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dimanche, 10 janvier 2016

Manifestation (5)

Jérôme longeait le quai Romain-Rolland, mi-joyeux mi-désemparé : Une rue pavée humide non loin d’une cathédrale, un horloger assassiné devant son échoppe, un assassin en cavale : Simenon, en quelques jours, aurait troussé une intrigue sacrément haletante ! Mais l’époque tournait le dos à Simenon depuis lurette. Et puis le père de Maigret fût-il encore au goût du siècle, soixante à quatre-vingts pages par jour semblait au besogneux Jérôme un cap infranchissable ! Pour finir, le polar avait changé d’ingrédients. Les flics de 2016 boulottaient tous en équipe : un black, un blanc, un beur, si possible supervisés par une quadragénaire dynamique. Le recours aux tests ADN supplantait le flair ancestral du limier, le profilage à l’américaine la déduction psychologique, et la coordination des services le solitaire obstiné. Bref, Simenon, c’était mort.

De toutes ces réflexions sur la matière dorénavant frelatée du roman de naguère aurait pu jaillir un corps narratif sanguinolent : mais l’entrain pour les contemporains capitaux s’était épuisé ; usé jusqu’à la corde, le « J’écris Paludes » de Gide fleurait dorénavant mauvais son atelier d’écriture du mercredi après-midi pour madame l’Agrégée de Lettres modernes. Et la libération textuelle ne passionnait plus grand monde parmi le Grand Show des images pour Indignés : Rien à tirer de ce meurtre, donc, qui ne pouvait servir dans les medias mainstream la cause d’une minorité discriminée. « Ren de chez Ren !» aurait dit Barnabé ! Le fuyard n’avait pas non plus hurlé Allah akbar, signant ainsi son appartenance à la race banale des petits casseurs de bijouteries mal grandis du dimanche… restait qu’à abandonner l’affaire à la page quartier du journal local.

Paul Ricard rejoindrait donc inévitablement l’innombrable foule des disparus sans cause, sans plaque et sans hommage présidentiel dont on retire le nom des logiciels, à la banque, à la poste et aux impôts,  une fois réglées les affaires courantes, et pour lesquels très rapidement plus personne ne prie. Leur destin commun, dans cette France tristement déchristianisée.

Un coup de pot : à peine parvenu à l’arrêt, un bus surgit du carrefour, qui fonçait à présent, presque vide, par les virages des ruelles désertes : Nous sommes, se disait-il, collectivement et depuis trop longtemps, engagés dans l’erreur : or les individus sont capables, grâce à la raison, de rebrousser chemin lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont fait fausse route. C’est même la preuve la plus jolie de leur intelligence. Mais les sociétés ? Les sociétés vont de leur allure erratique par les voies que leurs dirigeants leur fixent, et la moindre reculade, une fois les lois votées, les décrets publiés, les traités signées, se révèle impossible, surtout dans leur terrifiante démocrassouille où le poids des décisions prises par quelques-uns au nom de la majorité endoctrinée doit ensuite être porté et subi par tous. Une seule solution donc pour l’individu dissident : se dissocier du groupe, par la mise à l’écart ou le combat. Et comme il avait passé l’âge du combat, ne restait que la mise à l’écart.

Le bus arrivait devant son immeuble. Considérant les méandres de son existence, ses multiples échecs, il cherchait ses clés dans son trop grand manteau, se demandant s’il n’avait jamais disposé véritablement d’une autre solution…

(A suivre)

15:17 Publié dans Manifestation | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, simenon, gide, maigret, paludes | | |

samedi, 03 avril 2010

En ces temps post-gidiens

 

Un type en a poussé un autre sur les rails du RER hier matin. Sans mobile ni raison apparents. Que de la démence.

« Le malheureux a été heurté en pleine tête par la rame du RER et serait retombé lourdement sur le quai. », commente dans son article un journaliste de TF1 news (qui ne signe pas). L’euphémisme « malheureux » situe d’emblée dans un registre émotionnel convenu l’information. Personne, évidemment, pour vouloir être ce « malheureux ». Pourtant, on sent bien que n’importe lequel d’entre vous, d’entre nous, pourrait le devenir demain. Il suffirait, qu’un quelconque aliéné, n’est-ce pas… C’est si vite fait. Tout cela, comme disaient nos vieux emplis de bon sens « est bien malheureux. » A propos de conditionnel, on est frappé de remarquer qu’au mode indicatif qui, dans la phrase du journaliste, énonce le fait brut (« a été heurté »), répond un conditionnel (« serait retombé ») comme si, après le premier heurt, avéré, on n’était plus bien sûr de la suite. C’est peut-être d’ailleurs le cas. L’adverbe « lourdement », sonne également d’une façon bizarrement recomposée. Mais recomposés, il semble que beaucoup d’éléments l’aient été dans cette page.

« Selon Europe 1, ce suspect de 29 ans est déjà connu des forces de police et souffrirait de troubles psychiatriques. »

h-20-1493876-1239602508.pngLa préposition selon, nous rappelle le précieux Petit Robert provient du latin populaire sublongum (le long de). Nous revoilà donc le long du quai, mais cette fois-ci de manière purement grammaticale. Ça aide à comprendre ce qui s’est passé. Reconstruisons la scène. Selon signifie « en se conformant à, en prenant pour modèle, pour règle ». Voilà qui en dit long, très long, sur TFI news dont on apprend qu’il prend donc pour règle, pour modèle Europe 1. Recomposition = information. Quant au terme « suspect » (du latin suspicere, « regarder de bas en haut », il est à soi seul l’indice de ce que désormais, tout individu de bon sens doit faire à chaque voyage en métro : prendre bien soin de dévisager de haut en bas et de bas en haut tout autre bipède humain que soi dès qu’on pénétre dans une station de métro : car on ne sait jamais. Se suspecter est donc devenu l'acte citoyen par excellence, dans cette belle société qu'on nous a fabriqué et que, décidément, je ne parviens pas à dire notre.

Ce qui étonne, dans cette autre phrase du journaliste, c’est à nouveau ce balancement (serait-il rhétorique ?) entre l’indicatif (« est déjà connu ») et le conditionnel (« souffrirait »). Le quidam, à ce point s’interroge : Car si le criminel ne souffre pas de « troubles psychiatriques », de quoi souffre-t-il ? A moins qu’il soit désormais admis qu’on puisse balancer son prochain sous les rames d’un métro sans être frappé de démence ? Par jeu, peut-être, ou par simple et admirable souci d’expression ? Parce que « c’est mon choix ». Ou « mon droit ». Un geste esthétique ? (2) Acte gratuit oblige ! Lafcadio, en son temps, le fit bien. Mais laissons l’André en ses caveaux immoraux et revenons à nos stations de RER post-modernes (et donc post-gidiennes).

Les forces de police, le verbe connaître, l’adverbe déjà ont beau tenter de rassurer le chaland, demeure bel et bien un sous-entendu inquiétant dans cette phrase : c’est que le type pourrait bien ne pas être fou, pour peu que des spécialistes patentés...

Mais alors, s’il n’est pas fou …

La fin de l’article, qui évoque deux affaires similaires qui se sont produites récemment (ça rassure mon voisin qui lit par-dessus mon épaule, cette succession de voyageurs sacrifiés… ) nous renseigne. On nous y entretient d’autre un voyageur, âgé d'une quarantaine d'années, « qui avait été violemment poussé sous le métro à la station Grande Arche de la Défense sur la ligne 1 du métro et grièvement blessé. Son agresseur présumé, un SDF âgé de 34 ans, avait été rapidement interpellé sur la base d'images de vidéosurveillance de la station. »

Voilà donc le fin mot de l’histoire : ou plutôt le fin sigle. Le « suspect » (à regarder des pieds à la tête) est probablement un SDF. C’est au final ce que retiendra un lecteur pressé. Et pressés, nous le sommes tous. Nous tiendrons pour acquis le fait que sans doute, les SDF sont tous un peu « troublés ». Et donc à priori dangereux. Et c’est là que le bât blesse. A moins que ce ne soit ça, le rôle de TF1 News, et celui d’Europe 1 : informer (« donner une forme, une structure, une signification à ») sa clientèle inquiète.

Dans les années cinquante, à la belle époque du crime passionnel, lorsqu’un cinglé poussait un mec sous une rame, la presse à sensation n’y voyait pas l’œuvre d’un clochard. Mais plutôt celle d’un cocu. Quelle raison plus ou moins latente contient cette assimilation contemporaine du SDF au troublé psychiatriquement (1) ? Un certain glissement de la morale commune, peut-être : jadis, cette dernière réprouvait l’adultère ; le véritable pécheur, aujourd’hui, le criminel dont on doit se méfier, serait celui qui ne parvient pas à être propriétaire.

 

Reste, à en croire ces images extrêmement violentes saisies par des caméras de surveillance à la station Porte de Namur dans le métro de Bruxelles il y  a trois mois, que l'acte gratuit a fait des émules parmi des  types qui n'ont pas tous l'air de SDF...

 

(1) Je ne sais pas comment on dit fou en novlangue. Dérangé mental est encore trop insultant semble-t-il pour les susceptibilités post modernes.

 

(2) Agression d'un jeune homme à Bruxelles, d'une jeune femme à San Francisco ...


 

 

16:16 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : gide, lafcadio, acte gratuit, sdf, société, porte de namur, information, rer | | |