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mercredi, 03 novembre 2010

La mort, les morts...

On parle toujours de la mort comme si elle existait mais la mort, c’est comme la vie, ça n’existe pas. Seuls existent les vivants. Et puis les morts.

On parle toujours beaucoup plus de la mort que des morts, comme si la mort existait,  comme si quelqu’un l’avait vue : on n’a jamais vu que des morts, et sans eux, comment soupçonnerions-nous même l’existence de la mort ?

Parler de la mort plutôt que des morts, c’est au fond un pur égoïsme de vivant.

Un mensonge en papier glacé, comme le dit avec style Yves Bonnefoy :  « Pour autant qu’elle fut pensée, depuis les Grecs, la mort n’est qu’une idée qui se fait complice d’autres dans un règne éternel où, justement, rien ne meurt (…) Il y a un mensonge du concept en général, qui donne à la pensée pour quitter la maison des choses, le vaste pouvoir des mots. » (1)

Exit la mort. On devrait donc ne parler, ne penser qu’à nos morts.

Car eux-seuls ont pleinement existé.  D’ailleurs lorsque la mort surgira, elle fera de chacun de nous un mort, tout simplement. Un de plus.

Comme ces flocons qui tombent sous le regard du Gabriel des Dubliners : quelle clôture, que celle de la nouvelle de Joyce ! « Quelle quantité ! Et tous, ils ont arpenté Dublin en leur temps. Fidèles disparus. Tels vous voici, tels nous étions » Cette façon soudain qu’a Bloom, sans prévenir, comme le grand Villon de la Ballade des Pendus, de donner la parole aux morts… De nouvelles en roman, Joyce ne parle pas de la mort. Il ne parle que des morts. Un auteur. Un grand. Et Chateaubriand : « J’ai passé comme une fleur : j’ai séché comme l’herbe des champs. », fait-il dire à Atala.  

« Mourir, écrit Jankélévitch, (2) est de tous les verbes de la langue française le seul dont la conjugaison projette irrévocablement le locuteur dans le phénomène littéraire : on peut dire à coup sûr je mourrai ; mais on ne peut dire je meurs que pour  je me pâme et je suis mort pour  je suis accablé. Conjuguer mourir à un autre temps que le futur, c’est s’immerger dans la métaphore indubitablement. »

Voilà. On ne quitte pas le verbe aussi facilement que ça.

 

Les morts, c’était leur jour, hier. Ça devrait être chaque jour leur fête : ce serait tous les jours la fête de la littérature. CQFD.

 

(1) Yves Bonnefoy, "Les tombeaux de Ravenne" L'Improbable

(2) Jankélévitch, La mort

 

400px-Mort_de_Roland.jpg

La Mort de Roland
Grandes Chroniques de France, enluminées par Jean Fouquet.
Tours, vers 1455-1460.

Commentaires

Magnifique billet, Solko ! La justesse, qui serre à la gorge...

Écrit par : Michèle | mercredi, 03 novembre 2010

J'allais dire à peu près la même chose que Michèle : très juste. La mort pour escamoter les morts, c'est terriblement bien vu. Pensées à vos morts.

Écrit par : Tanguy | mercredi, 03 novembre 2010

Pourtant, la mort j'y pense tous les jours. A la mienne. A la fin de tout ce que j'aime voir.
Ce qui n'existera plus avec moi autour et réciproquement... C'est ça l'existence de ma mort.
Je crois donc que la mort existe en cela.Tout comme existe la vie. Oui, la vie. Ce sont les vivants qui n'existent pas. Ou si peu !
Pour beaucoup, morts ou vivants, ça ne changera d'ailleurs pas grand chose : que du néant à se foutre sous la dent, du non-agissement !
Je pense à mes morts très souvent aussi..Mais pas tous les jours.Il me manque parce qu'ils sont morts.
Leur mort existe bel et bien et se manifeste dans mon coeur par leur absence, par leur silence.
ALors, Solko, en dépit de la beauté de votre billet et de cette magnifique métaphore, serais-je monté à l'envers ou tout simplement plus simple que le commun des mortels ?
Plus égoiste peut-être...

Écrit par : Bertrand | mercredi, 03 novembre 2010

Vous êtes au plus juste, cher Solko.
"On ne quitte pas le verbe aussi facilement que cela". Très juste : cela me rappelle un propos de Cortazar : "Nous sommse faits de mots et les choses aussi".
Quant à ce sentiment que vous évoquez d'une "abstraction" de la mort au détriment de sa réalité sensible et historique, il est sans doute le fruit d'une évolution qui a, jusque dans l'espace, éloigné les morts d'entre les vivants.
Et s'il est vrai que nous leur devons d'avoir été, d'avoir tracé, d'avoir fait, défait et refait, il est aussi clair que le monde où nous vivons a tellement envisagé l'instant, le battement de cœur personnel comme étalon de la pensée que la pensée des morts semble refluer comme des voix qui ne sont plus d'actualité. Et ce qui n'est plus d'actualité... Or, j'ose croire qu'en lisant des écrivains lointains, en contemplant des tableaux d'autres siècles, en nous arrêtant devant des objets à l'usage révolu,... nous convoquons les morts, et qu'ils nous parlent avec une puissance qui manque à bien des vivants.

Écrit par : nauher | mercredi, 03 novembre 2010

Nous mourons tous les jours un peu puisque nous nous rapprochons du terme de notre vie. La mort nous agit, parfois elle est un horizon souhaité, souvent elle nous freine dans notre élan (la peur qu'elle inspire). Ca reste une abstraction certes, mais les mots servent à cela justement de donner contour à ce qui est évanescent. Mort, où est ta victoire, mort où est ton aiguillon, disait Bernanos. Car l'idée de la mort est aussi un stimulant pour vivre le plus possible. Abstraction o' combien omniprésente en chacun de nous.

Écrit par : Zoë Lucider | mercredi, 03 novembre 2010

Nous mourons tous les jours un peu puisque nous nous rapprochons du terme de notre vie. La mort nous agit, parfois elle est un horizon souhaité, souvent elle nous freine dans notre élan (la peur qu'elle inspire). Ca reste une abstraction certes, mais les mots servent à cela justement de donner contour à ce qui est évanescent. Mort, où est ta victoire, mort où est ton aiguillon, disait Bernanos. Car l'idée de la mort est aussi un stimulant pour vivre le plus possible. Abstraction o' combien omniprésente en chacun de nous.

Écrit par : Zoë Lucider | mercredi, 03 novembre 2010

J'ajoute ma voix au choeur, l'appréciation est unanime et il y a vraiment de quoi. Déjà les deux premières lignes de votre billet remettent magnifiquement les pendules à l'heure (si j'ose dire...) et pour la suite je partage l'émotion pambrunienne. A noter que votre illustration ne manque pas d'humour. tacotiliséfin !

Écrit par : frasby | jeudi, 04 novembre 2010

@ Michèle : Ce compliment pambrunien me va droit au coeur.
@ Tanguy : Et bon courage pour aujourd'hui...
@ Bertrand : La mort de soi, bien sûr ! Qui n'y pense pas chaque jour ? Les inconscients ! D'accord avec vous, ils sont nombreux sur terre. Mais la mort de soi, l'ilustration la disait aussi, à sa manière. Je maintiens pourtant que cette conscience que nous pouvons avoir de notre mort serait nulle si nous n'avions fait l'expérience de l'étrange fin de vie des autres. N'est-ce pas, d'ailleurs, pour abolir la conscience que les vivants pourraient avoir de leur humanité que l'on cache précautionneusement les cadavres au fond des morgues ? Le cadavre en dit bien plus que la mort. C'est pourquoi il est tabou.

Écrit par : solko | jeudi, 04 novembre 2010

@ Zoé : En ce sens-là, oui, la mort. La mort comme l'activité à l'oeuvre notre propre vieillissement quotidien. Dans ce cas-là, c'est du cadavre que nous serons un jour qu'il faudrait parler. Le vrai stumulant est là pour la pensée est là.

@ Nauher : " le battement de cœur personnel comme étalon de la pensée ": très juste, ce que vous dites de l'aveuglement des vivants contemporains, ainsi que sur votre blog, des objets cultes comme mesure de leur "idiotie" (au sens le plus neutre).


@ Frasby : Oui, il y a bien sûr de l'humour dans ce choix. Une façon aussi, comme je le disais à Bertrand plus haut de reconnaître la mort de soi comme une réalité pesante. Et puis aussi, un hommage à Ph. Ariès, dont j'ai beaucoup aimé le livre, et dont je sais que vous êtes aussi l'admiratrice.

Écrit par : solko | jeudi, 04 novembre 2010

" N'est-ce pas, d'ailleurs, pour abolir la conscience que les vivants pourraient avoir de leur humanité que l'on cache précautionneusement les cadavres au fond des morgues ? "
Je ne sais pas...Peut-être. En tout cas, il y a là un fort tabou.
Pourtant, il m'est arrivé cette chose peut être qu'on ne devrait pas dire. Un être cher, proche, est mort....Cette mort m'a permis de "relativiser" la mienne.
Une espèce de pensée absurde, immorale, du genre : Lui, que je connaissais si bien, s'il l'a fait, je peux le faire aussi...ça n'a pas l'air si terrible."
J'avoue ne pas trop bien maîtriser le sujet...Trop essentiel et trop présent.

Écrit par : Bertrand | jeudi, 04 novembre 2010

Merci Solko. Bonne rentrée à vous de même. (Comme dans votre lit d'enfant)

Écrit par : Tanguy | jeudi, 04 novembre 2010

Cela fait du bien de lire un tel texte, merci beaucoup Solko. Notre société meurt de refuser ses morts et l'idée de la mort. Ceci est à mes yeux très anxiogène, comme si on s'était trompé d'endroit pour l'éternité...
Oui le cadavre nous dit beaucoup plus que l'idée de la mort, c'est si juste. Nous manquent cruellement les rites, ceux du passage. Ne subsisterait actuellemnt que celui de la mise en bière, qui isolé et brut, est quasi insoutenable.

Écrit par : Marie-Hélène | samedi, 06 novembre 2010

n'en déplaise à jankélévitch et son emporte-pièces, le summum sur la mort dans la culture occidentale a été dit par saul de tarse "ce sont les vivants qui sont morts et les morts qui sont vivants": comme toute phrase d'une extrême simplicité, elle emmerde pas mal le processus mental de tout un chacun.
à noter que mourir à soi-même n'implique pas nécessairement un décès organique^^

Écrit par : gmc | samedi, 06 novembre 2010

Billet très prenant, qu'on est obligé de lire avec attention. Merci !
Il y a un je-ne-sais-quoi de théâtral dans cette peinture, j'espère que ce n'est pas un mauvais présage... Cette façon de Baudouin de se préoccuper de son mort : magnifique !

Écrit par : Benoit | samedi, 06 novembre 2010

@ GMC : Vous avez bien que tant qu'il y a des mots, il y a des jeux...

@ Benoit : A plus ou moins long terme, c'est forcément un présage, de toute façon. Alors ...

Écrit par : solko | samedi, 06 novembre 2010

Les morts ne nous aideraient-ils pas à vivre
Oui, bien sûr

je parle volontiers des morts, de ceux que j'ai connus, auraient aimé connaître, de mes premiers vrais morts, de ce que leur vision m'a dit sur la mort, sur la leur au moins. Les morts nous parlent.

j'ai entendu maintes fois que j'étais morbide
je ne me sens pas morbide du tout

J'ai veillé l'agonie de ma mère
J'en ai longtemps voulu à ma mère, de façon inconsciente peut-être
Il n'est resté que l'amour, rien d'autre
L'amour brut


Il y a des morts douces, des morts brutes, des morts silencieuses, des morts accompagnées, bien des morts solitaires et abandonnées...

C'est sans doute cela qui fait le plus peur, non pas la mort elle-même, l'état de mort, mais "comment vais-je mourir?"

j'aime bien votre site
Il donne de l'intelligence ou plus de clairvoyance

Écrit par : librellule | dimanche, 27 février 2011

Et plus humble peut-être
Comment dire?

Je lis vos textes sans colère aucune comme s'ils me réconciliaient avec quelque-chose, la littérature?

Je ne sais pas de quel côté vous êtes et jusqu'à maintenant, ça n'a eu aucune importance

Écrit par : librellule | dimanche, 27 février 2011

J'ai laissé des fautes,
Trop pressée!

Un zeste d'angoisse mortelle, qui sait...

Écrit par : librellule | dimanche, 27 février 2011

"Je lis vos textes sans colère aucune comme s'ils me réconciliaient avec quelque-chose, la littérature?"
Oh que voilà, que voilà un joli compliment ! Je rentre tard et découvre vos messages.
De quel côté me parlez-vous ? Je ne suis d'aucun côté précis, en tous cas politiquement : la gauche tente de se refaire une virginité sur les errances de la droite, est-elle moins corrompue ? C'est risible...
Merci de votre lecture.

Écrit par : solko | dimanche, 27 février 2011

La droite fait la même chose remarquez-bien quand elle n'est pas au pouvoir.

Je trouve les gauches moins rigides et plus intelligentes en général mais ça ne reste qu'un avis et une? intuition plus qu'une véritable réflexion.

Les gauches s'éparpillent beaucoup trop quand elles devraient faire un effort pour s'entendre.

j'irai voir vos liens à l'occasion, ces noms connus et que je ne connais que de noms.
Cordialement

Écrit par : valerie | samedi, 12 mars 2011

Inoubliable jankélévitch et la dernière phrase de son livre sur la mort

Après, il y en aura pour rétorquer qu'il n'était pas mort encore pour en juger.

Écrit par : librellule | samedi, 12 mars 2011

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