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lundi, 29 octobre 2012

Je ne reviendrai jamais

Kantor écrivit un jour que la rareté des nouveaux spectacles du théâtre Cricot 2 ne se mesurait pas au nombre de ses premières, mais à des étapes dont le contenu est soumis au mouvement long et incessant des idées : « Le montage des spectacles est le résultat de la nécessité impérieuse d’exprimer des idées ».

L’une des belles idées de Kantor fut la promotion sur scène de ce qu’il nommait  l’objet pauvre.  Un objet, disait-il, au bord de la destruction : « Cette condition désintéressée fait apparaître pleinement son objectivité : c’était un objet, le plus simple, primitif, vieux, avec des marques affirmes d’usure, pauvre. Dépouillée de toute stylistique, il découvrait sa véritable racine, sa fonction première. » (1) Une roue de char pour Le retour d’Ulysse. Les bancs d’école en bois pour La Classe morte. Une autre idée fut d’exhiber ses acteurs comme il exhibait ses objets, dans la même distance critique et la même proximité affective. Avec l’apparition du mannequin / pantin, l’un l’autre charnellement liés.

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Kantor, dessin pour Umarla Klasa

Les objets de Kantor venaient d’une société que la seconde guerre mondiale avait littéralement pulvérisée. Des roues de char, il ne fut pas le seul à en conserver, et je me souviens que bon nombre de cadres en cols blancs des années 70 en faisaient des tables à apéritifs dans leur résidence secondaire, avec cette même, arrogante et ironique « fidélité au passé » qu’en plein cœur du quartier Confluence aujourd’hui, on exhibe un pont métallique de l’ancien Port Rambaud, à titre de traces. Comme, tout aussi ridicule, le harnais de cheval dans l’entrée. Chez Kantor, l’objet conservait pleinement son pouvoir de paroles, parce qu’il gardait aussi sa pauvreté. Jusque sur la scène où il était représenté.  Il n’y a que dans les salles des ventes que je retrouve parfois, devant une bassine en cuivre ou une marmite en fonte cette originalité de l’objet pauvre. Jamais au théâtre désormais.

« Tout ce que j’ai fait dans l’art n’a été qu’un reflet de mon attitude à l’égard des événements qui se déroulaient autour de moi », dit aussi Kantor. On pourrait longuement s’interroger sur ce qu’est le « reflet d’une attitude ». Kantor lui-même compara son « attitude » à celle des dadaïstes : « Lorsque après la guerre, vers les années 60, j’ai rencontré les œuvres des dadaïstes, elles représentaient déjà des positions et des valeurs de musée. Eux-mêmes avaient vieilli ou étaient morts. Mais je sentais que l’esprit de leurs manifestations, de leurs scandales, de leurs protestations et révoltes vivaient toujours. Ils étaient la génération de la Première Guerre mondiale, moi je supportais sur l’échine le non moins grand et horrible fardeau de la Seconde ».

 J’y vois pour ma part la définition même de la posture du satirique. Dans son esthétique même, et non dans son propos, Kantor fut un satirique digne de Pétrone ou de Juvénal. C’est le centre même de la société de consommation et de son théâtre de pures conventions qu’il atteignait avec son objet pauvre, ses propres blessures et ses propres révoltes

La société de consommation est sans doute emplie d’objets de pauvres, partout laids et méprisables. Mais elle ne contient plus d’objets pauvres, à la façon des bancs de la Classe Morte : à aucun elle ne laisse plus le temps de vieillir et de se charger de significations. Il devient dès lors fort difficile d’imaginer que le théâtre contemporain puisse se trouver un continuateur de Kantor : comme la tragédie racinienne ou le roman joycien, il peut certes – et il l’a été déjà à maintes reprises – être imité, pillé. Mais l’on ne voit pas sur quelle réalité scénique capable de soulever l’émotion que souleva l’objet pauvre un continuateur pourrait s’appuyer à présent.

Ce fut d’ailleurs de la part de Kantor une étrange idée que d’aller à Milan donner, comme il le fit à la veille de sa mort, quelques Leçons (2), alors que tournait encore son dernier chef d’œuvre, Je ne reviendrai jamais. Souvent, et jusque dans cette dernière création, Kantor avoua être obstiné par la question du « retour au temps de ma jeunesse, quand j’étais un petit garçon »  C’était avouer ce que tous ses spectateurs avaient compris, depuis longtemps : à quel point son théâtre réputé engagé était en réalité une forme autobiographique.

 

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Kantor, dessin pour Qu'ils crèvent les artistes

 

1 Fragments du théâtre Cricot 2, 1955-1988

2 Leçons de Milan, traduites par Marie Thérèse Vido Rzewuska, Actes Sud, 1990

13:52 Publié dans Des pièces de théâtre | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : tadeusz kantor, cricot2, je ne reviendrai jamais, théâtre | | |

Commentaires

Vous parlez avec une infinie richesse de Kantor et de l'objet pauvre. Merci pour ce billet...Toute notre société n'est plus , peut être, qu'un illisible "objet pauvre"

Écrit par : patrick verroust | lundi, 29 octobre 2012

Je le crans, en effet. C'est ce que je me disais en prenant en photo l'autre jour le café des PTT et sa typo dérisoire. Les spectacles de Kantor sont les plus beaux spectacles théâtraux qu'il m'ait été donné de voir.

Écrit par : solko | lundi, 29 octobre 2012

Très joli billet, merci. "La Mouette" d'Avignon (vue en partie à la télévision cet été) était bien loin, dans ses afféteries prétentieuses, de ce que réalisait Kantor. Le théâtre ne se contente plus de ne plus faire rêver, désormais, il noie aussi les textes.

Écrit par : Sophie K. | lundi, 29 octobre 2012

Une société où le jeunisme est roi, ne peut pas revenir vers l'enfance puisqu'elle n'a pas su la quitter, elle piétine sur place,engluée dans des conservatismes paradoxaux...

Écrit par : patrick verroust | mardi, 30 octobre 2012

Comme souvent, Roland, ton jugement touche les fibres essentielles des oeuvres et des auteurs.
Je suis heureuse de partager ce souvenir de Kantor, au moment où j'assistais à une représentation de Suréna dans le théâtre qui porte son nom, à Gerland.
Mes amitiés à Marie-Hélène et à toi.
Geneviève B.

Écrit par : Bussac | mardi, 30 octobre 2012

Le théâtre de l'ENS, je crois ?

Écrit par : solko | mercredi, 31 octobre 2012

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