lundi, 05 avril 2010
Gloire du pamphlet
Quand on cause de polémique, de nos jours, c’est pour évoquer quoi ? Un vague conflit d’idées – et encore – d’opinions, plutôt, tant il est criant que les idées sont mortes. Une tiède controverse plus ou moins manufacturée en loges entre deux politiciens. Lequel conflit, laquelle controverse, noircissent les feuilles de chiottes d’une presse à bout de souffle et les écrans chronophages et publivores un certain temps, trois petits tours… Sans passionner quiconque, à vrai dire, le conflit, la controverse, quel que soit le sujet traité.
Nous avons oublié combien le polémique fut avant tout un registre. Un registre littéraire d’excellence, qui, comme le lyrisme ou le tragique, avait ses rythmes, ses tropes, ses codes. Comme la joute nautique, c’était un art. Hélas, la frilosité, la bêtise, la veulerie des temps contemporains, la manipulation par une élite technocratisée du plus grand nombre sont venus à bout des grands pamphlétaires qui, tous, n’étaient que des individus, des sujets. S’ils revenaient dans notre univers faits d’objets, Les polémistes de l’Ancien Régime, de la Révolution, de la Monarchie De Juillet, de l’Empire – ceux, même, de la Troisième République, nul doute qu’ils s’étonneraient d’entendre les imbéciles que nous sommes devenus leur dire sur un ton de chochotte que « oui, un mot ça peut blesser, et qu’on peut même mourir pour un mot ». Car au mépris de tout bon sens, au mépris de l’arbitraire du signe, la police de la pensée est parvenue à faire avaler au plus grand nombre que les mots, comme les objets qu’ils désignent, avaient le pouvoir de tuer. Quid des images, alors ? Le mot serait-il vraiment une pipe ? Et quid des bombes ? Quels abrutis ! Et quid des terrifiantes inégalités sociales, quid du nombre ? Les mots, je crois, au contraire des billets de banque et des fusils, n’ont jamais bien tué que des morts.
La novlangue, pourtant, emplie d’euphémismes abstraits et faussement délicats, nous a chié un dialecte pour bisournous inoffensifs et stérilisés, une langue dont on ne peut rien faire, ni grands romans, ni beaux poèmes, ni véritables dramaturgies, ni surtout pamphlets emplis de veine et de souffle. Une langue parfaitement traductible, c'est-à-dire sans originalité. Et pendant ce temps, l’image n’a jamais été aussi vindicative, l’Etat si policier, l’administration si procédurière, le capitalisme si belliqueux. Et c’est ainsi que la connerie règne sur terre, protégée par une police de la pensée qui sème en tous lieux ignorance et fatuité, sous couvert d’information et de tolérance.
17:40 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature, polémique, langue française, écriture, société |
Commentaires
" Les mots, je crois, au contraire des billets de banque et des fusils, n’ont jamais bien tué que des morts. "
Très juste, cher Solko. Hélas ! on pardonne plus difficilement une mauvaise parole qu'un mauvais acte.
Écrit par : Chr. Borhen | dimanche, 04 avril 2010
Je ne crois pas qu'il soit totalement faux de dire que les mots puissent ''tuer'', seulement il s'agit de ne pas se confondre avec eux. La contradiction, le vrai debat et la disputatio permettent egalement de faire un sort a la betise et a l'ignorance. Notre probleme le plus crucial est que nous faisons semblant de debattre meme lorsque certains vociferent et que nous evitons de poser les bonnes questions, celles qui favorisent notre inventivite de vivants. Trois passions nous aveuglent et neutralisent tout debat consistant: la passion de l'autonomie, la passion de l'egalite et la passion de la transparence.
(Desolee pas d'accent sur mon clavier flamand du jour).
En ce dimanche 4 avril, je vous souhaite avec joie de belles Paques.
Écrit par : Marie-Helene | dimanche, 04 avril 2010
Il y a un proverbe (chinois?) que j'aime beaucoup: "le mot chien ne mord personne".
Écrit par : Sophie | dimanche, 04 avril 2010
Je pense, Solko, au "petit chef-d'œuvre de causticité" que vous évoquez dans votre BÉRAUD DE LYON, le "Voyage autour du Cheval de Bronze" d'Henry Béraud, édité en 1912 par un éditeur lyonnais aujourd'hui disparu, A. Tadieu ; un recueil de douze nouvelles qui offre le récit acide, écrivez-vous, d'une exploration douloureuse accomplie autour de la statue du Roi Soleil qui trône au centre de la place Bellecour.
Je continue de vous citer :
La première nouvelle, "L'Âge d'Or", réunit dans une interminable énumération tout le personnel politique municipal à l'occasion d'une fête à la République unifiée : le cortège ridicule des réconciliés se retrouve à la fin dispersé par le vent échappé des outres d'Eole, c'est-à-dire par la verve satirique de la libre parole qui, révélant la nature des haines et des dissensions, déclenche un orage de grêle phénoménal, disperse la courtoisie affectée et les humeurs pacifiques, balaie la vacuité de l'éloquence et le vain académisme des discours électoraux.
[suivent vingt lignes de "L'Âge d'Or"], et vous continuez :
Avec la satire de la rhétorique municipale, c'est à la syntaxe même du Régime que s'en prend le jeune écrivain. Formules toutes faites, vœux pieux, lieux communs de la bien-pensance de son temps.
L'engagement jusqu'au-boutiste, dans la plus pure tradition littéraire de la polémique, fut, précisez-vous, l'un des deux axes du projet littéraire du jeune Béraud, dès le début de sa production. (L'autre axe étant "la résistance à ce que Georg Lukàs, appelle l'évolution historique des formes).
C'est dans la dixième nouvelle titrée "Athena", que Béraud fustige l'éloquence d'Herriot, car, dites-vous cette éloquence est en vérité au service d'un projet politique et financier : assurer le tournant du siècle en transformant la vieille république oligarchique en une mini-république radicale ; réconcilier les couches populaires et la bourgeoisie locale en fondant un nouveau Lyon, où les capitaux des uns prospèreront en assurant le développement hygiénique, technique et social des autres.
Écrit par : Michèle | lundi, 05 avril 2010
Il faut peut-être relire Philippe Muray de toute urgence...
"Défendre la littérature comme la seule liberté précaire encore plus ou moins en circulation, implique que l'on sache exactement ce qui la menace de partout. Même s'ils sont légion, les ennemis de la littérature sont également nommables et concrets. Les pires, bien sûr, logent aujourd'hui dans le cœur de la littérature, où ils sont massivement infiltrés, corrompant celle-ci de leur pharisaïsme besogneux, de leur lyrisme verdâtre, de leurs bonnes intentions gangstériques et de leur scoutisme collectiviste en prolégomènes à la tyrannie qu'ils entendent exercer sur tout ce qui, d'aventure, ne consentirait pas encore à s'agenouiller devant leurs mots d'ordre, ni à partager leur credo d'hypocrites. Sous leur influence, l'écrit lui-même est devenu une prison. Ils contrôlent jour et nuit les barreaux de la taule. Ils dénoncent sur-le-champ les plus petites velléités de rébellion ou seulement d'indépendance. Ces surveillants nuisent en troupeau : ce sont les matons de Panurge."
Écrit par : Frasby | lundi, 05 avril 2010
@ Christophe : Et l'on prend, en politique du moins, bien plus au sérieux les mots que les actes.
Écrit par : solko | lundi, 05 avril 2010
@ Marie Hélène : La passion de l'égalité aura été, c'est certain, l'un des moteurs les plus efficaces de la bêtise contemporaine. Le vrai débat et la disputatio permettent peut-être de faire un sort à la bêtise et à l'ignorance. Mais je constate que ni l'un ni l'autre ne sont réellement un genre littéraire. A moins d'être faussés, comme ceux que Diderot (par exemple) fait avec lui-même. Le débat argumentatif relève du judiciaire, le pamphlet du littéraire.
Écrit par : solko | lundi, 05 avril 2010
@ Sophie : C'est aussi un aphorisme de linguiste. Cela dit, quand on veut mordre celui qui le prononce, on dit que le mot "chien mord", au risque de rendre tout le monde confus.
Écrit par : solko | lundi, 05 avril 2010
@ Michèle : Vous avez avec finesse reconnu que je pensais (entre autres) à Béraud dans ce billet. Mais quelqu'un comme Orwell a très bien aussi mis en valeur à quel point la novlangue est nécessaire à la survie du régime. En tout cas il n'est pas anodin de constater que le lyrisme et le polémique, les deux registres privilégiés de la pensée singulière, les deux modes d'expression du sujet, soient les deux registres les plus écartés par le régime, qui leur préfère justement le débat argumentatif ou le narratif objectivé.
Écrit par : solko | lundi, 05 avril 2010
@ Frasby : Qu'en est-il des polémistes vivants dont la plume est vraiment efficace ? Millet... Zemmour...
Écrit par : solko | lundi, 05 avril 2010
L'avenir de la parole pamphlétaire est sombre parce qu'elle est inaudible. Le capitalisme dans sa forme avancée a un pouvoir sans égal de neutralisation. Vous parlez, Solko, de Millet et Zemmour (sans doute avec un peu d'ironie et je vous comprends). Or, pour le premier, ses écrits sont vilipendés mais cela ne l'empêche pas d'occuper, au moins institutionnellement, une place dans "la République des Lettres" ; pour le second, ses prises de paroles qui furent un temps intéressantes tournent désormais à l'histrionisme, dans une sorte de prévisibilité en réduisant considérablement la portée.
Nous en sommes aujourd'hui à une rhétorique de connivence, orale (c'est-à-dire télévisuelle) et non plus écrite. Le pamphlet est d'une bien autre envergure. Il tend à disparaître, il ne peut que disparaître comme un certain "esprit", celui-là même que ne peut supporter l'illusion démocratique.
Écrit par : nauher | lundi, 05 avril 2010
@ Nauher : Médiatisation = (par nature) rhétorique de connivence, puisque rien n'est plus étranger à la télé que la parole que prononcerait vraiment un sujet. La télé (Lucchini en fit aussi l'expérience, mais lui plus lucidement sans doute) par nature fait de vous un histrion.
Pour le reste, il faudrait lire les livres de Zemmour, ce que je n'ai pas fait. Que je ferai peut-être.
Écrit par : solko | lundi, 05 avril 2010
- nauher :
"L'avenir de la parole pamphlétaire est sombre parce qu'elle est inaudible."
J'aurais dit que l'avenir de la parole est sombre, parce qu'il y a de plus en plus de bruit, de moins en moins de silence.
Mais je veux bien croire que j'assombris le tableau. Tout en m'incluant dans le bruit ambiant, d'ailleurs.
Écrit par : tanguy | mercredi, 07 avril 2010
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