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dimanche, 13 décembre 2009

Les hiéroglyphes de la pensée

Lit-on encore beaucoup au Père Lachaise ? Du temps que j’étais parisien, j’allais très souvent m’y promener. Des dix années que j’ai passées là-bas, ce sont ces promenades et les lectures qu’elles suscitaient qui me manquent le plus, dorénavant.

Il est rare, en effet, de trouver une aussi vive adéquation entre les pages d’un livre et celles d’un site : je me souviens tout particulièrement de celle entre plusieurs romans de La Comédie Humaine - au premier lieu desquels Séraphita & Louis Lambert, et le relief cabossé, la statuaire tourmentée des hôtes célèbres ou anonymes du Père Lachaise, l’obstination têtue du vivre encore qu’on y ressent devant certains épitaphes, certains gisants, certains bustes, lorsqu’on est assis sur certains bancs. (1)

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dessin de Bertall (edition Furne de la Comédie Humaine)

Louis Lambert passe pour être une autobiographie romancée d’Honoré de Balzac. On a retrouvé, parmi les camarades de ce dernier au lycée Vendôme un certain Louis Lambert Tinant, fils d’un inspecteur de marine à Dunkerque. Mais cela ne prouve rien. Rien du tout. D’ailleurs à quoi bon prouver ? Louis Lambert, c’est avant tout l’histoire d'une Idée, celle de l’individu, telle que le romantisme encore teinté d’aristocratie de la Restauration de Charles X s’est plu à l’inventer pour faire mine de donner une âme à la haute-finance : c’est aussi une rêverie sur la naissance du langage et sa concomitance avec la naissance du sentiment de soi : « Quel âge a donc la parole humaine ? » se demande Louis en contemplant le bref instant de sa vie. Sur les traces du Lyonnais Ballanche, et du rouergat de Bonald, il lui assigne alors une naissance divine, que son catholicisme déjà malade pressent de nature orientale. Et comment passe-t-on d’un ressenti qui nous trouble jusqu’au plus profond de l’être, à un texte achevé ?

 

445991.jpg« Qui nous expliquera philosophiquement la transition de la sensation à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à son expression hiéroglyphique, des hiéroglyphes à l’alphabet, de l’alphabet à l’éloquence écrite, dont la beauté réside dans une suite d’images classées par les rhéteurs, et qui sont comme les hiéroglyphes de la pensée… »

Un jour que je lisais je ne sais plus quel roman de Balzac infiniment plus prosaïque que Louis Lambert, assis contre la grille sur le rebord de sa tombe, un octogénaire au regard vif et beau me demanda d’un ton très humble si j’étais balzacien, ce qui je crois, signifie thésard ou doctorant –. Dieu m’en garde, pensai-je à l’époque. Non, je n’étais qu’amateur de Balzac et encore, amateur assez perplexe et perdu dans le foisonnement de cette malheureuse Comédie que chacun, de Bardèche à Wurmser, avait, depuis plusieurs décennies, proprement tirée dans tous les sens !

Le vieux monsieur se présenta, lui, comme un amoureux de Nerval (2). Car depuis la fin des années soixante-dix – date à laquelle, m’avoua-t-il, la lecture de Gérard lui avait sauvé la vie –, il fleurissait sans avarice aucune le rectangle de sa tombe. Nous engageâmes la conversation, - une conversation très douce et fort érudite, qui rompait rudement avec l’odieuse sécheresse de ces années mille neuf cent quatre-vingts durant lesquelles le socialisme matois et décomposé de quelques rusés dirigeants français avait commencé à dresser la table dans le pays au libéralisme sauvage et mondialisé qui triompha depuis -. Il me proposa, puisque j’aimais l’auteur de Louis Lambert, de me faire découvrir la tombe d’Esther, celles de Lousteau, de Goriot, de Nucingen… L’idée, partout, bien sûr, l’Idée partout survivant aux tristes faits, sa gentillesse fut prompte à les dénicher parmi les reliefs amassés, les dernières demeures de ces mélancoliques personnages, même celle de la pauvre Coralie morte en 1822 ! Car chaque vestige, précisait-il, chaque tombe est telle un hiéroglyphe de la pensée. Il plissait les paupières humides de quelque réminiscence :

« -quelle pitié, l’abandon de ces travées... L'abandon de ce siècle…

-1822... Deux ans avant Louis, fis-je alors remarquer.

-C’est exact, me dit mon spirituel guide, retroussant contre sa nuque son col de fourrure de martre élimé. Puis, comme si ma remarque l’avait ramené à la réalité :

-Nous ne trouverons pas Louis parmi ces allées… »

Il eut l’air presque désolé. Le pavé est froid soudain. Rentrons.

Je le quittais un peu plus tard, devant une colonne Morris de la rue des Pyrénées.

Et jamais ne le revis, bien que, à chaque fois que je passais devant la tombe de Gérard, s’y lût encore la trace du soin que cet étonnant et chimérique ami y avait déposé.

 

 

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Photos : tombes de Gérard de Nerval et d'Honoré de Blazac, Père Lachaise à Paris

(1) L’épitaphe d’Anna de Noailles (extrait des Eblouissements), particulièrement poignant : Hélas, je n’étais pas faite pour être morte !

(2) Tous les amants du Père Lachaise savent qu’Honoré et Gérard se font face. Honoré et Mme Hanska d’un côté. Gérard seul de l’autre.

 

 

Voir sur Vaste Blogue un billet de Tanguy Simon sur Balzac, lequel à vrai dire, motiva l'écriture de celui-ci.

 

ICI : toute la Comédie Humaine...

15:38 Publié dans Là où la paix réside | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : père lachaise, littérature, louis lambert de balzac | | |

Commentaires

Encore un de vos billets fabuleux, (enfin, sans flatter, corrigez moi si je me trompe, mais il me semble que c'est du "Grand Solko").
Merci pour le lien (à lire le billet chez VB effectivement, amical bonjour à Tanguy en passant)...
Et votre personnage ! ce vieux monsieur, est complètement romanesque, si "réel" qu'il me semble par votre texte avoir frôlé son vêtement.
Enfin, pour finir, je suis tombée en béatitude devant votre titre.
Je crois qu'il restera longtemps gravé dans ma tête... (sans rire!)

Écrit par : Frasby | dimanche, 13 décembre 2009

Oh, merci beaucoup Roland. Votre texte est magnifique je suis touché et heureux qu'un billet humblement enthousiaste ait motivé l'écriture de ce merveilleux hommage. Merci.

Ce vieux monsieur, fleurissant la tombe solitaire du Desdichado... C'est terriblement poignant et tendre. A ma grande honte je n'ai pas encore arpenté les travées du Père Lachaise, voyez si c'est concevable.

Ah une heureuse coïncidence, j'ai vécu au Maroc pendant 18 ans dans la rue des Pyrénées à Casablanca. Mais il n'y avait pas de colonne Morris!

- Frasby: Bonjour à vous, merci. Je suis très d'accord avec tout ce que vous dites sur le billet que nous commentons.

Écrit par : tanguy | dimanche, 13 décembre 2009

@Tanguy : Re-bonjour à vuso, Ganuty. Oui, soulignons !(il devrait y avoir au moins 1000 commentaires sous un texte aussi beau et votre texte à vous, est à lire absolument et parallèlement. J'aime beaucoup vos deux voix en écho ( ô complétude !)
Moi non plus après avoir vécu un bon petit temps à Paris et pas très loin du Père Lachaise, je ne m'y suis jamais rendue,(une tehon) et quand je lis ce billet là, j'en suis aux regrets (éternels ?). Tanguy, si vous l'acceptez la prochaine fois que je monte à Paris (Avant l'an 2045 teupêtre ? vue ma gestion du temps... j'espère hâter un peu ce mouvement), vous savez ce qui nous reste à faire ... (Ce serait un bel endroit pour une rencontre, non ?)
En attendant je vais tâcher si j'ai un peu de marge et pour le Dangr Kloso 1er (prince de tous les mystères) chercher la tombe de monsieur Joseph Jolinon, qui gît en un minuscule cimetière, pas très célèbre, en douces terres du Nabirosina...
@Solko : Encore merci pour ce sublime instant, très émouvant.

Écrit par : Frasby | dimanche, 13 décembre 2009

@ Tanguy : Vous devriez mourir de pure honte ! Il ne vous reste plus qu'à aller dès demain devant le tombeau d'Héloïse et Abélard et de tous les autres, non franchement, Tanguy ! Et vous l'avouez à la naplète entière !

@ Fraby : 1000 commentaires, à qui le dites-vous ma bonne dame ! Ah si les gens avaient notre goût ! Mais c'est aussi très bien de n'être que quelques happy few à se retrouver ainsi pour deviser fidèlement.
C'est vrai que l'exquise douceur du Nabirosina doit bien valoir les sentiers trop touristiques du Père lachaise. Si vous découvrez la tombe du Jolinon, dites lui que vous êtes une "dame de Lyon" et sous terre, il s'en sentira tout chose d'une telle visite. Et puis au risque de mentir, dites lui que vous avez lu tous ses romans, là, il n'en pourra plus de joie. Vous lui ferez une joie éternelle !

Écrit par : Solko | dimanche, 13 décembre 2009

Au Père Lachaise aussi, des proches qu'on aime. Une pensée pour eux, pour un, qui n'y est pas depuis longtemps, depuis un an.

Écrit par : Sophie | mardi, 15 décembre 2009

- Solko:
Il faut bien mourir de quelque chose. Bloy a sûrement trouvé là matière à exégèse, je ne sais plus ou j'ai fourré ce petit Rivage poche... mais j'irai, j'irai, je ne sais si j'y lirai, surtout en cette saison.

- Frasby:
Joseph Jolinon? joli nom. Ah... J'irai sans doute avant 2045, ayant apporté quelques salutaires correctifs à ma gestion du psemt... Mais mes pas me portent à l'Ouest, toujours à l'Ouest... J'irai cependant, seul je pense car c'est typiquement le genre de lieux où l'on est suffisamment accompagné seul - accompagné de tous ses morts, comme l'évoque délicatement Sophie.

- Sophie: une pensée pour vous, alors, qui avez cette belle pensée.

Écrit par : tanguy | mardi, 15 décembre 2009

Sympathique travail, grand merci pour ces astuces, et notez en premier lieu que je suis entièrement d'accord avec vous. J'insiste, votre travail est bien bon, ce fut très enrichissant de vous lire... J'attends avec impatience la suite !

Écrit par : pronostic | lundi, 05 juillet 2010

Quel est ce "s'y lisât à la fin" ? Pourquoi pas "s'y lût ?"

A part ça, texte sympathique, chaleureux et tendre, qui me rappelle mes propres recherches de la tombe de l'enfant que Fédor Dostoïevski et sa femme ont perdu à Genève quand il y écrivit l'Idiot.

Écrit par : georges | dimanche, 02 septembre 2012

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