dimanche, 10 mai 2009
Le sourire d'une mère (Pollio IV)
Le Pollio de Virgile pose à ses traducteurs un ultime problème, avec une incertitude sur les mots «cui» et «parentes», lesquels pourraient être une altération de «qui» et de «parenti». « Cui non risere parentes » se traduit par « celui à qui ses parents n’ont pas souri » ; « qui non risere parenti » par « celui qui n’a pas souri à sa mère » (parent, au singulier, pouvant être l’un ou l’autre). La tradition manuscrite a longtemps privilégié la première version (celui à qui n’ont pas souri ses parents), la tendance moderne préfère la seconde (celui qui n’a pas souri à sa mère), en s’appuyant sur une citation du texte de Virgile par Quintilien (mais Quintilien, le citant de mémoire, a pu se tromper). D’autres solutions font alterner le datif (cui) et le singulier (parenti).
Laquelle est la bonne ? Nul ne le sait. Laquelle est la meilleure ?
Celui qui n’a reçu aucun amour de ses parents prend dans la vie un bien mauvais départ, c’est bien connu. Le sourire de la mère, notamment (que Romain Gary appela ironiquement « la promesse de l’aube ») toute une tradition judéo-chrétienne en fit le prélude aux grands destins, à commencer par celui du Christ lui-même. Les partisans du second choix préfèrent que l’enfant prenne les devant et sourie le premier. Ils s’appuient sur de vieilles chansons de nourrice dans lesquelles on invite le nouveau-né à faire risette pour devenir méritant :
« Celui qui n'a pas fait risette à maman,
le dieu ne l'a pas pris à sa table,
ceux qui n'ont pas fait risette à maman,
la déesse ne les a pas pris dans son lit. »
De la mère ou de l’enfant, qui invite l’autre à sourire ? On ne va pas organiser un concours, et le mystère virgilien reste entier. Voici deux solutions contraires, la première de Cabaret-Dupaty (1878), la seconde de Paul Valéry :
Commence, jeune enfant, à reconnaître ta mère à son sourire.
Ta mère, pendant dix mois, a souffert de longs ennuis.
Commence, jeune enfant. Celui à qui ses parents n'ont pas souri
ne fut jamais trouvé digne de partager la table d'un dieu, ni le lit d'une déesse.
Sache par ton sourire accueillir cette mère
(Qui, durant dix longs mois, t'a porté dans son sein) ;
Pour sa mère, celui qui n'eut pas ce sourire
N'aura les mets des dieux, ni le lit des déesses.
Pour finir, voici celle qui me semble convenir (vers 48 à 63)
Adgredere o magnos—aderit jam tempus—honores,
Cara deum soboles, magnum Jovis incrementum !
Adspice convexo nutantem pondere mundum, 50
Terrasque tractusque maris caelumque profundum;
Adspice, venturo laetantur ut omnia saeclo.
O mihi tum longae maneat pars ultima vitae,
Spiritus et quantum sat erit tua dicere facta !
Non me carminibus vincat nec Thracius Orpheus, 55
Nec Linus, huic mater quamvis atque huic pater adsit,
Orphei Calliopea, Lino formosus Apollo.
Pan etiam Arcadia mecum si judice certet,
Pan etiam Arcadia dicat se judice victum.
Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem : 60
Matri longa decem tulerunt fastidia menses.
Incipe, parve puer, cui non risere parentes,
Nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est.
Viendront les temps d’aborder les honneurs suprêmes,
Cher rejeton des dieux, glorieuse pousse de Jupiter !
Vois le monde au corps lourd et courbé qui acquiesce,
Et les terres, et l’étendue des mers et la profondeur des cieux,
Vois, l’allégresse universelle devant le siècle qui s’annonce.
Oh puisse me rester une longue fin de vie,
Et suffisamment de souffle pour raconter tes exploits !
Il ne me vaincra pas de ses chants, ni le Thrace Orphée,
Ni Linus, même aidé, l’un de sa mère, l’autre de son père,
Orphée de Calliope, Linus de l’élégant Apollon.
Pan, même, s’il luttait contre moi en prenant l’Arcadie pour juge,
Pan même, en prenant l’Arcadie pour juge, devrait s’avouer vaincu.
Commence, petit enfant, commence à connaître ta mère par son sourire :
Ta mère a, dix longs mois, souffert de nausées.
Commence, petit enfant. Qui n’a pas connu le sourire d'une mère (1)
N’est digne ni de la table d’un roi, ni du lit d’une déesse.
(1) Ce qui revient à traduit parentes par un singulier, comme dans la leçon parenti... ( celui à qui son parent n'a pas souri...)
09:40 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : pollio, virgile, bucolique, littérature latine |
Commentaires
Magnifique et passionnant.
Et votre fidélité au latin, Solko, vous fait conserver ces dix mois de grossesse. Dix mois lunaires (menses), les menstruations survenant tous les mois lunaires. A Rome, l'une des trois soeurs Parques qui présidait aux accouchements, s'appelait Decima.
Quant à traduire "Matri longa decem tulerunt fastidia menses" par
"Ta mère a, dix longs mois, souffert de nausées",
une autre traduction substitue à l'hypallage de "longa", une paronomase "longs" / "langueurs" :
"Ta mère t'a porté neuf longs mois de langueurs".
J'aime votre traduction où seule la poésie autorise "dix mois de nausées".
Écrit par : michèle pambrun | dimanche, 10 mai 2009
@ Michèle : Dix mois lunaires, oui. En même temps, cela conserve, pour qui ne sait pas cela, une sorte d'étrangeté qui convient bien à cet enfant.
Écrit par : solko | dimanche, 10 mai 2009
Je lirais volontiers (et nous sommes nombreux j'en suis sûre) une publication du Pollio de Virgile, dans votre traduction.
Il y aura bien un jour ou l'autre des éditeurs qui se réveilleront ; quand ils prendront la mesure de ce qu'ils ont sous les yeux ici.
Même si nous savons bien que nous n'avons rien à attendre d'un monde "de progrès".
Écrit par : Michèle | jeudi, 26 novembre 2009
@ Michèle : Merci pour ce soutien indéfectible qui fait chaud au coeur. Il n'en demeure pas moins vrai en effet que dans un monde où sport et monnaie se conjuguent pour mener à bien l'aliénation des peuples, et principalement de la jeunesse, où une prétendue "première dame de France" prône l'amateurisme et l'opportunisdme (a-t-elle jamais été autre chose qu'une opportuniste et un amateur, née il est vrai avec une cuiller en argent dans son sale bec ?) et où une dame catho à peu près aussi évoluée que sa mise en plis souhaite la réouverture des maisons closes, le tout sous un ciel de suchauffe, le mythe du rtour de l'âge d'or a peu de chance de correspondre à une quelconque réalité !
Écrit par : solko | jeudi, 26 novembre 2009
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