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samedi, 16 février 2013

Le langage redoutable

C’est ma grand-mère qui m’a appris à prier. Elle me faisait réciter chaque soir : « Petit Jésus, faites que je sois bien sage. Bénissez ma maman, ma mémé, et tous ceux que j’aime ». Oh, ce n’était pas d’un catéchisme très évolué, je le concède. Un catéchisme de bonne femme, ni plus, ni moins. Suffisant malgré tout pour concevoir qu’on puisse s’adresser à plus haut que soi et que quiconque, et que ce plus haut fût aussi tout petit. De la prière qu’elle m’enseigna, elle avait par ses soins exclus le mot papa. Une rouerie de bonne femme, que j’ai depuis pardonnée, malgré le tort considérable qu’elle me causa longtemps.

Un catéchisme plus officiel me fut enseigné plus tard, dans un immeuble de soyeux de la rue Alsace Lorraine, par une catéchumène âgée du premier arrondissement de Lyon. Son discours allégorique et convenu entrait si violemment en contradiction avec celui de l’instituteur communiste de l’école primaire, vindicatif et sûr de tout, que j’eus du mal à admettre la concurrence des deux.  Ici, on ne parlait que de Dieu, là, jamais de lui.

Coexistaient alors le clan des lecteurs de Tintin et celui des lecteurs de Pif le Chien ; on est, à cet âge-là si avide d’explications du monde : J’aurais pu choisir l’une contre l’autre et comme beaucoup devenir soit catho soit laïcard, rassuré par l’une ou l’autre certitude. La fatuité de ces adultes qui voulaient comprendre et expliquer toute chose me semblait pathétique, et j’éprouvai une sorte de tendresse à l’égard de leur insuffisance à y parvenir.

De cette tendresse qui aspirait à demeurer vivante naquit une égale antipathie envers le discours scientifique, politique et théologique, et ceux qui masquent derrière une connaissance ou une foi trop affirmées pour être honnêtes, qui son ignorance, qui sa peur, qui son doute.

C’est à cette époque que je tombais amoureux de l’imperfection du langage. Par les sentiers de la littérature, je partais en chasse  des érudits véritables et des authentiques saints. Espèces rares.

Commencèrent à s’ouvrir alors les pages des livres. 

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11:14 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, langage, lyon, culture, tintin, pif le chien | | |

mercredi, 21 novembre 2012

Les Lucioles à la Croix-Rousse : L'Entêtement

Les Lucioles de Rennes sont pour quelques jours de passage sur la scène de la Croix-Rousse, avec un projet scénique et littéraire exigeant : L’Entêtement, pièce de l’argentin Rafaël Spregelburd, mis en scène par Elise Vigier et Marcial Di Fronzo Bo. Il s’agit du dernier volet d’une Heptologie conçue à partir du tableau La Roue des sept péchés capitaux de Jérôme Bosch.

L’Entêtement dont il est question est celui du commissaire franquiste Jaume Plane, qui tente de mettre à jour en parallèle à l’esperanto une langue artificielle susceptible de régler tous les problèmes de communication entre les hommes, alors que s’achève la guerre d’Espagne. La scène se situe dans la salle à manger, une chambre, et le jardin de sa maison à Valence en 1939.

L’action qui se déroule simultanément dans ces trois lieux de 17h00 à 18h14 est rejouée trois fois de suite, dans chacun de ces espaces différents, et le spectateur, comme dans un puzzle, se trouve progressivement à même de reconstituer l’intrigue. « Nous avons pensé un dispositif scénique permettant d’avoir les trois lieux présents en même temps, mais avec plusieurs plans de jeu sur le plateau. Ce qui nous donne aussi la possibilité de jouer avec différents plans de langues. », expliquent les deux metteurs en scène.

Car la pièce est jouée en plusieurs langues, le français, l’anglais, le catalan, le valencien. La problématique centrale est à la fois l’arbitraire du signe et les multiples malentendus, conflits d'intérêts, guerres qu’il occasionne. Du coup, le commissaire linguiste apparaît peu à peu comme une sorte de Shannon lyrique et inspiré ayant découvert un « parler sans langue » basé sur le nombre, balbutiement du langage numérique qui révolutionnera le monde quelque cinquante ans plus tard. « Ce projet est de la grande propagande », s’exclame, admiratif, un traducteur russe venu enquêter sur l’avancée des travaux. Il est aussi inscrit dans le drame familial et affectif du commissaire qui se dévoile peu à peu comme un héros quasi faustien.

Le texte est traversé autant par la question de l’origine des langues (on fait un détour non dénué d’humour par la Préhistoire) que par celles de leur ambigüité (la langue comme outil de communication et d’incompréhension), de leur utilisation (par la religion, la littérature, la vie quotidienne et ses déboires les plus triviaux) et surtout de leur instrumentalisation par le politique.  Spregelburd place ainsi en regard l’une des plus vieilles utopies de l’humanité avec les risques de totalitarisme et d’aliénation qu’elle fait courir à chaque individu, et que l'epoque actuelle illuste si bien.

Le dispositif dramaturgique, qui juxtapose dans un même temps des scènes différentes jouées trois fois en trois lieux contigus agit comme une démonstration de ces pouvoirs et de ces limites du langage, à travers les va-et-vient et les redites des différents personnages. Ce n’est qu’à la fin, au terme d’une enquêté qui ne manque ni de fausses pistes ni d'humour, que le spectateur peut goûter le dénouement de ce drame à la fois intime et collectif, dénouement qui ne manque d'ailleurs ni de sang ni d’ironie. Avec cet Entêtement,on passe donc un beau, riche et vrai moment de théâtre. De quoi s'entêter pour longtemps.

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©Christophe Raynaud De Lage 

L'entêtement, qui a été créé en allemand, au théâtre Schauspielfrankurt de Francfort en mai 2008 par Burkhard Kominski, est à voir au théâtre de la Croix-Rousse du 20 au 24 novembre 2012 dans la mise en scène proposé par Les Lucioles.

Texte de Rafaël Spregelburd. Mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo et d'Elise Vigier.  Avec Judith Chemla, Jonathan Cohen, Marcial Di Fonzo Bo, Sol Espeche, Pierre Maillet, Felix Pons, Clément Sibony, Elise Vigier Traduction de Marcial Di Fonzo Bo et de  Guillermo Pisani

mercredi, 07 novembre 2012

Le village global des cochons planétaires

De son propre aveu, le projet de Bloy lorsqu’il se lance dans l’Exégèse des lieux communs le 30 septembre 1897, c’est « d’obtenir enfin le mutisme du bourgeois ».  (1) Comme il le précise lui-même dans son journal, le projet sera interrompu à la 36ème page et repris en juin 1901 au retour du Danemark, lors de cette fameuse captivité à Cochons-sur-Marne (2), expérience cruciale dans la vie de Bloy, sous tendue par cette : «horreur de vivre à une époque si maudite, si renégate, qu’il est impossible de trouver un saint ; je ne dis pas un saint homme, mais un homme saint, guérissant les malades et ressuscitant les morts, à qui on puisse dire : - Qu’est-ce que Dieu veut de moi, et que faut-il que je fasse » (3)

Qu’y –a-t-il de si urgent à faire taire le Bourgeois ? C’est qu’il est, explique Bloy « nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules », grâce auxquelles il reproduit, de génération en génération, les mêmes comportements. Ainsi transmis de père en fils, la sottise de ces formules risque de  prendre « le caractère de l’éternité » (4). De devenir le lieu commun, c'est-à-dire le lieu où l’on pense, où l’on parle, où l’on vit et où l’on meurt  emprisonné dans ce qu’on appellerait aujourd’hui l’opinion.

Alors qu’il vient de s’installer avec sa femme Jeanne à Lagny (qu’il appelle Cochons sur Marne) Bloy a toutes ses raisons de s’attaquer à la langue des cochons, précisément, laquelle triomphe autant dans les conversations de rue que sur la scène, dans les journaux que dans les romans de Paul Bourget, à l’église qu’à l’assemblée nationale. Mais la force spécifique du bréviaire bloyien, par rapport à tant d’autres Dictionnaires des Idées reçues qui ont pu circuler à l’époque, c’est qu’il s’attaque au lieu commun bourgeois non en ce qu’il est bourgeois, mais en ce qu’il est commun : le lieu commun se révèle en effet une parole mortifère, véritable prison dans laquelle tout esprit vivant ne peut que se sentir en captivité. Dresser la satire idéologique de son contenu bourgeois ne suffit donc pas : il convient d’en révéler la nature et la fonction pernicieuses. Bloy va donc démontrer que par leur forme même, l’ensemble des lieux communs qui circulent ont codifié une sorte d’Evangile de la Bêtise, parallèle au véritable Evangile, dont il occulte – en se substituant à lui dans la conscience populaire– le message véritable pour réguler non plus les consciences, mais les comportements.

Il place donc son œuvre pamphlétaire sous la garde de saint Jérôme, « interprète et commentateur inspiré » de la Parole Sainte, dont le nom explique Voragine signifie « vision de beauté » ou « juge des paroles »  (5) Comme Pascal jetait à la face des libertins ses Pensées pour détourner le lecteur  de leur athéisme, Bloy jette à celle des bons bourgeois catholiques de son temps son Exégèse, afin de mettre en lumière l’étendue – au sens propre – de leur mauvaise foi, de leur mauvaise Parole.

Pour cela, l’écrivain invente une méthode : au moment même où Saussure proclame l’arbitraire du signe, Bloy s’acharne à mettre à jour tous les implicites et les présupposés qui, dans l’énoncé même d’un propos semblant honorer Dieu, sont en réalité une insulte à sa Gloire. L’exégète s’emploie à démêler l’original de la copie, à traquer la fraude, la malignité, voire l’obscénité du lieu commun qui se donne comme une vérité éternelle quand il ne fait que servir les intérêts relatifs de qui le prononce. Avec cette dialectique du relatif et de l’absolu, on touche au cœur de la pensée et de la poétique de Bloy, qui n’est pas – contrairement à ce que disent ses ennemis – un simple satirique, mais un vrai chercheur de l’absolu.

C’est alors que le polémiste à l’ancienne endosse à son insu les habits du moderne linguiste, car c’est bien la nature du mot en tant que signe linguistique qui devient le sujet de l’analyse : «  D’autres, écrit Bloy à Philippe Raoux, ont voulu montrer le dessous des mœurs, lequel est pour ainsi dire à fleur de sol. Moi, je voudrais montrer le dessous du langage, qui ne peut être rencontré qu’à une effroyable profondeur »

Bloy a-t-il obtenu le mutisme du Bourgeois français qu’il exécrait ? 

Mieux que lui, deux guerres mondiales s’en sont chargées, et la plus grande partie de ces lieux communs, lorsqu’ils sont prononcés de nos jours, sonnent d’une grande désuétude, presque d’une grande naïveté. Pas même certain qu’un jeune lecteur en saisirait toute l’ironique complicité ni n’en gouterait la vive portée critique.

D’autres formules, néanmoins, pour établir un ordre plus politique que religieux et dicter une morale bien plus procédurière que celle du petit bourgeois d’alors ont vu le jour. Guettons-les à notre tour partout où elles pullulent car elles forment l’opinion publique et dressent la pensée unique, celle qu’il convient d’adopter quand on est un habitant du grand village mondial des cochons postmodernes. L’exégèse de Bloy possède cette force spirituelle inégalée : au-delà de son aspect satirique dont on peut rire à peu de frais, elle agit comme une épiphanie joycienne, parole vivifiante et spirituelle, à l’écoute de la duplicité fondamentale de tout langage institué.

 

-          ; Exégèse des lieux communs, avertissement liminaire de Bloy p 19

-          2 : Mon Journal, p 211, et Quatre-ans de captivité, p 384, Journal I, Bouquins

-          3 : idem, p 419

-          4 : Lieu commun LXXVI, « Rien n’est éternel »

-          5 : Jacques de Voragine, La légende dorée, Pleiade p811 à 819

-          6 : Lettres à Philippe Raoux, p 156

Le texte en ligne ICI


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Léon Bloy parmi les cochons

 

 

vendredi, 24 février 2012

Le prix de l'universel

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J’ai relu ce soir une très belle nouvelle de Pirandello, un peu conceptuelle, mais pleine d’une vérité limpide, Les pensionnaires du souvenir.  Le dramaturge italien y développe l’idée que les vivants oublient et abandonnent les morts parce  que « la réciprocité de l’illusion » n’est plus jouable avec eux : « Vous pleurez parce que le mort, lui, ne peut plus vous donner une réalité. »

Et c’est vrai qu’il y a deux langages : celui de la communication, du débat, de l’échange, fait le plus souvent d’opinions, de préjugés, d’impressions, par lequel nous sommes inévitablement placés vis à vis entre vivants, et ainsi réduits à la part la plus faible de nous-mêmes. Et puis celui de la littérature, composé à meilleure distance, fabriqué de moins de « réciprocité » ou d’immédiateté, et donc plus affranchi du réel, véritablement plus exigeant en termes  de solitude et de vérité, et dans lequel l’idée que nous puissions mourir ou disparaître - idée proprement scandaleuse dans le premier type de discours- a cessé de l’être pour devenir ipso facto l’une des conditions d’accès à la lucidité, c’est-à dire à la lecture.

C’est la raison pour laquelle je finis par penser qu’il n’est pas idéaliste de se dire que, quelque dérisoire que soit le débat politique prétendument démocratique face à la réalité verrouillée que nous subissons, et si médiocre soit la production éditoriale contemporaine, la grande littérature qui est usage de la belle langue et quête d’une forme parfaite de soi-même, et qui ne se confond ni avec le débat public, ni avec l’édition, possède encore tout son poids parmi nous, pour peu que dans la communauté de ce nous, nous n’omettions jamais d’inclure tous nos morts. 

00:24 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, pirandello, nouvelles, solitude, langage | | |

mercredi, 19 janvier 2011

Indignez-vous

Stéphane Hessel est en train de faire un joli succès de librairie, avec son titre Indignez-vous. Je dois dire que, tout comme Pascal Adam, je n’ai pu non plus passer le stade de la seule couverture et l'ai donc laissé chez le libraire. Ce titre-slogan me rappelle trop les analyses de Gregory Bateson à propos de la double-contrainte manipulatoire, énoncée en 1956 dans son article « Vers une théorie de la schizophrénie ».

Il y était question de ces fameuses injonctions plongeant celui à qui elles s’adressent dans une situation angoissante, le paradoxe qu’elles contiennent le menant systématiquement à une « double contrainte ». Ces ordres impossibles à respecter (du type « soyez naturel ») qui vous invitent à faire ou à être ce que précisément l’injonction vous  empêche de faire ou d’être. Car dans l’exemple en question, que vaut un comportement naturel façonné ? Ces analyses furent à l’époque à l’origine du Mental Research Institute, qui donna naissance au fameux (et par moment fumeux) collège invisible de Palo Alto.

Stéphane Hessel s’en est-il souvenu avec ce titre impossible, donc : Indignez-vous ! Mais puis-je m’indigner si on me le demande, puis-je m’indigner véritablement sur commande, et en réponse à une injonction autoritaire, formulée de surcroît par une figure aussi patriarcale que celle du digne Stéphane Hessel ? Le risque n’est-il pas même que je finisse par m’indigner contre celui-là qui, formulant une aussi hautaine injonction, indispose mon indignation naturelle ?

Nous nous trouvons bien avec ce titre dans ce type d’énoncé, paradoxal et angoissant, dont je ne suis pas sûr qu’il soit à même de chapeauter au fond autre chose qu’une excellente opération marketing…

 

Indignez-vous-Stephane-Hessel.jpg

 

09:00 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (58) | Tags : stephane hessel, communication, littérature, palo alto, politique, langage | | |