mercredi, 10 novembre 2010
Helena Kadaré : Le temps qui manque
Le récit débute à la fin des années cinquante, lorsque, répondant à un défi jeté par un copain, Ismaïl écrit de Russie à une jeune albanaise d’Elbasan dont la nouvelle a été publiée dans Le Journal de la jeunesse. Elle est issue d’une famille bourgeoise de pharmaciens à laquelle, depuis l’avènement du communisme, le parti a confisqué les biens : « chez nous, on pestait à mi-voix contre le régime communiste et mon père passait des heures collée au vieux poste de radio sur la cheminée à l’écoute de radio Londres. » (p 20).
Elle se souvient de leur rencontre, leur mariage le 22 octobre 1963, tandis que « le glacial climat de terreur jusque-là réservé essentiellement à ceux qu’on appelait les « ci-devant » touchait maintenant tout un chacun ». Nous sommes ainsi en compagnie de l’écrivain alors qu’il va publier l’année suivante son premier roman, Le Général de l’armée morte.
J’aime de plus en plus les mémoires. Parce que, quelque intérêt que comporte la vie de celui ou de celle qui les raconte, les mémoires ne se bornent pas à la simple autobiographie. Ils sont censés retracer le tableau d’un individu aux prises avec une époque. Et j’avoue que l’Albanie des années 50/60 est pour moi même pas un continent enfoui ; mais carrément une autre planète.
Quand je lis, par exemple, qu’en ces temps-là (vers 1950) Ismaïl Kadaré publiait des poèmes dans Le Pionnier et Le Jeune Littérateur et que, comme l’Albanie appliquait le système russe des droits d’auteur, les honoraires ainsi obtenus l’emportaient sur les salaires, je deviens songeur. Rêveur presque. « Ainsi, écrit Héléna, le vers était rémunéré trente leks anciens, tandis que le salaire mensuel était de cinq à six mille leks. ». Elle poursuit : « Is ne connaissait même pas les mots droits d’auteur quand il reçut pour la première fois l’équivalent du salaire de son père ». (p 126)
Héléna est aussi écrivain. Elle raconte qu’à la naissance de leur première fille, Gresa, sortait en librairie sa première nouvelle, Eteins la lumière, Véra, et que Is lui porta la revue dans la maternité. Puis, pour ne pas déroger à une veille tradition albanaise, qu’elle revint quelque temps chez ses parents après l’accouchement vivre une semaine avec eux. Ce qui reste d’une vie, une succession de tableaux, une mondanité en apparence calme, peu à peu minée par la situation politique : Héléna raconte dans le détail comment peu à peu, à partir de 1965/66 « offenser les écrivains devenait à la mode » à Tirana.
« De ce qu’ils eurent à subir entre 1966 et 1969, les écrivains et artistes albanais déduisirent une fois pour toutes qu’ils étaient totalement seuls et sans protection. Désormais solidement établie, la dictature pouvait faire d’eux ce qu’elle voulait, sans être importunée ; (…) A première vue, il y avait là quelque chose qui clochait. Peut-être son pays n’était-il pas vraiment stalinien, ou peut-être l’occident n’était-il pas tel que nous le croyions. »
Les rapports de l’Albanie avec l’URSS et la Chine profilent peu à peu dans le récit une tension dramatique, selon la logique du genre où les destins singuliers se trouvent soudain happés par des plus collectifs. Lorsque Enver Hoxha (« le Grand Guide ») assiste à la représentation des Tâches grises, il « applaudit du bout des doigt avec un visage renfrogné ». Le lendemain, « la pièce fut interdite, les affiches arrachées des murs et l’on s’apprêta à châtier les coupables. ». C’est le début d’un long processus de rupture d’avec Tirana. « L’art, selon lui, avait besoin d’un environnement neutre, celui du théâtre grec. Le reste, tempêtes intérieures, terreurs, foudres, l’auteur les engendrait lui-même. (p 397)
Durant une centaine de pages, Héléna nous raconte leur progressive mise à l’écart de la vie littéraire jusqu’à l’année orwellienne. Cette fameuse année 1984 durant laquelle « l’état de santé du dictateur allait s’aggravant » (p 446) Il mourut le 10 avril 1985.
Surviennent alors l’invitation de Mitterrand, les séjours dans le château des Piccoli, les rencontres avec Garcia Marquez, Elie Wiesel, Jacques Attali, Erik Orsenna, Paris, Stockolm, tandis qu’à Tirana La voix du peuple titre : « Ismaïl Kadaré a déserté. »
Une certaine ivresse imprègne ces lignes jusqu'alors pleine de retenue, qui paraissent d’un autre siècle. Le ton d’Héléna Kadaré demeure toujours impeccable, lisse et soigné, comme si rien de l'actualité ne l’affectait. Pourtant... Déclaration du communiquant Roland Dumas : « Le ministre des Affaires étrangères françaises a également reconnu que Kadaré avait été installé dans une villa mise à sa disposition par le gouvernement français, et qu’il était sous la protection de la police. Cependant, le lieu de sa résidence est tenu secret ».
Les révélations d'ordre privé ou les réflexions d'ordre purement littéraire sont absentes de ce récit, qui se borne résolument au genre des mémoires : en revanche, la narratrice revient sans cesse sur la relation de l'écrivain et du pouvoir. Pas d'effusion, non plus, le simple fil des événements, d'un ton calme et linéaire; la régularité du discours qui finit par englober les scènes, les événements, les êtres : en revanche la narratrice ne cesse de donner à entendre «Beaucoup de choses, conclut Héléna Kadaré, dans la vie d'Is et dans notre vie commune s'étaient déroulées dans une harmonie intrinsèque. En mettant un point final à ces mémoires, je me suis convaincue qu'ils faisaient partie de cette harmonie.»
09:30 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : littérature, héléna kadaré, ismaïl kadaré, le temps qui manque, albanie, tirana |
Commentaires
Merci pour cet article. J'ignorais que l'épouse de Kadaré fût également écrivain. Un ouvrage à lire, manifestement.
Sinon, le premier livre de Kadaré est " Le Général de l'armée morte" bien entendu.
Écrit par : Feuilly | mercredi, 10 novembre 2010
Merci Feuilly, oubli réparé !
Oui l'ouvrage gagne à être connu, pour la description de la situation de "schizophrénie" (je cite l'auteure) dans laquelle elle et son mari ont vécu durant plusieurs années. Le ton est très classique, ce qui est aussi un atout pour ce type d'écrit.
Écrit par : solko | mercredi, 10 novembre 2010
C'est aux éditions Corti, qu'Eric Faye avait publié un essai sur Kadaré.
J'ai recherché, je ne l'ai plus, un roman récent de Kadaré "L'accident", au mode de narration étonnant. La parole à plusieurs personnages, rien d'original, mais ce qui l'était, original, c'est qu'il n'y avait pas d'indication de changement, pas de transition. Il faudrait que j'aie le livre sous les yeux, là j'ai un peu oublié.
J'ai par contre, de lui, "Les quatre interprètes", écrit à quatre mains (comme si on écrivait des deux mains, dirait qqn de notre connaissance) avec Denis Fernàndez Recatalà : le livre retrace, à partir d'une minutieuse enquête (auprès, notamment, des traducteurs du dictateur albanais), la rupture en 61 entre l'Albanie d'Enver Hoxha et l'Union soviétique (Khrouchtchev à l'époque). Un livre qui ne fait pas de cadeau, la vérité "à cru" (saignante).
Une réflexion sur la traduction ("L'Histoire de l'Humanité est celle de la traduction"), avec la reproduction de plusieurs extraits de son roman "L'Hiver de la grande solitude".
Écrit par : Michèle | mercredi, 10 novembre 2010
Dans "Le grand hiver" (je l'ai lu sous ce titre en Seuil Point) il parle beaucoup de ces problèmes de traduction. Ce serait à cause du héros, traducteur, et d'une phrase mal traduite, que les relations albano-soviétiques se seraient envenimées. Par représailles, il est surveillé puis emprisonné.
Écrit par : Feuilly | mercredi, 10 novembre 2010
@ Michèle et Feuilly
; Je ne veux pas trop dévoiler la narration d'Héléna qui est à la fois très libre et emplie de pudeur. Elle raconte qu'elle est vierge lors de sa rencontre avec Ismaïl qui, lui, s'en étonne et aurait souhaité rencontrer une Héléna plus "dégourdie". Et tout le début de leur histoire ( années 61 et 62) occupe bien sûr le premier plan, alors qu'elle le trouve parfois soucieux, souvent lointain, absent, voire même indifférent, pour des raisons que, dit-elle, elle ne comprendra que plus tard. En réalité sa famille s'oppose à ce mariage et n'imagine même pas que cet étudiant ait déjà "dérobé le trésor"...
Tout ça pour dire que la question politique et le début d'une élucidation n'arrivent que bien plus tard et demeurent, jusqu'au mariage en 1962 très en arrière plan.
Mais en effet,la question de la traduction croise pour Kadaré la question centrale de la communication - ou de la compréhension -, celle de l'intelligence et de la culture.
Cette tension quasi permanente entre le personnel et le politique, l'avoué et le secret, fait le charme de cette narration : comme (on en a le sentiment) elle fit le charme d'Imaïl auprès de sa femme : toujours avoir l'air ailleurs, toujours déplacer le centre de gravité de la relation vers un nouvel enjeu à comprendre qui serait autre (ce qu'ils appellent "le secret du palais"). D'ailleurs, c'est le propre de la dictature de se poser comme détentrice de secrets et de mystères, le propre d'une autorité malveillante qui, dès le début, pèse sur ce couple et le sauve à la fois, en créant du mystère....
Écrit par : solko | mercredi, 10 novembre 2010
[... toujours avoir l'air ailleurs, toujours déplacer le centre de gravité de la relation vers un nouvel enjeu à comprendre qui serait autre, ce qu'ils appellent "le secret du palais"] :
Le charme et la longévité d'une relation tiennent en effet dans cette "bonne distance" qu'il s'agit de trouver :)
Écrit par : Michèle | jeudi, 11 novembre 2010
Hi,
I run a small journal - 'Central and Eastern European Review' (www.ceer.org.uk). One of our reviewers (Antonia Young) would like to review Helena Kadare's book 'Le Temps que manque'. If it is availabel in English, that would be best - but French would be fine too.
If possible, please send a review copy to:
M. Housden.
10 Windermere Rd.,
Penistone,
Sheffield. S36 8HL
England.
Thank you,
Martyn Housden
Écrit par : Martyn Housden | jeudi, 02 juin 2011
you should read what is written in albanian press about this story!edifiant comme on dirait en français ....dans le journal
Shekulli par exemple.
Écrit par : lili | dimanche, 13 novembre 2011
voici le témoignage de la maman de renato rrapi,l'amoureux de gresa kadaré,et sur ce que cet amour impliqua pour cette femme et surtout son fils qui fut interné et a fini handicapé,alors que gresa se faisait avorter par son oncle sur ordre du clan kadaré qui ne voulait pas de cette mésalliance(et ce bien que la famille rrapo soit d'extraction plus digne que les kadarés)
http://groups.yahoo.com/group/shqiperia/message/14908
Écrit par : lili | dimanche, 13 novembre 2011
Livre irréaliste et simpliste.
Écrit par : anast | dimanche, 22 janvier 2012
Livre un peu irréaliste et simpliste.
Écrit par : anst | dimanche, 22 janvier 2012
Merci pour ce livre. Depuis le temps que j'habite à Paris, j'avais oubliée cette époque grotesque que nous avons vecu...
Écrit par : Alba | mardi, 24 janvier 2012
Le moment ou l'on découvre qu'il n'y a plus d'avenir devant soi,plus de choix possible, meme plus le reve de changer de vie",... on ne saisit l'importance d'un événement, son infuence durable sur notre personnalité que bien après qu'il a rejoint la sphère de la mémoire... faleminderit Znj Kadare per kete liber.
Écrit par : Alba Shaqiri Bernard | mardi, 24 janvier 2012
Grace a ce livre j'ai découvert la réalité irréaliste de l’époque 'noire'. Ce que j'ai jamais voulu comprendre.
Merci Helena pour ce livre bien détaillé et agréable a lire.
Écrit par : Zheni Marku | samedi, 06 juillet 2013
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