mercredi, 21 décembre 2011
Des mots et des sous
De mémoire, il fut mon premier boulot. Et ne dura que quelques heures, réparties sur trois après-midis. Aide-géomètre, vous savez, ce type planté devant le tachéomètre qui griffonne sur un calepin des mesures. En tout, donc, une dizaine d’heures pas trop harassantes qui me firent découvrir plus en détail le faubourg de Vaise. Toujours ça.
Un Racine pour cette poignée d’heures fut mon premier salaire. Rien qu’un. En même temps c’était déjà ça. Déjà un. Ce prime boulot fut suivi par tout un paquet d’autres, tout un paquet d’après-midi, de semaines, d’années. C’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est ce qu’il m’avait appris, que les autres confirmèrent par la suite : qu’entre un boulot et un salaire, on cherche en vain le rapport. En vain.
En linguistique, on appelle ça l’arbitraire du signe. Dans le monde du travail, ce qui devrait s’appeler l’arbitraire de la monnaie se nomme du doux euphémisme de différences de traitement. Le tout varie du très simple au fort double. Du smic à ce que touche à présent Anelka chez les Chinois. Entre, toute la gamme, du saisonnier à l’emploi à vie. De plus en plus rare, la dernière espèce. Quant à ce que palpe Anelka, ca reste réservé aux faibles pourcentages. Des milliardièmes de milliardièmes de l’humanité. Pas la part la plus intéressante. La monnaie joue quand même à être fiduciaire. Et ça gaze. Incroyable, non ? Le mot, lui…
Vouloir réparer ces injustices, c’est comme vouloir supprimer l’arbitraire du signe, ça se peut pas. Rien qu’une illusion pour berner l’électeur. Mais comme disent les gourmets politiques : faute de pouvoir réparer les injustices, peut-être qu’on pourrait parvenir à les réduire, non ?
Mon boulot à moi, c’est plutôt de réduire l’arbitraire du signe. Pas l’inégalité des conditions. C’est pour ça que je n’aime pas les politiques. Ni ceux de gauche, ni ceux de droite, pas mieux ceux des extrêmes. Je préfère les écrivains. Je suis écrivain. On fait pas le même boulot.
Nous, on berne le lecteur consentant. C’est ça notre mandat. Moins radical. Moins dangereux. Moins définitif. Moins rentable aussi, par les temps qui courent. Il y a une trentaine d’années, une directrice de collections me disait déjà : vivre de sa plume ? A part San Antonio et les recettes de cuisine, mon petit ami… Me souviens encore du temps qu’il faisait, place Saint-Sulpice ce matin-là. Des limaces grises et bleuâtres qui coulissaient sur Paris. Ç’aurait pourtant été joli de construire une existence à partir de sa plume. Une existence d’homme libre. Mais établir une relation entre réduire l’arbitraire du signe et un gagner sa vie semble un doux rêve de pubère excentrique. La monnaie se cabre. Résiste. Veut pas. Elle a de nombreux adeptes. Vraie peau de chagrin.
J’en ai pris mon parti, j’écris sur ce blog pour des nèfles en termes monétaires et gagne ma vie (comme on dit) autrement. Et quand se pose cette question sans doute non réglée de l’édition, j’éprouve une grande fatigue en songeant à tous ces mois de ma vie qui dorment dans des tiroirs, romans, pièces de théâtre, recueils de poésie. Ces textes ne figureront jamais sur ce blog car ils sont sans rapport avec Solko. Ont-ils encore un moment à attendre ? Un public à atteindre ? Ou bien sont-ils, telles ces âmes perdues errant dans les marais ? Ils naquirent en tout cas d’un but qui n’était pas mercantile d’où la difficulté que j’eus à les vendre. Sans doute étais-je le plus mal placé. A présent, quelle envie grignotée me presserait donc encore ? Autant, somme toute, se planter devant le tachéomètre…
00:52 | Lien permanent | Commentaires (27) | Tags : écriture, littérature, monnaie, vanité, racine, billets français |
Commentaires
Et là, si vous me voyez en ce moment, vous me verriez hilare, parce que je sais bien tout ce que ma question a d'impudique, d'incongru, d'indiscret et de transgression de l'intimité...Je vous rassure : je ne vous demande pas de répondre. En tout cas, en ce qui me concerne, si on me posait une question pareille sur L'Exil des mots, je ne répondrais pas...Si on me pose la question au bistro, entre copains, comme ça, oui, je répondrais...
Nous emploierons donc ici le mode de la probabilité :
J'imagine donc qu'un homme qui vient de faire l'amour comme ça,( post coitum omne animale triste est, en plus),s'il est un homme qui se pose des questions, cherchera en vain le rapport entre son orgasme volé au quotidien des jours et les billets qu'il a laissés sur la table de chevet. Il cherchera en vain le rapport entre son besoin d'amour et les sous qu'il a dépensés.
Nous emploierons maintenant le mode de la certitude vécue :
J'ai eu comme voisine de palier à Paris, jadis, une fille adorable dont c'était le métier de faire celui dont on dit qu'il est le plus vieux du monde. Nous bavardions souvent, nous allions nous balader à l'autre bout de la ville, là où elle était incognito. Elle ne voyait pas non plus, ai-je su au cours de ces bavardages, le rapport qu'il y avait entre l'amour et les sous qu'elle gagnait. Elle savait le rapport marchand, qu'elle ne confondait pas avec l'amour, donc.
Mais qu'est-ce qu'il raconte vous dites-vous ? Je raconte, Roland, qu'il n'y a aucun rapport entre l'activité qu'on fait et les sous qu'on peut en tirer quand ceux-ci constituent un salaire, aucun rapport humain, je veux dire, sinon celui de la stricte NECESSITE. .Nous nous épargnerons bien évidemment les salades marxistes sur le sujet.
L'écrivain, les modestes écrivains que nous sommes, donc, ne demandent pas à être salariés des mots. Ils sont avec ces mots par amour et la nécessité n’est pas la soupe mais l’envie d’écrire..Je ne comprendrais donc pas le rapport qu'il y aurait entre ce que j'ai écrit et un salaire qu'on me donnerait automatiquement. Si je veux faire ça, j'accepte d'écrire les Contes et légendes en Poitou-Charentes pour une boîte dont le créneau n'est pas la littérature mais le tourisme. J’accepte mais ne suis pas sûr du tout, comme dans toute activité salariée que j’ai menée jusqu’alors d’aller jusqu’au bout.
Vos manuscrits n’ont jamais été écrits pour que vous permettre de manger la soupe. Ils ont été écrits parce que vous aviez espoir qu’ils soient lus. Espoir qu’ils soient aimés… Ils n’ont pas été aimés parce qu’ils n’ont rencontré personne. Comme pas mal des miens et ceux de pas mal d’autres gens.
Est-ce à dire que si quelqu’un avait l’intelligence de les aimer, vous lui auriez donnés et rien demandé en échange ? Je n’en crois pas un mot. Et c’est là qu’intervient la gratuité de l’écriture, qui serait un beau geste, certes, si elle n’était pas un geste d’abandon, de fatigue, de désillusions, de facilité..
Imaginez, Roland, que tous vos textes, là, sur Solko, dont la plupart sont admirables de force et de ce qu’ils vous ont coûté de votre propre archéologie, imaginez que quelqu’un gagne trois sous avec et ne vous donne pas la queue d’un radis…Alors ?
Tel est ma révolte et tel est le mensonge que je ne cesse d’essayer de dénoncer. Vous offrez une écriture à quelqu’un, à un éditeur, il la vend et vous vous êtes le bon Samaritain…Vous êtes payé de satisfaction d’avoir donné. Je suis capable de donner tout ce que j’ai. Mais pas à quelqu’un qui se propose de le vendre ce que je lui ai donné.
Je dis donc qu’il n’y a aucun rapport entre l’écriture et le fait de gagner sa vie, ça c’est vraiment une foutaise, .mais qu’il y a un rapport énorme entre le fait d’écrire gratuitement et le fait de ne pas être capable d’être lu autrement.
Et croyez bien que cette cruelle assertion s’adresse aussi à mézigue.
Écrit par : Bertrand | mercredi, 21 décembre 2011
Écrit par : solko | mercredi, 21 décembre 2011
Pour l'heure, je réagis à deux choses :
Cette façon qui n'appartient qu'à vous - j'ignore délibérément les collectionneurs, dont je n'ai jamais lu le moindre billet :)- de parler des billets (démonétisés) : le "Racine", le "Corneille", le "Pascal" (dans la neige).
Cette fidélité au "Poète à la craie".
Et puis cette clarté jamais entendue aussi bien énoncée : il n'y a sur "Solko" que ce qui est en rapport avec Solko. Un authentique Atelier...
Merci Solko pour tout cela.
Quant à cette réflexion essentielle sur l'être et l'avoir, sur les conditions sociales de production, sur ce qu'on fait et ce qu'on reçoit, sur le sens de nos actes, sur notre maîtrise de notre vie... c'est une question directe pour chacun de nous (pour moi par exemple l'incapacité à créer un blog en écho à tant d'autres (incapacités :)
Écrit par : Michèle | mercredi, 21 décembre 2011
Écrit par : Feuilly | mercredi, 21 décembre 2011
Écrit par : Bertrand | mercredi, 21 décembre 2011
Je reviens Solko sur les chroniques littéraires : non seulement ceux qui bossent pour les journaux et hebdomadaires nationaux sont payés, mais ils reçoivent les livres qu'ils chroniquent (ils en reçoivent davantage qu'ils n'en chroniquent bien sûr).
Écrit par : Michèle | mercredi, 21 décembre 2011
Maintenant, si des éditeurs passent par là, c'est bien volontiers que je recevrai leurs exemplaires presse. Sans obligation de chroniques, bien entendu...
Écrit par : solko | mercredi, 21 décembre 2011
Écrit par : bertrand | mercredi, 21 décembre 2011
Qu'on ne m'objecte pas qu'il y en a qui ne veulent rien foutre : je n'en ai jamais rencontré. Quant à penser que glander sur un trottoir entouré de chiens c'est rien foutre, allez-y voir et vous reviendrez en donner des nouvelles. Le "vous" que j'emploie est une apostrophe aux nuages, à personne et donc à tout le monde.
Peut-être un jour écrirai-je un essai sur la notion "tout l'monde" :)
Écrit par : Michèle | mercredi, 21 décembre 2011
Écrit par : solko | mercredi, 21 décembre 2011
Entièrement d'accord. Le minimum s'assure comme on veut. C'est la notion même de salaire qui pose problème parce qu'elle a une assise historique précise : reçu en récompense d'un travail fourni.
Pour le point de départ de la discussion : les droits d'auteur ne sont donc pas un salaire.Le livre est un travail que personne ne vous a demandé de fournir.
Mendier est certainement, humainement, plus douloureux que d'êtrer assis dans un bureau, même mortel d'ennui.
Écrit par : bertrand | mercredi, 21 décembre 2011
Après reste à organiser la déconcentration sur le territoire, ou la décentralisation mais toujours sous la responsabilité financière d'un État qui ne doit pas avoir d'autre raison que le souci des citoyens qui le composent.
Écrit par : Michèle | mercredi, 21 décembre 2011
Je pense aux œuvres qui tombent dans le domaine public, c'est aussi un angle "d'attaque" de cette notion de droit d'auteur.
Si je veux donner un avis là-dessus, ce ne sera pas sans un travail préalable.
Écrit par : Michèle | mercredi, 21 décembre 2011
J'ai commencé à lire (emprunté à la bibliothèque municipale), "Lucrèce et les Borgia" de Geneviève Chastenet (Lattès). Nous sommes à la Renaissance, Rome commence à rompre avec l'austérité médiévale (nous dit l'auteur) et le premier pape Borgia, Calixte III, tient une cour, laquelle comprend bien sûr des femmes (Isabelle de Luna, Dona Juana...).
Et l'auteur cite ce qu'en dit Montaigne :
"Les femmes les plus belles appartiennent au pape et aux cardinaux, elles pratiquent la musique, la poésie et dans leurs écrits les saintes du paradis y côtoient les prêtresses de Vénus."
Et Montaigne dit encore :
Les Muses des belles lettres "vendent aussi cher la conversation que la négociation entière". :)
Écrit par : Michèle | mercredi, 21 décembre 2011
le domaine marchand, c'est le domaine marchand, rien d'autre qu'une extrapolation de la prostitution, la littérature et la culture n'échappent pas à ce modèle.
"Mon boulot à moi, c’est plutôt de réduire l’arbitraire du signe"...heu, pourquoi réduire et pas l'inverse? dilater l'arbitraire du signe, par exemple, ce doit être plus fun comme job, non?
"...j’éprouve une grande fatigue en songeant à tous ces mois de ma vie qui dorment dans des tiroirs, romans, pièces de théâtre, recueils de poésie."....ils n'existent que pendant l'instant où vous les écrivez, le process mental dans son activité ordinaire ne se préoccupe ensuite que de choses mortes, donc inutile de se fatiguer avec des pensées oiseuses..^^
FLORAISON ARBITRAIRE
Il n'y a qu'un instant
Entre la nuit et la nuit
Entre la couleur et la forme
Entre l'arôme et la saveur
Il n'y a qu'un instant
Qui sourit au mouvement
Parsemant de son miel
Les pétales du temps
D'un interstice mille galaxies
Dansent sur la pointe effilée
Du rasoir qu'Ockham aiguise
Sur ses harmonies utilitaires
Écrit par : gmc | mercredi, 21 décembre 2011
Écrit par : Michèle | mercredi, 21 décembre 2011
Écrit par : solko | mercredi, 21 décembre 2011
rien ne s'oppose à rien, ou rien ne s'oppose à la nuit,rien ne justifie etc..
Écrit par : gmc | mercredi, 21 décembre 2011
Sinon, d'accord avec Bertrand. On ne doit pas se brader sous prétexte que le monde marchand vous laisse croire que vous publier est un honneur que l'on vous fait, et que gagner de l'argent sur votre dos en serait la contrepartie. Ça, c'est le monde inverse d'aujourd'hui : mettre la valeur intellectuelle sous la valeur marchande. C'est infect.
Écrit par : Sophie K. | jeudi, 22 décembre 2011
C'est à cela que je pense en lisant ton commentaire, " un désir de rassemblement spirituel avant tout.'
Là, tu parles de la source même du désir d'écriture (et de lecture), et merci de le rappeler.
Écrit par : solko | jeudi, 22 décembre 2011
Que ce mot est juste ! Oui... Les raisons de la non-publication sont multiples et pas toujours honnêtes.
Et c'est avec ce mot que je voulais dire (mal sans doute) que, sans cette souffrance, les blogs ne seraient pas ce phénomène d'ampleur et de société qu'ils sont devenus.
GMC, vous devriez réfléchir à ça, vous qui semblez - à juste droit sans doute -, vous souciez d'être lu comme d'une cerise.
Écrit par : bertrand | vendredi, 23 décembre 2011
je ne pense pas qu'il soit utile de mélanger les choses: l'écriture est un acte, la lecture en est un autre, il ne présente que peu d'intérêt de les relier entre eux.
la publication ressort du domaine marchand, s'y applique les règles de ce domaine, à savoir que la médiocrité prime dans la course aux volumes; personnellement, j'aime à me souvenir du nom de Shams de Tabriz dont le nom reste connu 8 siècles après sa mort alors même qu'il n'existe aucun ouvrage disponible de lui.^^
Écrit par : gmc | vendredi, 23 décembre 2011
Et pourquoi argumenter publiquement quand il est si simple d'aller cliquer sur le mail du tenancier d'un blogue ?
Ceci dit en toute amitié et avec le sourire :) - pour souligner ses propres contradictions - :)
Écrit par : Michèle | dimanche, 25 décembre 2011
Écrit par : Michèle | dimanche, 25 décembre 2011
la vie a fait en sorte que je me retrouve en train de publier sur un blog (pour info, je ne l'ai pas ouvert, c'est un autre gars qui l'a ouvert pour moi, cf les commentaires de la première semaine du blog); il n'y a dans ce blog aucune volonté de ma part.
si vous voulez voir une argumentation dans les lignes qui précèdent, aucun souci; perso, je n'en vois aucune^^, si ce n'est peut-être le fait que je ne vois pas dans la souffrance(sic) liée à la non-publication autre chose que des traces de vanité.
Écrit par : gmc | dimanche, 25 décembre 2011
Quant à la vanité, « הֲבֵל הֲבָלִים הַכֹּל הָֽבֶל », si vous voulez :), la conclusion du Qohéleth rappelant qu'on n'est pas dans un conte de fées :)
Écrit par : Michèle | dimanche, 25 décembre 2011
Écrit par : gmc | lundi, 26 décembre 2011
Les commentaires sont fermés.