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mardi, 13 octobre 2009

Les deux fleuves

Sénèque, en l’an 55 de notre ère, dans un écrit satirique contre l’empereur Claude, né à Lyon, écrivait déjà:

 

« Je vis, dominant deux fleuves, un sommet

Que chaque jour Phébus regarde à son lever

Là où le Rhône immense précipite son flot

Et la Saône, hésitant sur le sens de son cours,

Sans bruit baigne ses rives d’une onde tranquille.

Est-ce cette contrée qui fut la nourrice de ta vie ? »

 

 L’eau, comme la lumière, sont très clairement désignées dans ce texte pour leurs vertus nourricières. Sénèque reprend la remarque attribuée à César, et qu’on trouve dans La guerre des Gaules : « Flumen est Arar, quod per fines Haeduorum et Sequanorum in Rhodanum influit, incredibili lenitate, ita ut oculis in utram partem fluat iudicari non possit. » (Il y a une rivière, la Saône, qui va se jeter dans le Rhône en traversant le territoire des Eduens et des Séquanes, avec une lenteur si incroyable qu’on ne peut juger à l’œil du sens de son courant.) Déjà, cependant, l’opposition entre la rapidité du fleuve qui « précipite son flot » et la langueur de la rivière à « l’onde tranquille » attribue à chacun un caractère sexué qui deviendra, dès la Renaissance, un motif récurrent, tant sculptural que littéraire. De fait, opposer la singularité de chaque fleuve avant le confluent permettait d’accentuer celle de leur mariage.  La symbolique des deux fleuves permit ainsi de fonder successivement et le thème pétrarquisant de Scève :

« Plus tôt seront Rhône et Saône disjoints 

Que d’avec toi mon cœur se désassemble »,

et celui de la ville-Antithèse, cher à Jules Michelet :

« Oui, malgré l’effort méritoire des beaux fleuves qui viennent y mêler leurs flots et leurs populations, malgré le génie pacifique de cette noble reine, la Saône, malgré la peine que se donne, après cent détours, le Rhône pour atteindre ce mariage qui fait sa grandeur et son nom, la nature, front à front, y pose les deux révélateurs de la guerre intérieure de Lyon, deux rocs, la Croix-Rousse et Fourvière. »


Ces représentations, cependant, devinrent très vite des clichés, un des éléments du fameux « masque de Lyon » que, de voyage en voyage, Michelet avouait avoir mis vingt ans à arracher : elles étaient à vrai dire effectivement si inopérantes sur le plan romanesque (que faire de telles allégories dans l’intrigue romanesque d’une littérature bourgeoise ?) qu’elles se trouvèrent rarement réactivées par des écrivains de talent.

Et lorsqu’elles furent reprises, ce fut dans des fins plus commerciales que littéraires : Ainsi, dans un roman pour le moins frelaté (Vous êtes mon Lyon), Albert Giuliani risque une reprise savante du motif, en présentant la Saône « dans sa toilette d’après midi, gris clair lamé d’argent que bientôt le soleil, avec ses myriades d’aiguilles d’or, transformera subitement en une robe du soir éblouissante ». Il joue savamment sur l’étymologie de Lyon (lux, lucis) pour personnifier le soleil en tisseur drapant sa bien aimée de soie et file cette métaphore durant tout l’ouvrage : « La Saône est une infante de parage » ; ou bien : « La Saône est une princesse, fiancée au Rhône de toute éternité et pénétrant dans les états de son futur époux ». Ces effets précieux et surannés ne trouvent sens que dans l’isotopie qui traverse tout le roman, et qui affirme à cette époque la Royauté industrielle de la Soie, dont le déclin devant l’automobile, la chimie, le ciment est déjà en cours. La personnification des fleuves n’étant plus qu’un prétexte à la stratégie idéologique du roman, on comprend qu’elle en perde toute force poétique. Ainsi en va-t-il de la description pompeuse de l’entrée royale du Rhône par le quartier Saint-Clair : « L’entrée de Lyon, par le Rhône, ce n’est plus l’entrée intime, côté jardin. C’est l’entrée officielle, l’atrium impérial, le grand vestibule des cérémonies. (…) Il offre ce spectacle, unique peut-être au monde, l’arrivée du Rhône dans la ville qu’il a choisie pour y célébrer l’acte le plus solennel de sa vie. Comme pour saluer Lyon d’un grand déploiement de son panache d’azur, le royal visiteur décrit d’abord une courbe immense et harmonieuse. »  Ce Rhône, que la Saône est sur le point d’épouser, on comprend qu’il ne figure rien d’autre qu’un riche marchand étranger, accueilli par la ville qui, pour le lui offrir, « a déposé dans son écrin de verdure son diadème neuf, son palais de la Foire, éblouissant de blancheur, où toutes les nations vont boire. » La célébration du site n’a donc ici qu’un but : célébrer non pas l’histoire, non pas la culture de la ville elle-même (ce qu’il fait pourtant mine de faire), mais son industrie. Il s’agissait alors d’imposer définitivement la Foire d’échantillons de Lyon à ses concurrentes internationales ou nationales. Ni plus, ni moins, dirions-nous aujourd’hui, de faire un coup de pub, ou de communication,, sur le thème déjà éculé du « confluent ».

 

             Le motif des deux fleuves acquiert cependant un intérêt et des fonctions romanesques d’un autre ordre dans des romans plus littéraires de la première moitié du vingtième siècle, et sous la plume de véritables écrivains.

- une fonction topographique, tout d’abord :

« A l’entrée du pont Morand, mademoiselle Dax se retourna vers sa suivante : Vous voyez, expliqua-t-elle, nous passons le Rhône. Ici, ce sont les Brotteaux, notre quartier. En face, les Terreaux, où est l’entrepôt de papa. Plus loin, il y a la Saône, et après la Saône, sur le coteau, Fourvières.  Vous vous rappellerez tout ça ? » » (Mademoiselle Dax, Claude Farrère - 1908). Au delà de la simple topographie, le démarquage entre Saint-Jean, la Presqu’île, Brotteaux et Guillotière (à travers le franchissement des ponts par un personnage) signale discrètement au lecteur le passage d’un monde (voire d’une époque) à l’autre : « De l’autre côté de la rivière, qu’enjambait une frêle passerelle, se dressait un paysage de vertige : entassement d’immeubles efflanqués et superposés, de terrasses et de jardins suspendus dans lesquels, ça et là, blanche comme un ossement, émergeait une ruine romaine. » ( Reverzy, Place des Angoisses, 1954) « Tout ce qu’il honorait du regard, de Saint-Just à la Croix-Rousse – il détestait les Brotteaux et ne traversait le Rhône qu’à l’occasion d’un enterrement ou d’une visite forcée -, remontait le cours des siècles, était article de musée ». (Dame de Lyon, Jolinon) immédiatement repérable dans les descriptions panoramiques, dont Fourvière reste le centre privilégié depuis le célèbre Vu de Fourvière, mais dont le restaurant du passage Gay offre d’heureuses variantes : tandis que la Saône enserre « le centre de notre pure tradition » dit Tancrède de Visan, le Rhône fraye avec les quartiers neufs ou populaires.

- une fonction dramatique : Mademoiselle Dax, Me Debeaudemont dans L’Arbre Sec de Jolinon, la petite Noëlle du Ciel de suie de Béraud, pour ne retenir qu’eux, finissent noyés dans les fleuves : « Et puis, ce fut l’arrivée entre deux agents de l’affreux brancard bâché de cuir, d’où coulait, pas à pas, une inépuisable trainée d’eau limoneuse et glacée ». (Ciel de Suie, Henri Béraud)             

- une fonction poétique : on vient rêver au bord des fleuves : « Accoudé au parapet du quai, il ne se lassait pas de suivre du regard les travaux du transport et le mouvement de la batellerie. Tout en bas, le serpentement de la rive droite de la Saône, une route de campagne qui devient le quai d’un faubourg, comme succèdent aux pimpantes villas emmitouflées de Saint-Rambert le château d’eau, les grues et les cheminées de l’Industrie. Puis c’est le tassement autour de la Gare d’Eau des vastes entrepôts aux larges toits en pente douce, d’où surgissent, puissants et harmonieux, les trois blocs équarris des minoteries. Longtemps le père Chatard avait méconnu la beauté d’un tel spectacle. Mais voici que du fer et de la pierre comme des feuillages et de l’eau, affluait une sympathie pénétrante » (Georges Champeaux, Le roman d’un vieux groléen) De même, dans ses Chemins de solitude, Gabriel Chevallier : « D’ailleurs, même aux instants où il ne se passait rien sur l’eau, il était doucement fascinant de regarder couler la rivière, qui reflétait des maisons vacillantes, des nuages furtifs, et des pans de ciel bleu. Une petite barque sollicitait la rêverie et laissait la pensée perdue, après que son sillage s’était effacé. Une voix soudaine m’appelait, qui me faisait tressaillir : « - Que fais-tu donc, qu’on ne t’entend pas ?  - Je regarde la Saône… »

Dans les fleuves, la ville et ses lumières se reflètent. Le fleuve en la traversant dit l’illusion de la ville qui n’y paraît plus qu’un reflet. Sa beauté légendaire vient s’y noyer, cédant la place à la solitude du regard qui se pose sur elle : « Il y avait ainsi beaucoup plus de lumière dans l’eau que sur le coteau d’en face où s’étageaient des maisons aux fenêtres éclairées. Plus les maisons étaient hautes et loin, plus leurs lumières se nimbaient d’un halo. Il n’y avait pas d’étoiles. La lueur qui montait de la ville semblait rencontrer comme un plafond cotonneux posé sur les toits les plus élevés. Quentin regardait tout cela sans rien voir vraiment. » (Bernard Clavel, Le voyage du père)

Ainsi la modernité a-t-elle retourné le topos : dans le mariage des éléments, le personnage ne contemple plus que son désarroi. Ainsi s’achevait déjà le roman de Claude Farrère : l’héroïne, Mademoiselle Dax, après avoir renoncé à se jeter dans le Rhône s’offrait au premier venu, qui était par ailleurs le narrateur. Elément nourricier de l’ancienne cité, fédérateur des représentations superficielles que la ville tend à l’étranger, lorsque les fleuves, en devenant eux aussi de simples passants, se moulent dans le décor urbain, le fleuve ne sert désormais plus qu’à révéler la densité des solitudes, au cœur même de la ville.

 

 

 



 

20:55 Publié dans Bouffez du Lyon | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : lyon, rhône, saône, littérature, claude farrère, jean reverzy, henri béraud | | |

Commentaires

blague lyonnaise "a lyon y'a trois fleuves:le rhone, la saone et le beaujolais!"

Écrit par : romain blachier | vendredi, 12 septembre 2008

Dulce mari mango turbantibus aequora ventis
E terra magnum alterius spectare laborem

Lucrece, de rerum natura, II

Écrit par : Yfig, âne-a-le-fat-bête | samedi, 13 septembre 2008

'magno'

mea maxima culpa

Écrit par : Yfig, âne-a-le-fat-bête | samedi, 13 septembre 2008

Lu à l'instant. Merci (et découvert, en passant, le mot "isotopie"!)

Écrit par : Sophie L.L | dimanche, 02 novembre 2008

Il a été question récemment de latin et de beaujolais. Je laisse ce commentaire maison pour rassurer tout le monde : nous sommes bien en octobre 2009, le 13 exactement et ce billet est une réédition. Histoire de rompre avec cette étrange habitude consumériste qui commande après tout un peu trop l'écriture "bloguesque" (ça se dit ?)

Écrit par : solko | mardi, 13 octobre 2009

Suave mari magno ...

Écrit par : obelix | mercredi, 14 octobre 2009

@ Obelix : Lucrèce à point nommé, en effet.

Écrit par : solko | mercredi, 14 octobre 2009

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