lundi, 08 juillet 2013
Le coureur perdu
A la lucidité de Thibaut Pinot
Le podium n’était pas son rêve. Le podium n’en était qu’un des éléments les plus tangibles. Et pas davantage les micros tendus des journalistes. Ni les files de spectateurs braillant le long des routes. Tout cela ne tenait que de l’apparent. Sur le Tour comme ailleurs, on passe son temps à chercher de quelle sienne réalité l’apparent s’est fait la brume.
On lui avait parlé très tôt du mythe : Le podium devenu triomphe. Les micros devenus gloire. Les longues échappées de solitaire, chevalier devenu son propre cheval. Le pays tout entier au bout des pédales, et les plaines, les forêts, les pavés, les cols, les églises. Quelque chose du Graal encore vivant dans ce cycle de fer. Rouler dans une histoire.
Il y avait aussi les grands devanciers, les pionniers. Pas de légendes sans quelques noms propres, grappillés au Parnasse des Grimpeurs. Des noms et des surnoms : l’indomptable. Le cannibale. Le pirate. Tout ça justifia ses premiers efforts, dans – c’est ainsi qu’on le répète niaisement devant la caméra – son « rêve de môme ». Vivre le plus longtemps possible dans ses tout premiers albums de bandes dessinées, quand la ligne est bien claire et la route droite, chacun à sa place, le monde et le peloton enchantés.
Mais alors, quel était son rêve ?
Satisfaire quelqu’un qui vous sourit, comme quand on est petit et qu’on court vers lui. Gagner sa reconnaissance. Conquérir son amour. Mais ce quelqu’un, qu’il est difficile à rencontrer à présent dans la foule des passants qui, déjà, arpente son existence ! A moins que ce ne soit soi-même, à bâtir ? Ne pas trop se poser de questions sur la selle. Pas le lieu ni l’heure. Les questions sont des portes ouvertes sur le rêve. Et dans le rêve, on a beau être invincible, on ne gagne jamais. C’est dans le Réel qu’il faut placer ses efforts. Là qu’il faut pédaler. Discours d’entraîneur. Sensations physiques.
Surtout, il y a la France. Nul n’est prophète en son pays, songes-y. A l’heure de la mondialisation frénétique et du règne de l’Autre marchand, il est plus facile de gagner le Tour quand on vient d’ailleurs, et que le lieu n’est qu’un stade comme un autre, qu’on ne s’embarrasse pas de lui ni de soi en lui.
Il les a donc accomplis, ses efforts. On ne pourra, ça au moins, jamais le lui retirer. Il a même joui de les faire. Il est passé si souvent par lui-même qu’il s’est dépassé. Et dans la rage, il s’est arraché. C’est même devenu un plaisir, une raison, un but, un moteur. Un métier ? Des mois, des ans que ça l’agrippe. Gagner.
La compétition entre en soi, peu à peu. Se forge. Il faut avoir aimé la victoire de quelqu’un et subi en vaincu humilié sa propre défaite, ou celle de ceux qu’on aime. Après, ça pousse tel un sortilège. C’est banal et douloureux, un sortilège. Tu t’alignes au clan, tu t’intègres, tu te fonds, jusqu’à tous les surpasser. Ils ont gagné, tu as les ailes qu’ils ont voulues. Mais tu les as vaincus, tu voles au-dessus d’eux.
Par bonheur, il y a l’équipe, qui laisse à penser que la loi de la compétition n’est pas non plus souveraine. Le cyclisme est un sport collectif, te l’a-t-on assez rabâché ! Pourtant tu te sens tout seul sur la ligne. Si seul ! Quand tu grimpes et qu’il faut redescendre.
La compétition, finalement, oui, pourquoi pas. Même si tu n’aimes pas les compétiteurs, tu accepteras d’en devenir un. Tu trouveras bien le moyen de faire comme si c’était une solution, et pas une fin en soi. Tu tenteras d’obéir à sa règle, veillant à ne pas te briser. Tu réaliseras ton rêve sans le fracasser, comme un moteur ardent. Il va falloir t’aimer dans cette nouvelle peau. Tu essayes. Eux, ils disent que tu grandis. Tu progresses. Graine de champion. Un espoir, qu’ils t’appellent. Tu te méfies de leurs mots. Des clichés, leurs mots. Des clichés qu’ils se repassent. Le monde des people t’effraie et te fascine. Ecraser les autres, après tout, ce n’est qu’un jeu. Demain c’est toi qu’ils écraseront. Leur loi. C’est toi ou eux, n’est-ce pas ? Mais quand enfin tu auras gagné, tes ailes intérieures auront fondu. Eux, ils auront vaincu.
Dans la chaleur qui fige tout, la nervosité qui t’ébranle, leur monde t’apparaît : ton rêve ? Leur rêve… Tout reste encore à surpasser. Les vrais cols sont à l’intérieur, il faudrait pédaler les yeux fermés, oui, ne plus voir. Ne plus les voir.
Car derrière ces meutes massées sur la route, il y a la bêtise humaine. Le grand show qui avala des millions de figurants et même les plus Grands. Même les plus grands s’y sont brûlés. Ils ne furent jamais des dieux, on t’a menti, petit. Que des gladiateurs. Des imbéciles.
Derrière ces micros tendus, il y a le vide. C’est bouleversant, ce vide, bien plus que celui des falaises. Tu voudrais le remplir de tes mots, mais le vertige te gagne devant ces journalistes qui ne font que leur boulot en tendant leurs micros. Ils suent. Eux-aussi, des crédits par-dessus la tête. Leur ligne, c’est le scoop. Eux, tu ne les as jamais cherchés. Ils sont là, pourtant. Des falsificateurs. Des imbéciles.
Il y a ce président de la République à lunettes venu parader, gras, infatué de lui-même, comme les autres refait du cheveu et des dents, faux de la tête aux pieds. Il parle de Tour propre, ah ! ah ! Son sourire, une grimace. Vanité, ses paroles. Un politique qui veut baiser l’Histoire. L’Histoire le baisera comme les autres. C'est le plaisir des peuples de les regarder tomber, un à un. Un imposteur. Un imbécile.
Et puis l’argent, surtout. Celui que tu fais gagner à ceux qui te mentent, Ils parlent de te faire gagner des étapes, il ne s’agit que de leur faire gagner des millions. Des millions, en veux-tu ?
L’argent, bien sûr. Les sponsors sont les pires. Eux, les puissants. C’est ton sang qu’ils doperont. Ton propre sang vaut-il ce jeu ? La question que tu n’oses poser à personne. Surtout pas à toi-même. Loyauté en allée. Tu es minuscule dans leur jeu.
Ah, s’ils pouvaient voir, ton mépris, dans ta tête !
Mais voilà que ton mépris te casse. Et toi, qui es-tu ?
Tu perds à présent quelques secondes. Décroché, comme ils disent. Et si tu décrochais, pour de bon ? Pour voir ? Tu as encore tant de choses à comprendre. Les jambes sont encore là, certes. Mais la tête, diras-tu, n’y était plus. Tes coéquipiers ont passé le col sans t’attendre. La voiture de ton entraîneur aussi. Ce qui devait te sourire ne te sourit plus. Le doute te brûle : ce qu’il faudrait, c’est gagner dans le monde dont ils t’ont fait rêver, pas dans celui-ci, qui pue.
Oui, mais…
C’est bien là tout le sens de l’épreuve. Tu t’éprouves. Tu penses alors qu’il ne faudrait pas penser. Tu dévales à plus de 80 kms heures les pentes du col. Mais les trajectoires fusent, les réelles et les irréelles. Quand tu franchis la ligne, il est trop tard. Tu diras que ta déception est immense. Tu aimerais avoir le temps de comprendre toute la force, la vivacité, la nature de ce que tu as entrevu : comme si l’apparent n’était fait que d’illusoire. Il en faut peu pour devenir un coureur perdu.
Daussy - Le Tour de France, 1945
09:14 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (34) | Tags : tour de france, france, cyclisme, thibaut pinot, compétition, littérature, raymond daussy |
Commentaires
Nous tous, coureurs perdus...
Écrit par : Michèle | lundi, 08 juillet 2013
"Sur le Tour comme ailleurs, on passe son temps à chercher de quelle sienne réalité l’apparent s’est fait la brume."
"A moins que ce ne soit soi-même, à bâtir ? Ne pas trop se poser de questions sur la selle. Pas le lieu ni l’heure. Les questions sont des portes ouvertes sur le rêve. Et dans le rêve, on a beau être invincible, on ne gagne jamais. C’est dans le Réel qu’il faut placer ses efforts."
Écrit par : Michèle | lundi, 08 juillet 2013
Écrit par : Michèle | lundi, 08 juillet 2013
Écrit par : solko | lundi, 08 juillet 2013
Il faut aussi lire ou relire Vailland, 325 OOO francs.
Écrit par : Bertrand | mardi, 09 juillet 2013
Ce coureur comme tout un chacun est réduit à être schizophrène, c'est une façon de se protéger. Quand la vie va trop vite et met l'être en jeu face à la mort, le shizo freine...
Écrit par : patrick verroust | mardi, 09 juillet 2013
Écrit par : solko | mardi, 09 juillet 2013
Écrit par : patrick verroust | mardi, 09 juillet 2013
Non franchement, je ne vois pas de quelles récupérations vous parlez.
S'il est vrai que l'écriture est subjective, la lecture ne l'est pas moins !
Écrit par : solko | mardi, 09 juillet 2013
Coïncidence dérisoire: je viens de tomber de vélo en heurtant un convoyeur de fonds: fragilité de toute viande qui me rend très sensible à ce que tu viens d'écrire.
Écrit par : Lucile | mardi, 09 juillet 2013
Écrit par : Michèle | jeudi, 11 juillet 2013
J'espère qu'il n'y a rien de grave. Cela dit, symboliquement, tu fais fort !
Écrit par : solko | mardi, 09 juillet 2013
Écrit par : patrick verroust | mardi, 09 juillet 2013
Écrit par : solko | mardi, 09 juillet 2013
Bon rétablissement Patrick. Prenez soin de vous.
Écrit par : Michèle | mercredi, 10 juillet 2013
Écrit par : solko | mercredi, 10 juillet 2013
Dans ce roman, le psychopathe se mutile avec un vélo d'appartement (même si cette appellation ne cadre pas -sans jeu de mots -), dont il a ôté la selle.
Écrit par : Michèle | mercredi, 10 juillet 2013
C'est peut-être pour ça qu'il ne m'a pas été restitué, non plus que les autres...
Écrit par : Michèle | mercredi, 10 juillet 2013
Écrit par : solko | mercredi, 10 juillet 2013
Écrit par : Michèle | mercredi, 10 juillet 2013
J'ai en mémoire une chute de ce jeune pensionnaire du club de Besançon, en descente (tiens tiens !). J'avais évité de peu son corps désarticulé par la violence du choc. J'aurais dû tomber avec lui ce jour-là, j'aurais eu une bonne histoire à raconter : "Les enfants, Thibaut Pinot, 4ème du Tour 2018, je me suis retrouvé au fossé avec lui !". Bref.
Je l'ai vu ne pas tenir son rang dans les Pyrénées et ça m'a irrité. Mais ce texte parvient à me réconcilier avec mon ancien adversaire.
Écrit par : P-A B. | mardi, 09 juillet 2013
4ème en 2018, un peu pessimiste, PA, non ?
Écrit par : solko | mardi, 09 juillet 2013
On peut espérer que les vieux pays historiques du vélo (France, Belgique, Italie) trop conservateurs des vieilles méthodes à ce jour, auront emboîté le pas de l'entrainement millimétré et scientifique du XXIè siècle cher aux anglophones du peloton. Alors TP pourrait faire mieux que 4ème en 2018.
Un français qui a tenté l'aventure Sky il y a 2 ans, Sylvain Calzati, a déclaré qu'au sein de l'équipe anglaise il y avait des méthodes futuristes, notamment au niveau de l'alimentation. Là où Pinot et Rolland se remplissent d'une grosse assiette de pâtes à l'huile d'olive, les Sky mangent moléculaire. La différence est là, peut-être.
Écrit par : P-A B. | mercredi, 10 juillet 2013
Écrit par : solko | mercredi, 10 juillet 2013
Écrit par : patrick verroust | mercredi, 10 juillet 2013
Paradoxalement, après avoir quitté le monde du vélo il y a 3 ans, je vais sans doute le retrouver en janvier prochain. Au plus bas niveau, dans les courses de village où l'on mange une pizza à une heure du départ et où le vainqueur gagne un saucisson et son dauphin la mauvaise bouteille d'un vigneron du coin.
Le vrai vélo c'est les courses de clocher, avec leur départ donné après la messe, avec des vieux au bord de la route qui parlent du temps trop chaud ou trop froid. Pas des cons qui pissent sur les coureurs.
Écrit par : P-A B. | mercredi, 10 juillet 2013
La plus mauvaise bouteille, ça sent son Beaujolais, ça
Écrit par : solko | mercredi, 10 juillet 2013
J'ai un peu regardé quelques étapes du tour, et je suis effarée par la bêtise consternante de certains spectateurs. Ils sont vraiment prêts à tout pour "passer à la télé", n'hésitant pas à se couvrir de honte, et surtout à mettre les coureurs en danger.
Je regarde cette belle épreuve, et je regrette l'innocence du temps "d'avant", d'avant qu'on nous parle des ces histoires glauques de dopage, de combines, d'"insu de mon plein gré". Maintenant, l'enthousiasme n'est plus là, il reste un goût amer devant ces hommes dont on se demande à quelle substance pour l'instant indétectable ils carburent.
Moi qui ne tiens pas sur un vélo, je vais me mettre à la cuisine moléculaire.
Écrit par : Julie des hauts | jeudi, 25 juillet 2013
Écrit par : patrick verroust | jeudi, 25 juillet 2013
Qui dit innocence dit souvent ignorance, mais ça n'empêche pas la nostalgie.
Écrit par : Julie des Hauts | samedi, 27 juillet 2013
Il parle bien Bergounioux et surtout il parle juste.
Et alors oui, cette période de l'enfance est une période intense et il est doux de s'en ensoleiller avant que le temps "n'appose son sceau de plomb sur nos cervelles".
Écrit par : Michèle | dimanche, 28 juillet 2013
Et je parle bien sûr de nos pays industrialisés...
Écrit par : Michèle | dimanche, 28 juillet 2013
Car:
Le mot ment
Le politique ment
L'assuré ment
L'ingénue ment
La femme joli ment
L'homme poli ment*
La nature,elle ment
Les tilleuls mentent
Le vrai ment
Le bon mot ment
Le mauvais mot ment
Ma maman ment
Marre de me prendre la tête
Je m'entête
A rechercher la vérité
Même en songe.
Faire du sport
Me recycler
Me suis décider
Me suis inscrit
Au tour de France
Avec pour sponsor
La chaine Etap
Le tour m'allait
Mais l'ot' taré
M'a dit
Le Tour ment
C'est reparti pour un tour
La vie est un cycle
Qui peut mal tourné
Celui qui a dit
"La vie est un long fleuve tranquille"
Était un noyé
Dont la pensée péchait!
Écrit par : patrick verroust | dimanche, 28 juillet 2013
Votre texte est amusant, je vous en remercie.
Écrit par : Julie des Hauts | lundi, 29 juillet 2013
Les commentaires sont fermés.