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mardi, 08 février 2011

Jean-Jacques Lerrant

lerrant.jpgJean-Jacques Lerrant, critique d’art et critique de théâtre, vient de mourir. Il fut à Lyon une figure si intimement mêlée à la vie culturelle de la seconde moitié du vingtième siècle que sa disparition ne peut laisser personne indifférent.

Il fut durant plusieurs décennies le promoteur d’une critique en partie disparue, qui ne se bornait pas simplement à résumer l’histoire et à placer une ou cinq étoiles à côté d’un titre. Une critique à la recherche de l’équilibre sain, entre ce qu’on doit au spectateur de vérité et ce qu'on doit d'empathie aux artistes; entre la représentation particulière et l'histoire plus large, l'esthétique dans laquelle elle s'inscrit. Ainsi y avait-il toujours quelque chose à apprendre dans un papier de Lerrant, un sillon à suivre, une perpective à adopter. 

C’est drôle. Pas plus tard que l’autre jour, on me parlait de lui, de sa réaction à un spectacle de Planchon qu’il n’avait pas aimé : plutôt que de faire sur l’heure  le papier  qu’attendaient les rotatives, il avait pris son téléphone afin de demander à revoir le spectacle, et d’être sûr d’avoir compris d’où venait le problème…

La silhouette de Jean-Jacques Lerrant, vêtu de sa cape noire, demeure pour moi attachée aux longs couloirs de la rédaction du Progrès, aux fenêtres hautes donnant sur le petit dôme de l’Hôtel-Dieu, à la fébrilité qui s’emparait de tous dès la fin d’après-midi et jusqu’à une heure du matin. J'avais dix-sept ans, c'était mon premier boulot : écouter la cocotte de la rédaction (une radio) branchée sur les talkies walkies de police secours en constante liaison avec la préfecture (le nom de code à l'époque était Nestor, clin d'oeil à Hergé ? ). Dès qu'il se passait quelque chose il fallait prévenir un journaliste.

Un continent véritablement englouti à présent, ce Progrès, ses gardes, ses journalistes, ses garçons de bureau, ses rédacteurs, ses pigistes, passé évaporé dont n’émergeront que quelques paroles dites, quelques mots lus, vertu de l’écriture, se dit-on, devant la fin trop limpide des chairs.

Dans ce court texte Jean-Jacques Lerrant l'évoque, cette rue Bellecordière dont toute vie non marchande a été brin par brin déménagée, alors que les pouls du Progrès, des messageries lyonnaises, du café chez Vico, de l’Hôtel-Dieu, y battaient encore de toute leur puissance…


 

  «   Le jour, une eau forte de Meryon. Seul vit le vieil Hôtel-Dieu, demi-prison, demi-palais, couronné de dômes. Derrière, des barreaux solides, des cornettes s’affairent sur des odeurs de cuisine collective. Des employés des Pompes Funèbres flânent autour du portail, d’un noir si décent, du dépôt mortuaire...

La nuit venant, si la lune, avec la complicité des étoiles, ne joue en éclats baroques, sur les ardoises du petit dôme et du clocher, glaçant de solitude la forteresse de la pitié et de la piété lyonnaise, la gravure de Meyrion se perd dans l’encre d’un tirage raté. Les yeux du vieil hôpital s’endorment. La maladie se couche tôt et sur tous les souffles angoissés, le sommeil obligatoire doit peser très vite.

La rue  alors,  sur son autre versant, son versant nocturne : maisons basses aux allures honorablement louches, hall où viennent s’engager les camions des messageries de presse, l’envers du Progrès, son entrée des artistes, au fond de laquelle sont tapies les rotatives. Près du dépôt funèbre de l’hôpital, haillonneux, immondes, des vagabonds allongés sur le macadam s’enivrent ignoblement, seuls occupants ou presque du versant de la rue Bellecordière confié aux ténèbres. Celui d’en face est enrichi du néon prodigué sur les façades des bistrots, dont le véritable règne commence après minuit. Les noctambules professionnels, ouvriers de la presse en bleus de chauffe, journalistes aux mains salies par l’encre des morasses, s’y croisent avec la faune des insomniaques, des hérétiques, aux yeux fanés comme ceux des chevaux de mine, qui bouleversent l’ordre de la nature et s’éveillent dans la chaleur artificielle d’une nuit bruyante, stridente ; des nyctalopes toujours encombrés d’hébétude, un peu étrangers au monde, aux gestes incontrôlés, à l’excès à l’effondrement.

Dans la volière aquatique du café, oiseaux nageant dans la fumée et les vapeurs de cuisine, poissons à l’œil des profondeurs strié d’alcool, volant sur la buée des vitres, ils vont du ralenti chaloupé de l’ivresse au désordre de l’improvisation nerveuse, brisant des verres d’une main tremblante, bredouillant les mots tordus par la surprenante vélocité cérébrale que le vin engendre avant le vide, la torpeur l’absence.

Des suicidés sont en marche dont on connaît rarement l’histoire et qui recelèrent parfois leurs trésors d’homme. « Ma Pomme » digne et pâle, le visage empâté auquel il ne manquait que les rouflaquettes notariales à la Gavarni, un certain degré d’imbibation obtenu, chantait nostalgiquement des refrains militaires, des airs de marche de la Légion, absurdement rythmés de « zimbadaboum… » (…)

Un autre, belle tête d'artiste, de père noble, chante des airs d'opéra, d'une voix qui fut peut-être caverneuse mais dont les cordes sont maintenant cassées. Elle détonne, râpeuse, fausse, détimbréée, exaspérante, à provoquer des coups.

Un autre encore, distingué comme un clergyman, chevelure rousse sur un épiderme aristocratiquement allumé par le vin, prêche ses compagnons. Puis d'une voix puérile, douce, il répète jusqu'au matin, obsédant, métronimique : Héraclite, Platon, Bergson, où sont'y ?

L’aube, enfin, va paraître. La volière aquatique reste un instant suspendue dans la rencontre hostile des travailleurs qui vont commencer leur journée et des fêtards prolongeant jusqu’à frissonner, l’irréalité de cette confusion, sur la pointe d’épingle du jour et de la nuit. Mais, déjà, de l’autre côté de la rue, derrière les barreaux de l’hôpital, les cornettes blanches des sœurs passent, repassent, se penchent et les hautes cheminées du bâtiment lancent leurs fumées sur la ville… »

 

Jean Jacques Lerrant, « la rue Bellecordière » (extrait) 1957 in Lyon a 2000 ans, recueil collectif.

00:22 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : jean-jacques lerrant, théâtre, littérature, lyon, critique d'art | | |

Commentaires

Oh, la "pointe d'épingle du jour et de la nuit"... C'est simple, c'est parfait. Cet homme écrivait très joliment.
(Oui, les cinq étoiles, ou la confusion de la synthèse avec le diktat.)

Écrit par : Sophie K. | mardi, 08 février 2011

Merci à la fois pour ce témoignage et pour ce texte de Jean-Jacques que je ne connaissais pas.

Écrit par : Bernadette Bost | mercredi, 16 mars 2011

Merci à la fois pour ce témoignage et pour ce texte de Jean-Jacques que je ne connaissais pas.

Écrit par : Bernadette Bost | mercredi, 16 mars 2011

Je suis content de vous le faire découvrir.

Écrit par : solko | mercredi, 16 mars 2011

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