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samedi, 03 avril 2010

En ces temps post-gidiens

 

Un type en a poussé un autre sur les rails du RER hier matin. Sans mobile ni raison apparents. Que de la démence.

« Le malheureux a été heurté en pleine tête par la rame du RER et serait retombé lourdement sur le quai. », commente dans son article un journaliste de TF1 news (qui ne signe pas). L’euphémisme « malheureux » situe d’emblée dans un registre émotionnel convenu l’information. Personne, évidemment, pour vouloir être ce « malheureux ». Pourtant, on sent bien que n’importe lequel d’entre vous, d’entre nous, pourrait le devenir demain. Il suffirait, qu’un quelconque aliéné, n’est-ce pas… C’est si vite fait. Tout cela, comme disaient nos vieux emplis de bon sens « est bien malheureux. » A propos de conditionnel, on est frappé de remarquer qu’au mode indicatif qui, dans la phrase du journaliste, énonce le fait brut (« a été heurté »), répond un conditionnel (« serait retombé ») comme si, après le premier heurt, avéré, on n’était plus bien sûr de la suite. C’est peut-être d’ailleurs le cas. L’adverbe « lourdement », sonne également d’une façon bizarrement recomposée. Mais recomposés, il semble que beaucoup d’éléments l’aient été dans cette page.

« Selon Europe 1, ce suspect de 29 ans est déjà connu des forces de police et souffrirait de troubles psychiatriques. »

h-20-1493876-1239602508.pngLa préposition selon, nous rappelle le précieux Petit Robert provient du latin populaire sublongum (le long de). Nous revoilà donc le long du quai, mais cette fois-ci de manière purement grammaticale. Ça aide à comprendre ce qui s’est passé. Reconstruisons la scène. Selon signifie « en se conformant à, en prenant pour modèle, pour règle ». Voilà qui en dit long, très long, sur TFI news dont on apprend qu’il prend donc pour règle, pour modèle Europe 1. Recomposition = information. Quant au terme « suspect » (du latin suspicere, « regarder de bas en haut », il est à soi seul l’indice de ce que désormais, tout individu de bon sens doit faire à chaque voyage en métro : prendre bien soin de dévisager de haut en bas et de bas en haut tout autre bipède humain que soi dès qu’on pénétre dans une station de métro : car on ne sait jamais. Se suspecter est donc devenu l'acte citoyen par excellence, dans cette belle société qu'on nous a fabriqué et que, décidément, je ne parviens pas à dire notre.

Ce qui étonne, dans cette autre phrase du journaliste, c’est à nouveau ce balancement (serait-il rhétorique ?) entre l’indicatif (« est déjà connu ») et le conditionnel (« souffrirait »). Le quidam, à ce point s’interroge : Car si le criminel ne souffre pas de « troubles psychiatriques », de quoi souffre-t-il ? A moins qu’il soit désormais admis qu’on puisse balancer son prochain sous les rames d’un métro sans être frappé de démence ? Par jeu, peut-être, ou par simple et admirable souci d’expression ? Parce que « c’est mon choix ». Ou « mon droit ». Un geste esthétique ? (2) Acte gratuit oblige ! Lafcadio, en son temps, le fit bien. Mais laissons l’André en ses caveaux immoraux et revenons à nos stations de RER post-modernes (et donc post-gidiennes).

Les forces de police, le verbe connaître, l’adverbe déjà ont beau tenter de rassurer le chaland, demeure bel et bien un sous-entendu inquiétant dans cette phrase : c’est que le type pourrait bien ne pas être fou, pour peu que des spécialistes patentés...

Mais alors, s’il n’est pas fou …

La fin de l’article, qui évoque deux affaires similaires qui se sont produites récemment (ça rassure mon voisin qui lit par-dessus mon épaule, cette succession de voyageurs sacrifiés… ) nous renseigne. On nous y entretient d’autre un voyageur, âgé d'une quarantaine d'années, « qui avait été violemment poussé sous le métro à la station Grande Arche de la Défense sur la ligne 1 du métro et grièvement blessé. Son agresseur présumé, un SDF âgé de 34 ans, avait été rapidement interpellé sur la base d'images de vidéosurveillance de la station. »

Voilà donc le fin mot de l’histoire : ou plutôt le fin sigle. Le « suspect » (à regarder des pieds à la tête) est probablement un SDF. C’est au final ce que retiendra un lecteur pressé. Et pressés, nous le sommes tous. Nous tiendrons pour acquis le fait que sans doute, les SDF sont tous un peu « troublés ». Et donc à priori dangereux. Et c’est là que le bât blesse. A moins que ce ne soit ça, le rôle de TF1 News, et celui d’Europe 1 : informer (« donner une forme, une structure, une signification à ») sa clientèle inquiète.

Dans les années cinquante, à la belle époque du crime passionnel, lorsqu’un cinglé poussait un mec sous une rame, la presse à sensation n’y voyait pas l’œuvre d’un clochard. Mais plutôt celle d’un cocu. Quelle raison plus ou moins latente contient cette assimilation contemporaine du SDF au troublé psychiatriquement (1) ? Un certain glissement de la morale commune, peut-être : jadis, cette dernière réprouvait l’adultère ; le véritable pécheur, aujourd’hui, le criminel dont on doit se méfier, serait celui qui ne parvient pas à être propriétaire.

 

Reste, à en croire ces images extrêmement violentes saisies par des caméras de surveillance à la station Porte de Namur dans le métro de Bruxelles il y  a trois mois, que l'acte gratuit a fait des émules parmi des  types qui n'ont pas tous l'air de SDF...

 

(1) Je ne sais pas comment on dit fou en novlangue. Dérangé mental est encore trop insultant semble-t-il pour les susceptibilités post modernes.

 

(2) Agression d'un jeune homme à Bruxelles, d'une jeune femme à San Francisco ...


 

 

16:16 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : gide, lafcadio, acte gratuit, sdf, société, porte de namur, information, rer | | |

Commentaires

Sublime, forcément sublime, pour citer Marguerite Duras.
Votre billet, cher Solko, est à la fois très drôle, dans le démontage de cette fausse rhétorique (fausse parce que conditionnée par des considérations peu estimables, et fausse parce que, comme vous le montrez fort bien, pleine d'approximations), et très amer, tant il révèle les errements de notre communication moderne. Parce que l'exemple que vous traitez n'est pas une exception. C'est un cas d'école (de journalisme...)

Écrit par : nauher | samedi, 03 avril 2010

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