et pour qui Xavier Dupont de Ligonnès ne deviendra jamais un personnage, mais restera, si monstrueuse soit-elle, une personne.

Et c’est alors qu’on apprend que ce Xavier Dupont de Ligonnès, sous divers pseudos (Chevy, Ligo) fréquentait il y a peu encore un site catholique, sur lequel il déclarait avoir perdu la foi. On survole alors quelques commentaires : Etrange impression, quand on  découvre, sous la plume de cet « homme le plus recherché de France » (disent les journaux), des dissertations sur la nature des anges, l’âme des animaux, la conscience du temps, la date véritable de la création du monde, et la transformation inexplicable de Lucifer en Satan. Voilà qu’on glisse tout à coup d’un climat à la Simenon, provincial et français, vers une ambiance à la Dostoïevski, à  la tonalité plus sombre, plus inquiétante, presque métaphysique comme dans les pages du « Grand Inquisiteur » des Frères Karamazov. Le fait-divers et ses journalistes semblent loin.

Le romancier parviendra-t-il à entrer en scène ?

Trait d’époque, il faudrait que les choses aillent moins vite, et que la partition s’écrive à moins de mains. Un grand quotidien, qui a retrouvé un ami d’enfance de l’assassin en cavale titre déjà : « une jeunesse plus fêtarde que bigote ». Les témoignages affluent. Trop, disent les enquêteurs, qui n’arrivent plus à avancer.

Et puis il y a l’émotion.

Bien que tous ces éléments soient nimbés d’irréel, il y a ces lieux, ces visages, ces voisins, ces copains, ces fleurs, la douleur, ce réel. C’est une histoire vraie, comme on dit. Si compacte dans l’horreur soit-elle, elle appartient à des gens en propre et en privé. C’est le dernier rempart contre la fiction.

Sans doute retrouvera-t-on Xavier Dupont de Ligonnès un de ces jours, à moins qu’il ne se soit déjà donné la mort dans quelque coin du Sud. Ce qui est sûr, c'est que l'histoire aura déjà été vécue et interprétée par des milliers de gens, avant même que la fiction n'ait le temps de la raconter. Son pouvoir d'évocation romanesque aura ainsi été épuisé, dilapidé, consommé et vidé de son sens, avant même de s'écrire. D'aucuns pourront toujours, certes, se risquer à en faire des enquêtes, des témoignages, des films. Il faudra alors coller au réel. Le suivre. Mais s'en inspirer pour un roman...

Cette extinction est peut-être ce que cette affaire dit de plus tragique sur le peu de part que notre époque et ses realities shows spectaculairescontrairement à d'autres, prend la précaution de laisser de soi à l'imaginaire littéraire. 

10:50 Publié dans Lieux communs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, fait-divers, dupont de ligonnes | | |

Commentaires

Mais c’est qu’il faut un décalage temporel entre un événement réel et son interprétation littéraire. Ici, le « roman » se vit en direct, avec la cavale de l’assassin présumé. Notre époque, justement, est friande de « direct », d’événements qui se déroulent sous nos yeux et plus ceux-ci sont horribles, plus la presse aime nous les montrer (car le public adore cela). Mais il n’y a pas de recul. Notre société se nourrit d’images fugaces et pas, malheureusement , de réflexion qui essayerait de comprendre après coup. C’est sans doute pour cela qu’on s’y sent si mal. Tout est dans l’éphémère. Cette affaire a déjà remplacé l’accident de la centrale japonaise. A son tour, elle sera bientôt oubliée et emportée par un autre tsunami médiatique.

Écrit par : Feuilly | mercredi, 27 avril 2011

Ce qui tue le romanesque, c'est quand même la manière dont les récits des medias épuisent la "substantifique moelle" de chaque fait relaté, ignorant leur potentiel romanesque au nom du sacro saint et si faux "fait de société". Que resteraient-il des faits divers qui inspirèrent Madame Bovary ou Crime et châtiments, mangés à une telle sauce ?

Écrit par : solko | mercredi, 27 avril 2011

Solko:

Vous avez une écriture de plus en plus talentueuse associée à une réflexion qui donne à penser. Vous êtes gâté avec l'actualité telle qu'on nous la fourgue. En plein printemps,un fait divers tragique frappe une famille Du Pont de Mars.Voilà qui tombe à pic, juste avant les saints de glace,pour faire oublier les bruits de bottes,jeter un linceul pudique sur ce qui se passe dans la scierie voisine. On nous sert les nouvelles à chaud (vive) sans distance ni recul. Pourtant, on sait que les périodes de crise majeure,économique,politique,morale comme les années Thatcher, l'après guerre japonais, génèrent de la criminalité sadique et l'apparition de corruption et de gangs à maffiosi et yakusas (dont le nom signifie les plus pauvres, les exclus) dont les seules lois de survie sont celles de la violence ancrées dans un code de l'honneur initiatique. L'anéantissement criminel par un membre d'une famille des autres membres de celle ci devrait donner à réfléchir à la désespérance d'un être qui voit s'effondrer tous ses repères,ses fondamentaux, ses représentations symboliques au point de se sentir acculer à une telle extrémité. Il ne s'agit pas d'excuser mais de comprendre pour prévenir. Il est plus politiquement correct de laisser accroire en la folie individuelle plutôt que s'interroger sur la folie générée par la société. Pour moi, il y a des corrélations entre cet horrible affaire criminelle, le suicide par le feu d'un employé d'Orange,aussi horrible (alors qu'il est interdit de se suicider ,circonstance aggravante, nul n'est censé ignorer la loi!)la paranoïa de l'affaire Renault et sa gestion,le marketing soft, agressif et liberticide. Les périodes de tensions,de frictions sociales font que la fiction dépasse de très loin la réalité. Elle en devient, même, la représentation, miroir déformant et terrifiant montré au peuple à des fins politiciennes et maffieuses,étroitement et dangereusement,associées.Nous sommes entrés dans une sorte d'état de non droit. Quand les bornes sont franchies, il n'y a plus de limites.

Écrit par : patrick verroust | mercredi, 27 avril 2011

"s'interroger sur la folie générée par la société" Cela me rappelle un fort bon ouvrage de Christian Carle, "la société du crime" (ça date de l'autre siècle...)

Écrit par : solko | mercredi, 27 avril 2011

La terreur révolutionnaire, la hantise de la guillotine ont terrifié voire décapité quelques membres de cette aristocratique
famille; Le traumatisme lui a fait perdre la tête à cet homme.Voilà qui illustre mon propose précédent. En attendant,il emmerde les gendarmes et la maréchaussée.

Écrit par : patrick verroust | mercredi, 27 avril 2011

La fuite "live" de ce mort-vivant ne me passionne guère, pour ma part. Mais effectivement, le (bon) roman est plus grand que la vie, nous élevant là où le reality-show nous ratiboise, labyrinthe et récompense ou punition à l'arrivée.

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 27 avril 2011

J'aime beaucoup ce billet. Le plus romanesque, à mon goût, serait que Xavier Dupont de Ligonnès parvienne à disparaître tout à fait, sans laisser aucune trace... et qu'on ne le puisse dire avec certitude ni vivant ni mort.

Écrit par : Pascal | mercredi, 27 avril 2011

L'idée du désir de "coller au réel" de l'époque me plaît beaucoup Solko, comme dans un effort de maîtrise absolue, tout le monde s'y met....Mais alors cela ne pourra épuiser l'imaginaire, le raréfier voire l'ajourner tout au plus, et ce malgré la tentation de l'envoyer valser dans les limbes sans retour possible.

Écrit par : Marie-Hélène | vendredi, 29 avril 2011

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