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mercredi, 11 février 2009

Foutrasies

Je me souviens avoir été cet écrivain qui avait le temps. Partout où j'allais - je parle de petits boulots - j'étais en repérage. Le monde, il me semblait alors infiniment vaste, avec toutes ses portes. Infiniment décousu, également. Le temps de regarder ce qu'il y avait derrière chacune de ces portes : un placard à balais, une loge de théâtre, un commissariat de police, une chambre d'hôpital, un frigidaire bien rempli - ou vide (ça, c'était selon la saison...), un vestiaire au fond de l'entrepôt - Je manquais de fil de fiction pour coudre tout cela : aussi ces portes demeurèrent les premières pages de romans dont la plupart ne furent jamais écrits. Le temps : des routes en lacets, des îles, des saisons. J'ai eu tout cela comme en grappes et j'ai mordu dedans, de portes en portes, dormant sur des bancs ou des chambres de palace. Le temps, le continent.

A cette époque, la route des Indes n'était pas fermée. Dès lors, qu'avait-on besoin, sinon d'un simple sac, pour s'y rendre? La route des Indes, c'était aussi celle de la Littérature. A Venise, Chateaubriand. A Stamboul, Nerval. Et comme cela, Kaboul, Téhéran. C'était facile de tracer, tout droit, jusqu'à Kabir. On pouvait pour deux sous-deux rêves se croire un homme aux semelles de vent : Il y avait quelque chose, encore, qui s'appelait l'Occident, rude, rêche et arrogant, quelque chose, qu'on appelait l'Orient, qu'on pouvait croire le contraire. De vagues fumées. Les plus lucides l'avaient compris. Mais alors, les plus lucides faisaient chier. Je me souviens avoir été cet écrivain qui avait du pays. De la route. Quitte à s'y perdre et combien, d'ailleurs, s'y perdirent pour de bon !

Et puis il y avait aussi des villes. Où tournaient encore des rotatives, où fumaient les percolateurs, où s'allumaient les feux de la Saint-Jean derrière les rideaux de coton de salles de classe hautes en plafonds. Nul ne dira assez quelle perte fut pour la jeunesse des temps à venir l'abandon des versions latines. Sénèque, Tacite et Cicéron. L'Antiquité transpirait à chaque ligne : sous nos pas quand nous passions d'un fleuve à l'autre, des sentiers de Condate aux chemins de Lugdunum, l'Antiquité oui, rose terni comme un morceau d'amphore. Gallo-romain, me disait-on. Je me souviens avoir été cet écrivain qui avait encore une race.

De toutes les Bucoliques de Virgile, ma préférée fut toujours la Quatrième. Sur la grève de rivières polluées, je m'en récitais les derniers vers tout en mordillant le brin d'un blé en herbe, pieds nus sur la terre ôtée. Car déjà, ôtée, la terre l'était sous nos pas, qui apprirent le moelleux des moquettes en même temps que nos oreilles, le cri des téléphones. Depuis quelques décennies, déjà l'humanité s'était mise à dévaster les champs, raser les haies, saccager les clairières, dénicher les oiseaux et les muses de Sicile. Je me souviens avoir été cet écrivain désœuvré devant le soleil, l'œuvre se retournant alors en cette résolution, ce silence, ce pli au front hargneux. Je comprenais que des hommes capables de détruire une rivière seraient pareillement capables de détruire la Terre. J'avais du temps, me semblait-il, du pays encore à l'horizon, j'étais d'une race : mais de quelle œuvre seraient ce temps, ce pays, cette race ? Le risque était déjà trop empli de confort, et le confort de risque. La génération de l'œuvre déjà bien passée.

 

Commentaires

délicieux

Écrit par : romain blachier | mercredi, 11 février 2009

wahhhhhhhhhhhhhhh !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Écrit par : File la laine | mercredi, 11 février 2009

Le mot " race " n'était pas encore devenu une injure ...
P..... de ta race ! disent certains. Que s'est-il donc passé ?
(question faussement ingénue) -

Écrit par : simone | mercredi, 11 février 2009

C'est tout simplement magnifique Solko. J'ai honte de moi d'ailleurs, d'être de la nouvelle race, de fait. Au moins je vous aurai remercié: merci.

Écrit par : tanguy | mercredi, 11 février 2009

PS: tous ces déménagements! Je sus perdu Solko! L'image de gauche annonce la couleur (pas parce qu'elle est en noir et blanc, bien sûr, elle respire doucement la nostalgie de ce qui disparait)

Écrit par : tanguy | mercredi, 11 février 2009

Ce bandeau est superbe : bravo ! Il donne envie d'y revenir souvent.

Écrit par : simone | mercredi, 11 février 2009

là ça me parait très bien en fait, le bandeau. J'ai l'impression d'avoir toujours connu votre blogue ainsi... (oui il faut s'y faire en ce moment e suis charmeur).
Ah au fait, que lisez-vous si ce n'est pas indiscret sur la "photo"?

Écrit par : tanguy | mercredi, 11 février 2009

@ Tanguy : Je lis le billet du jour, forcément. Je ne touche plus à cette bannière, cette fois-ci.

Et merci à tous ceux qui ont aimé le texte ou la bannière -(ou les deux...)

Écrit par : solko | mercredi, 11 février 2009

Il me semblait bien distinguer un éventail... Bonne soirée à vous, et d'ailleurs à très bientôt...

Écrit par : tanguy | mercredi, 11 février 2009

Faute de versions latines, on peut encore assez facilement trouver ces livres en français. Profitons-en, ça peut ne pas durer...

Écrit par : Pascal Adam | jeudi, 12 février 2009

Très beau texte ... Et ce bandeau !(que toutes les filles aimeraient porter en châle;-)
eh bien! vous nous gâtez Solko... Dites moi ce bandeau ? Il ne serait pas un peu en porcelaine ?
( De chine ? ) Route de la soie oblige ...
Question de candide bien sûr !

Écrit par : frasby | jeudi, 12 février 2009

Ah, les versions latines! Difficile de faire comprendre à tous ceux qui ne s'y sont pas frottés (et ils deviennent la majorité) tout ce que cela apportait. Il me semble aussi parfois avoir vécu dans un autre monde, avoir eu une autre formation que celle que reçoivent aujourd’hui les jeunes générations. Le monde évolue, certes, mais est-ce toujours dans le bon sens ? Il suffit de regarder votre bannière pour se rendre compte du décalage .

Écrit par : Feuilly | jeudi, 12 février 2009

Solko, (si je puis me permettre ?) ce n'est plus un bandeau, c'est un panneau et vous êtes tombé dedans ! Pourquoi avoir supprimé les commentaires ? Vous avez craint que les polémiques " sur Lyon et ailleurs " ne vous submergent ? Cela dit, vous êtes chez vous, et faites ce que vous voulez mais le premier me plaisait bien. J'ai comme une vague nostalgie, là ...

Écrit par : simone | jeudi, 12 février 2009

@ Frasby :
Comme vous le voyez, je suis en train de transformer ce blog en boutique d'estampes anciennes et de gravures antiques. Je me recycle. Vous avez raison de dire que nombreux dessins de ce genre se portent à merveille sur des châles. Que pensez-vous de ce modèle de Mérian, vers 1638 ?

Écrit par : solko | jeudi, 12 février 2009

@ Simone : En fait à force de bidouiller on finit par ne plus trop savoir. J'ai gardé l'ancienne bannière aussi. Je trouvais en fait que les lettres couvraient trop l'estampe. C'est comme ça que je l'ai agrandie et que je suis, comme vous dites, tombé dans le panneau. C'est vrai qu'à présent, cela fait trop mastoc. Je reprends l'autre et redimensionne donc les caractères.

Écrit par : solko | jeudi, 12 février 2009

@ Feuilly : Ce qu'on peut dénoncer incessamment, c'est la manière dont la terre est de plus en plus polluée, la société de plus en plus massifiée, la culture de plus en plus simplifiée et l'information de plus en plus standardidée.

Écrit par : solko | jeudi, 12 février 2009

Ah ! oui ... c'est nettement mieux comme ça. Le Solko en jaune n'était pas heureux (je n'ai osé vous le dire) mais ainsi c'est super. Bravo !

Écrit par : simone | jeudi, 12 février 2009

@ Solko : Encore une très belle page. Merci. Les deux premiers paragraphes que j'aurais aimé écrire.

Le lien avec les versions latines, pour des raisons peut-être évidentes pour moi seul, me touchent moins. Ici où j'habite, loin de Lugdunum, le latin ne nous était pas enseigné pour nous permettre le décodage d'un monde familier et pourtant lointain. C'était une langue qui pourrait servir un jour lorsque nous voyagerions en Europe bien sûr. C'était surtout le petit code secret de l'église catholique et des élites, pas plus traîtres ici qu'ailleurs. Mais pas moins.

Écrit par : Marc | jeudi, 12 février 2009

Votre billet mérite mieux que ma brève réponse ci-dessus. Me permettez-vous d'ajouter ceci ? Peut-être me comprendrai-je mieux alors et me comprendrez-vous mieux ? Je pense que les clefs équivalentes au latin, qui nous eussent donné accès à la profondeur et à l'histoire du monde dans lequel nous habitions, nous étaient refusées précisément par ceux qui estimaient que le latin est un instrument de culture important. On nous cachait, dans toutes les écoles, toute trace de l'humanité qui avait habité longtemps sur le territoire des Amériques avant la venue des Européens. Les peuples autochtones étaient occultés ici ; ce qu'ils avaient appris, ce qu'ils avaient enseigné, leurs langages communs et divers ont bien failli disparaître. Et l'attitude des « latinistes » y fut pour quelque chose.

Mais je comprends ce que vous dites. Et je ressens le lien que vous faites avec la découverte du monde et l'outil primordial et intime pour le découvrir qu'est la langue. C'est un sujet dans lequel on est engagé, corps et âme, malgré soi. Vous le dites très clairement.

Ceci nous permet-il de mieux comprendre tous deux une petite part de l'inconsolable qu'il y a parfois dans les communications humaines ? De le comprendre et de le respecter ? C'est ce que je souhaite.

Écrit par : Marc | jeudi, 12 février 2009

Merci, Marc, pour ces précisions éclairantes. Je n'avais jamais songé que le latin puisse être perçu, dans "le nouveau monde" comme, en effet, la langue des missionnaires catholiques tant on m'a toujours présenté "le latin d'église" comme un latin déjà en grande partie mort, figé. Je parlais, bien sûr, du latin des auteurs antiques, de la découverte et de la réflexion sur la langue qu'un enfant fait - sans même sans douter - lorsqu'il traduit du latin. Et puis, surtout, surtout, l'étrange conscience que l'étude du latin donne de l'existence plus concrète, plus palpable que ne l'est la spectacle des ruines, de l'Antiquité. C'est en soi une leçon de relativisme. Mais en effet, les deux perceptions de ce que fut cette langue sont fort différentes.
Est-ce de cela que vous parliez en évoquant l'inconsolable ?

Écrit par : solko | jeudi, 12 février 2009

Souvenirs, souvenirs ... J'ai fait du latin pendant très peu de temps m'étant vue transférée en moderne alors que j'étais nulle en math et mes parents n'ont rien osé dire. Par contre, ce qui était marrant à l'époque, c'était de constater les deux prononciations, l'une farouchement laïque avec son templum et l'autre religieuse avec " temploum " Comme j'ai un peu joué au yoyo entre public et privé, facétieuse (déjà) je m'amusais à inverser les prononciations afin de mettre mes profs en rage ! " On n'est pas à l'église, ici ! "
Dire que si l'on ne m'avait pas fait passer du classique au moderne, j'aurais appris le grec. Regrets éternels ...

Écrit par : simone | jeudi, 12 février 2009

"Foutrasies", un texte magnifique.
Qu'on relit, pour vérifier qu'on a bien compris ce qu'on a compris. Mais on le sait avant de vérifier. Car l'intuition est fulgurante comme le saisissement qu'on a éprouvé.
Un texte magnifique, oui.

Pour le latin je savais que Feuilly allait réagir.
Je crois que je vais relire Virgile... En français, faute de versions latines, comme le souligne Pascal Adam...
On sait ce qu'on doit aux quelques années de latin (et moins nombreuses, de grec) et on se dit que ceux qui l'enseignent ont de la chance. Y a-t-il une fréquentation des textes classiques de latin en dehors de l'enseignement ?

Quant à la nouvelle bannière, elle est très belle. Je regrette seulement de n'avoir pas enregistré l'autre. On s'attache ...

Écrit par : michèle pambrun | vendredi, 13 février 2009

@ Michele : Vous posez une question qui me dépasse : Y-a-t-il une fréquentation des textes classiques en latin, en dehors de l'enseignement ? Je serais tenté, avec mon pessimisme habituel, de poser la même à propos des classiques français. Mais je n'ose...

Écrit par : solko | vendredi, 13 février 2009

Pardonnez mon petit côté cousi-cousette, Je sais qu'il y a du beau linge qui vient dire des choses en latin mais vous voyez, c'est au sujet du châle... Comme il y a encore de la lumière (voire une lumière dans la boutique) je voulais demander (discrètement si possible)si vous faites aussi les tentures (j'habite place Morand près du pont rouge et, je me dis que vu de la rue, le modèle Mérian serait très chic) et puis je souhaiterais vous commander aussi deux bandeaux "route de la soie" en châle et deux Munsters. votre prix sera le mien. Quand on aime on ne compte pas. vous acceptez les Voltaire psychédéliques, j'espère ?

Écrit par : frasby | samedi, 14 février 2009

Et puis des escarpins en velours Merian vous faites ?, parce là avec mes deux sabots plein de paille, dans une boutique si délicate ... Je suis trop navrée.
Où est Loulou ? il faut que je lui parle.

Écrit par : frasby | samedi, 14 février 2009

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