lundi, 26 novembre 2007
L'Encouillé
C'était un intérieur de dingue (de vrai). Un intérieur pour romancier. Vous savez, celui d'un type qui ne sort quasiment plus, ni de chez-soi ni de chez-lui. Plus jamais sinon pour se ravitailler en boites de conserves et en journaux. Journaux qu'il empile dans les pièces de son réduit, selon un ordre protocolaire, de lui seul compris. Boites dont il ingère le contenu à n'importe quelle heure du jour comme de la nuit. Journaux, boîtes qu'il paie avec sa pension pour invalide. Un intérieur que personne n'a jamais contemplé, masqué derrière des couvertures tirées sur les carreaux. Trois fenêtres sur cour, quatrième étage.
Une voix s'échappe à heure fixe, quand - on suppose - l'occupant des lieux a oublié d'avaler ses comprimés.
Enculé, dit la voix. Gueule la voix, plutôt. Fort longuement. Non pas "enculé", mais, sauvagement poussé par l'abdomen et surgissant du larynx "Kooôôûûllllllé !" (le é, guttural, tend à disparaître). Son cri de guerre. De désespoir. Ou de routine. Il répète ça, le fou du quatrième qu'on ne voit jamais. Il répète ça et jure sur ce putain de pays, sur la France. C'est sa vie de jurer comme ça. Cest devenu un élément de la vie de tout le voisinage.
Qui s'occupe au fond de ce pauvre type ? A-t-il une famille ? Des amis ? N'en savons rien. Personne n'en sait rien. "Kooôôûûllllllé..." Quand vient l'automne, la douleur est plus discrète. Tout à l'air de rentrer dans l'ordre. Sur des affiches municipales, on lit que c'est la fête des feuilles". Késako, çette connerie ? Encore un coup de la mairie d'arrondissement ? On se le dit. On se dit ça, entre voisins ordinaires.
Dimanche 26 novembre, onze heures du matin, tohu-bohu général. Une fumée noire épaisse qui s'échappe des trois fenêtres de chez l'En-"Kooôôûûllllllé"... Lui, en caleçon, debout sur le rebord d'une de ses fenêtres. On dirait qu'il va sauter. Odeur de cramé dans tout le quartier. Arrivée des pompiers. Rue bloquée. Lances dans la cour, échelle et tout le bastringue, tous les badauds, sur la place, qui contemplent les camions rouges garés aux pieds de platanes que quittent définitivement et non sans négligence les dernières feuilles mortes. On le tire finalement de là, vêtu d'une guimbardine de pompier et coiffé d'un casque. Pimpon Pimpon... Jusqu'ici, rien d'anormal. C'est alors que tout bascule.
Tout, et au sens propre, quand par les fenêtres du réduit sinistré, une fois délogé son excentrique solitaire, toutes ses affaires se mettent à voltiger comme feuilles mortes. Littéralement : magazines et journaux vont tapisser bientôt la cour intérieure de la copropriété. Cela, ça peut encore se comprendre : On se dit ( on = les gens ordinaires, aux fenêtres, qui suivent les opérations) que ça pourrait faire repartir les flammes. Des cartons entiers, qui basculent dans le vide. A l'intérieur, on s'aperçoit bientôt qu'il n'y a pas que des journaux.
Des sapes, des ustensiles de cuisine, des objets divers et variés qui s'explosent la gueule contre le pavé... Risque que tout ça s'enflamme ?
On se demande...
Soudain voltige, du quatrième un frigidaire, et puis c'est un sommier pourri, et puis des fauteuils, des chaises, un banc, une cuisinière... Rien de bien cramé parmi tout ce mobilier. Une table, impeccable, même. Impeccable. J'en ai vu dernièrement des comme elle qu'un broc vendait pas moins de 600 euros... La table aussi, ses pieds et ses rallonges en noyer, s'explose contre le pavé. Puis des cartons, encore, des cartons emplis de papiers, des livres, des classeurs, des cahiers... Une guitare. Des corbeilles. Toute une vie, quoi, qui n'est pas encore crâmée, elle, et dont on sait pas grand chose à vrai dire, dont on ne sait rien, toute une existence que des pompiers zélés font basculer de l'autre côté du décor, là où il n'y a plus de vie sociale, comme s'il était mort pour de bon, définitivement délogé !
Délogé, l'EnKooôôûûllllllé !
J'imagine que lorsque brûle l'intérieur d'un ménage bon-chic bon-genre, on ne balance pas tout, comme ça, les diam's un peu noircis de madame, les porcelaines juste enfumées, et la bibliothèque, la chaîne stéréo et tutti quanti par les fenêtres ! Mais qu'on "sauve les meubles" au moins, en passant, s'il le faut, par l'escalier. Tout, vous dis-je, même les effets personnels (papiers, vêtements...) Bon pour la décharge : Paraît qu'une entreprise privée débarrassera tout ça au plus vite. Pas de souci, m'ont déclaré les pompiers, à la fin de cette journée, avec un air à la fois grave et désinvolte de jouer Fin de Partie.
Le pire, c'est quand on voit soudain voler par les trois fenêtres de l'Encouillé des liasses et puis d'autres liasses de bulletins non validés de Loto, Keno, Euromillions, Loto foot, comme de foutues feuilles mortes virevoltant devant les carreaux du troisième, puis du deuxième, avant de se poser sur le tas de décombres de l'intérieur en miettes du sinistré épandu dans la cour. Les gens ordinaires se regardent. Des bulletins rouges et blancs à grilles, il en avait entassé, amassé, nom de Dieu ! Toutes ces saloperies par lesquelles l'Etat fait payer l'impôt aux non-imposables...
Il paraît que vendredi dernier, quelqu'un a gagné plus de 27 millions d'euros dans les Bouches-du-Rhône. Notre voisin du quatrième, lui, jouait-il ? où est-il, à présent ? Ses bulletins non validés par milliers tapissent à présent les débris de sa pauvre vie privée (ou de sa vie privée de pauvre...) jetée en pâture aux regards de tous. Attestant qu'il avait un espoir quand même, l'encouillé, une espérance vague de vivre autre chose, et ailleurs, derrière ses couvertures accrochées à ses trois fenêtres, que sous les yeux de tous ...
15:35 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, l'encouillé, pompiers, nouvelles et textes brefs, fait-divers |
Commentaires
Honnêtement, j'aurais été plus virulent à l'égard des pompiers dont il serait temps de détruire le mythe du "superhéros" prêt à sauver l'humanité. Il y a quand même chez eux une majorité de jeunes cons.
Écrit par : Porky | vendredi, 30 novembre 2007
@ Porky : Réponse de l'un d'entre eux : On fait toujours ça quand on est "énervés"
(allusion, je suppose, aux règles de sécurité que l'encouillé et ses amas de papiers entassés avait à leurs yeux enfreintes...)
Écrit par : solko | vendredi, 30 novembre 2007
Eh oui Porky, là en tout cas, une vraie bande d'enfoirés. Vaut mieux être riche et... que pauvre et encouillé.
Écrit par : Michèle | mardi, 20 octobre 2009
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