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jeudi, 11 novembre 2010

Guerre et Censure

Deux documents sur la censure pendant la première guerre mondiale : le premier, que je dois à la gentillesse de Dominique Rhéty, est une lettre manuscrite rétablissant le passage censuré entre les deux extraits du texte ci-dessous tirés de l'œuvre de Paul LINTIER, Le Tube 1233. Le second est un extrait des Mémoires d’un Parisien de Jean Galtier-Boissière, fondateur du Crapouillot :

 

 

« Oui, dit-il, c’est arrivé ce soir. La pièce a éclaté… J’étais là, à côté… Je suis tireur. Le grand Louis a été tué sur son siège… il n’a pas bougé… Les morceaux de la jaquette lui ont labouré le flanc… Le chargeur et le chef de pièce ont été tués aussi. Le chef de pièce a reçu la culasse dans le ventre… Lui non plus n’a pas fait ouf…

 

CENSURÉ

 

Francis pleure, pleure comme un enfant. Il m’a pris le bras :

-Viens les voir, murmure-t-il. Viens voir le grand Louis… La tête a été épargnée.»

 

Le_Tube_1233_p._30.jpg

 

 

Et il ajoute : - quand je pense que ce sont ces lâches là qui l'ont tué : ces lâches ! ces infâmes !  J'écoute en silence ces propos étranges. La voix de Francis monte à des accents de colère vibrante. - J'en connais, et toi aussi sûrement tu en connais,, des notaires, des avoués, des avocats, qui se sont embusqués dans les usines... Ils nous tournent des obus qui font sauter nos pièces. C'est eux qui les ont tués les trois... les trois qui sont là sous la casemate... Les assassins... !  Je voudrais tous les voir à la gueule de ma pièce et moi sur mon siège de tireur... Je les tuerais tous ! ... de ma main... Ils pourraient demander grâce... Ils me le paieraient tous !  Un sanglot étouffe cette voix de haine.

Paul Lintier - Le tube 1233, souvenir d'un chef de pièce - Plon -


 « La plupart des journaux du front se donnaient pour mission de distraire les poilus d’un régiment ; la rédaction et l’illustration étaient du cru et exprimaient l’esprit particulier d’une unité en faisant un sort aux bons mots du colonel et aux facéties du capitaine adjudant-major. Lorsque je fondai Le Crapouillot, mon dessein fut autre ; ma feuille poilue eut tout de suite une tendance marquée au débourrage de crâne, en réponse aux rodomontades des journaux de l’arrière qui exaspéraient les hommes de première ligne ; de plus, elle entendait s’adresser aussi bien aux immobilisés de l’arrière qu’aux soldats et était décidée à chercher ses collaborateurs non point seulement dans le cadre du régiment, mais parmi tous les écrivains ou artistes combattants afin de donner, en face de la convention et du mensonge, une image réaliste et authentique de la guerre. »

 

 « Et tandis que les bonshommes, couverts de boue, éclaboussés de sang, gravissent péniblement leur indescriptible calvaire, la « grande guerre » à l’arrière est traduite en livres, en articles, en dessins, en films, en chansons. Une horde d’industriels de la pensée et de l’image se sont jetés sur la grande catastrophe comme des mouches sur une charogne. A de rares exceptions près, ceux qui font la guerre ne sont pas ceux qui la racontent. A l’arrière, chaque profiteur a son filon, sa boutique, où il détaille, à tant la  ligne, le dessin où la scène, l’héroïsme des autres ; et les civils ne peuvent apercevoir le grand drame qu’à travers les verres de couleur de ces charlatans qui vivent de la guerre, tandis que les autres en meurent.

Au cinéma, le permissionnaire contemple avec stupéfaction des sections de figurants enthousiastes, qui franchissent de terribles barrages de pétards à un sou et montrent aux gogos de l’arrière comment on meurt sur le front, le sourire aux lèvres et la main sur le cœur, tandis que l’orchestre susurre La Valse Bleue. Dans les beuglants, de faux poilus affirment, convaincus, qu’il ne faut pas s’en faire et qu’ils ne passeront pas, tandis que les dondons aux florissants appas célèbrent l’éternelle bonne humeur des « chers poilus » en exhibant leurs mollets pour faire tenir jusqu’aux bouts les vieux messieurs de l’orchestre.

Les feuilles humoristiques perpétuent la légende du poilu rigolo et s’acharnent sur les lâches Boches qui ne s’interrompent de couper les mains des petites filles que pour lever les leurs en l’air. Quant aux grands journaux dits d’information, leurs colonnes sont bourrées d’enthousiastes récits de combat et de ces ineptes bons mots de poilus, composés à la grosse par des spécialistes qui adis faisaient pour le même prix les mots de Forain ou de Tristan Bernard.

Mais ce qui déconcerte le plus les soldats, c’est de voir que l’élite des intellectuels n’a pas su s’élever au-dessus du patriotisme de cinéma et fait chorus avec les vils professionnels du bourrage de crâne. »

 

Jean Galtier-Boissière : Mémoires d’un Parisien, I, La table ronde, 1960

 

 

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11:02 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature, jean galtier-boissière, paul lintier, crapouillot, censure | | |

Commentaires

Documents édifiants... Quelle lettre vous avez eu dans les mains ! Pleine d'émotion et d'humanité après tout...
Je connaissais la phrase "A de rares exceptions près, ceux qui font la guerre ne sont pas ceux qui la racontent.", mais j'apprends ici le nom son auteur et l'oeuvre dont elle fait partie. Merci

Écrit par : Benoit | jeudi, 11 novembre 2010

@ Benoit : Un bouquin en 3 tomes, très instructif, évidemment épuisé, mais qui se trouve encore chez des bouquinistes (diogène rue saint-Jean ?) ou ebay...

Écrit par : solko | jeudi, 11 novembre 2010

On en reste bouche bée...
Merci à vous

Écrit par : Bertrand | vendredi, 12 novembre 2010

Merci pour cette note sur Lintier qui inspire moins les commentateurs que Houellbecq. Et pourtant, Lintier fut lui aussi en lice pour un Goncourt, celui de 1916. Il était mort depuis quelques mois et n’avait donc aucune chance d’être « encouragé ». Le prix ira à Barbusse cette année là.

Galtier et Lintier ne se sont, je pense, jamais rencontrés. Cependant Le Crapouillot cite, dès 1918, Lintier comme un de ses principaux collaborateurs. Ce n’est pas Béraud qui fit connaître son ami à Galtier mais Marcel Audibert, un des premiers rédacteurs du Crapouillot de guerre. Lintier et lui avaient sympathisé à l’hôpital, fin 1914.
En octobre 1916 Le Crapouillot publie « grâce à l’amabilité de la famille une page inédite de Paul Lintier (du Tube 1233 qui paraîtra sous peu) » et Marcel Audibert écrira dans Le Crapouillot, à la sortie de cet ultime livre : « il forme avec Ma Pièce un admirable diptyque, dont les deux pièces ont chacune leur originalité, mais avec un air de famille auquel on ne se trompe pas. Et pourtant il y a une dissemblance [...] Il y avait dans Ma Pièce un bel enthousiasme juvénile [...] le Tube 1233 est un livre plus grave, bien plus grave [...] C’est que depuis des mois, hélas ! Lintier avait souffert. Ce qui restait en lui d’enthousiaste jeunesse avait fait place à une acceptation clairvoyante, grave et résignée, de la fatalité, quelle qu’elle dut être »

Écrit par : Dominique Rhéty | dimanche, 14 novembre 2010

@ Dominique : Quand rassemblez-vous toutes ces recherches en un livre ?

Écrit par : solko | dimanche, 14 novembre 2010

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