samedi, 09 mai 2009
Virgile et l'esprit prophétique (Pollio 3)
Le Pollio de Virgile, l’un des textes les plus importants de l’Antiquité ? La question reste pendante, en raison surtout de la double lecture qu’il a occasionnée, presque sitôt qu’il fut connu. La première, romaniste, fait de l’enfant le fils du consul Pollio, Asinius Gallus. Celui-ci, grandissant dans un monde « qu’auront apaisé les vertu de son père », verra au fur et à mesure de sa croissance refleurir sur terre l’âge d’or, placé dès le vers 6 sous le signe de la vierge Thémis, fille de Zeus et déesse de la justice. Les crimes des temps passés, par deux fois évoqués (sceleris vestigia nostri , vers 13 & vestigia fraudis, vers31), se comprennent fort bien comme des allusions aux crimes que représentent aux yeux de Virgile les guerres civiles et le déchainement de cruautés auquel elles ont donné lieu, pour la troisième fois en mois d’un siècle. Quant à la promesse en un âge d’or imminent, il se comprend comme une transposition poétique de l’espoir suscité par la paix de Brindes. L’allusion à la Sibylle de Cumes et à ses prophéties a cependant très tôt nourri une autre lecture, dite orientaliste, car le christianisme antique, puis médiéval, a très vite a reconnu le Christ lui-même dans l’enfant de la quatrième églogue : c’est cette interprétation qu’officialisera en quelque sorte l’empereur Constantin dans son fameux Discours des Saints, vraisemblablement prononcé le 7 avril 323, dans lequel il énumère, parmi les prophètes du Christ, à côté des Saints de l’ancien Testament, les oracles de la Sibylle d’Erythrée et surtout les espérances qui parsèment la quatrième Bucolique de Virgile. Virgile, prophète du Christ, l’idée est reprise par Saint-Augustin dans la Cité de Dieu (livre X, chapitre 27) : «Que Virgile, en effet, ne parle pas ici de son propre chef, c’est ce qui ressort du vers quatrième de l’Eglogue : Voici désormais venu le dernier âge de l’oracle de Cumes. Et donc il saute aux yeux que c’est d’après la sibylle de Cumes qu’il a dit cela. »
Dans cette optique, l’ancienne malice responsable des anciens crimes se lit telle une trace du péché originel, l’antique faute comme celle qui fut commise par les premiers parents dans le Paradis Terrestre, et l’enfant associé, dans une œuvre de circonstance, à la descendance de Pollion, devient une annonce de la venue du Christ, dont Virgile aurait eu vent grâce aux rumeurs issues d’Orient sur l’avènement d’un roi à venir et le rétablissement un nouvel ordre des siècles.
La double lecture de l’églogue de Virgile devint rapidement une controverse au fil des siècles, ce qui explique sans doute que dans l’article Sibylle de son Dictionnaire Philosophique (1764), le déiste Voltaire lui consacre un long développement :
« Enfin ce fut d’un poème de la sibylle de Cumes que l’on tira les principaux dogmes du christianisme. Constantin, dans le beau discours qu’il prononça devant l’assemblée des saints, montre que la quatrième églogue de Virgile n’est qu’une description prophétique du Sauveur, et que s’il n’a pas été l’objet immédiat du poète, il l’a été de la sibylle dont le poète a emprunté ses idées; laquelle, étant remplie de l’esprit de Dieu, avait annoncé la naissance du Rédempteur. On crut voir dans ce poème le miracle de la naissance de Jésus d’une vierge, l’abolition du péché par la prédication de l’Évangile, l’abolition de la peine par la grâce du Rédempteur. On y crut voir l’ancien serpent terrassé, et le venin mortel dont il a empoisonné la nature humaine entièrement amorti. On y crut voir que la grâce du Seigneur, quelque puissante qu’elle soit, laisserait néanmoins subsister dans les fidèles des restes et des vestiges du péché; en un mot, on y crut voir Jésus-Christ annoncé sons le grand caractère de fils de Dieu. Il y a dans cette églogue quantité d’autres traits qu’on dirait avoir été copiés d’après les prophètes juifs, et qui s’appliquent d’eux-mêmes à Jésus-Christ; c’est du moins le sentiment de l’Église. Saint Augustin en a été persuadé comme les autres, et a prétendu qu’on ne peut appliquer qu’à Jésus-Christ les vers de Virgile. Enfin les plus habiles modernes soutiennent la même opinion. »
Plus tard, dans le « Onzième entretien » des Soirées de Saint-Pétersbourg,(1809) et dans le contexte contre-révolutionnaire, Joseph de Maistre ne peut ignorer la question à son tour : « Remontez aux siècles passés, transportez-vous à la naissance du Sauveur: à cette époque, une voix haute et mystérieuse, partie des régions orientales, ne s'écriait-elle pas: L'orient est sur le point de triompher; le vainqueur partira de la Judée; un enfant divin nous est donné, il va paraître, il descend du plus haut des cieux, il ramènera l'âge d'or sur la terre...? Vous savez le reste. Ces idées étaient universellement répandues; et comme elles prêtaient infiniment à la poésie, le plus grand poète latin s'en empara et les revêtit des couleurs les plus brillantes dans son Pollion, qui fut depuis traduit en assez beaux vers grecs, et lu dans cette langue au concile de Nicée par l'ordre de l'empereur Constantin. Certes, il était bien digne de la providence d'ordonner que ce cri du genre humain retentît à jamais dans les vers immortels de Virgile. Mais l'incurable incrédulité de notre siècle, au lieu de voir dans cette pièce ce qu'elle renferme réellement, c'est-à-dire un monument ineffable de l'esprit prophétique qui s'agitait alors dans l'univers, s'amuse à nous prouver doctement que Virgile n'était pas prophète, c'est-à-dire qu'une flûte ne sait pas la musique, et qu'il n'y a rien d'extraordinaire dans la quatrième églogue de ce poète; et vous ne trouverez pas de nouvelle édition ou traduction de Virgile qui ne contienne quelque noble effort de raisonnement et d'érudition pour embrouiller la chose du monde la plus claire. » Et plus loin :
« Et vous pouvez voir dans plusieurs récits, notamment dans les notes que Pope a jointes à sa traduction en vers du Pollion, que cette pièce pourrait passer pour une version d’Isaïe. Pourquoi voulez-vous qu’il n’en soit pas de même aujourd’hui ? L’univers est dans l’attente. Comment mépriserions-nous cette grande persuasion ? et de quel droit condamnerions-nous les hommes qui, avertis par ces signes divins, se livrent à de saintes recherches ? »
La réception de ce texte, de siècle en siècle, épouse ainsi les contours de l’histoire de la spiritualité en Occident. Le héros de la quatrième bucolique témoigne de la puissance de la littérature : car il fait figure de passeur, de passeur poétique et si l’on veut chimérique, mi païen, mi chrétien, et déjà humaniste. Héros littéraire, et non idéologique : J’ignore quel avenir lui réserve la société post moderne, bizarre alliance de superstitions malsaines et de rationalisme corrompu : L’enfant de la quatrième bucolique pourra-t-il survivre encore longtemps dans un univers qui traite aussi mal ses rivières, ses hommes et ses livres, et sera-t-il à même, sans parler d’instaurer un nouvel ordre des siècles, de faire rentrer le monde dans ses gonds ?
Ci-dessous, suite de la traduction en cours (vers 31 à 47)
Pauca tamen suberunt priscae vestigia fraudis,
Quae temptare Thetim ratibus, quae cingere muris
Oppida, quae jubeant telluri infindere sulcos.
Alter erit tum Tiphys et altera quae vehat Argo
Delectos heroas; erunt etiam altera bella 35
Atque iterum ad Troiam magnus mittetur Achilles.
Hinc, ubi jam firmata virum te fecerit aetas,
Cedet et ipse mari vector, nec nautica pinus
Mutabit merces; omnis feret omnia tellus.
Non rastros patietur humus, non vinea falcem ; 40
Robustus quoque jam tauris juga solvet arator;
Nec varios discet mentiri lana colores,
Ipse sed in pratis aries jam suave rubenti
Murice, jam croceo mutabit vellera luto ;
Sponte sua sandyx pascentes vestiet agnos. 45
« Talia saecla » suis dixerunt « currite » fusis
Concordes stabili fatorum numine Parcae.
Quelques traces du crime des premiers temps demeureront pourtant vivaces
Pour engager des vaisseaux à braver Thétis, des remparts
A ceindre les villes et des sillons à fendre le sol.
Un second Typhis pilotera un second Argo
Empli de la meilleure part de nos héros,
Et pour la seconde fois, un Grand Achille devra se rendre à Troie.
Quand enfin l'âge affermi aura fait de toi un homme,
Le voyageur finira par abandonner la mer, le pin navigateur par ne plus
Transporter de marchandises ; tout sol produira tout.
La terre et la vigne ne souffriront plus ni la herse, ni la serpe.
Et le vigoureux laboureur soulagera les taureaux de leur joug ;
De ses couleurs variées, la laine n’aura plus à mentir
Mais le bélier adouci changera dans les prés sa toison de lui-même,
Tantôt contre la pourpre rouge, tantôt contre le jaune safran,
Et les agneaux en paissant se couvriront de teinture rouge.
« Filez de tels siècles ! » ordonnent à leurs fuseaux
Les Parques accordées à la ferme volonté des destins.
11:34 Publié dans Des inconnus illustres | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : virgile, bucolique, pollio, littérature, littérature latine, saint-augustin, voltaire, joseph de maistre, prophétie, sibylle de cumes |
Commentaires
Je suis profondément touchée par la force de ce texte, la beauté de la traduction que vous en donnez.
Et c'est passionnant d'entendre le jeu de la langue. Un exemple, si vous le permettez.
Votre traduction :
De ses couleurs variées, la laine n'aura plus à mentir
Mais le bélier adouci changera dans les prés sa toison de lui-même,
Tantôt contre la pourpre rouge, tantôt contre le jaune safran,
Et les agneaux en paissant se couvriront de teinture rouge.
La traduction en 1957 de Valéry :
La laine reniera le mensonge des teintes ;
Mais de pourpre éclatante ou d'une toison d'or
Le bélier dans les prés se teindra de soi-même
Et vermeil se fera le poil des blancs agneaux.
Ce que je retiens de cette Quatrième Bucolique dont la lecture a suscité des controverses au cours des siècles, c'est ce que vous en dites : " Le héros de la Quatrième Bucolique témoigne de la puissance de la littérature, car il fait figure de passeur, de passeur poétique. (...) Héros littéraire et non idéologique. "
Écrit par : michèle pambrun | samedi, 09 mai 2009
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