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mercredi, 21 novembre 2012

Les Lucioles à la Croix-Rousse : L'Entêtement

Les Lucioles de Rennes sont pour quelques jours de passage sur la scène de la Croix-Rousse, avec un projet scénique et littéraire exigeant : L’Entêtement, pièce de l’argentin Rafaël Spregelburd, mis en scène par Elise Vigier et Marcial Di Fronzo Bo. Il s’agit du dernier volet d’une Heptologie conçue à partir du tableau La Roue des sept péchés capitaux de Jérôme Bosch.

L’Entêtement dont il est question est celui du commissaire franquiste Jaume Plane, qui tente de mettre à jour en parallèle à l’esperanto une langue artificielle susceptible de régler tous les problèmes de communication entre les hommes, alors que s’achève la guerre d’Espagne. La scène se situe dans la salle à manger, une chambre, et le jardin de sa maison à Valence en 1939.

L’action qui se déroule simultanément dans ces trois lieux de 17h00 à 18h14 est rejouée trois fois de suite, dans chacun de ces espaces différents, et le spectateur, comme dans un puzzle, se trouve progressivement à même de reconstituer l’intrigue. « Nous avons pensé un dispositif scénique permettant d’avoir les trois lieux présents en même temps, mais avec plusieurs plans de jeu sur le plateau. Ce qui nous donne aussi la possibilité de jouer avec différents plans de langues. », expliquent les deux metteurs en scène.

Car la pièce est jouée en plusieurs langues, le français, l’anglais, le catalan, le valencien. La problématique centrale est à la fois l’arbitraire du signe et les multiples malentendus, conflits d'intérêts, guerres qu’il occasionne. Du coup, le commissaire linguiste apparaît peu à peu comme une sorte de Shannon lyrique et inspiré ayant découvert un « parler sans langue » basé sur le nombre, balbutiement du langage numérique qui révolutionnera le monde quelque cinquante ans plus tard. « Ce projet est de la grande propagande », s’exclame, admiratif, un traducteur russe venu enquêter sur l’avancée des travaux. Il est aussi inscrit dans le drame familial et affectif du commissaire qui se dévoile peu à peu comme un héros quasi faustien.

Le texte est traversé autant par la question de l’origine des langues (on fait un détour non dénué d’humour par la Préhistoire) que par celles de leur ambigüité (la langue comme outil de communication et d’incompréhension), de leur utilisation (par la religion, la littérature, la vie quotidienne et ses déboires les plus triviaux) et surtout de leur instrumentalisation par le politique.  Spregelburd place ainsi en regard l’une des plus vieilles utopies de l’humanité avec les risques de totalitarisme et d’aliénation qu’elle fait courir à chaque individu, et que l'epoque actuelle illuste si bien.

Le dispositif dramaturgique, qui juxtapose dans un même temps des scènes différentes jouées trois fois en trois lieux contigus agit comme une démonstration de ces pouvoirs et de ces limites du langage, à travers les va-et-vient et les redites des différents personnages. Ce n’est qu’à la fin, au terme d’une enquêté qui ne manque ni de fausses pistes ni d'humour, que le spectateur peut goûter le dénouement de ce drame à la fois intime et collectif, dénouement qui ne manque d'ailleurs ni de sang ni d’ironie. Avec cet Entêtement,on passe donc un beau, riche et vrai moment de théâtre. De quoi s'entêter pour longtemps.

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©Christophe Raynaud De Lage 

L'entêtement, qui a été créé en allemand, au théâtre Schauspielfrankurt de Francfort en mai 2008 par Burkhard Kominski, est à voir au théâtre de la Croix-Rousse du 20 au 24 novembre 2012 dans la mise en scène proposé par Les Lucioles.

Texte de Rafaël Spregelburd. Mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo et d'Elise Vigier.  Avec Judith Chemla, Jonathan Cohen, Marcial Di Fonzo Bo, Sol Espeche, Pierre Maillet, Felix Pons, Clément Sibony, Elise Vigier Traduction de Marcial Di Fonzo Bo et de  Guillermo Pisani

samedi, 21 mai 2011

Jean Lacornerie à la Croix-Rousse

Jean Lacornerie, le nouveau directeur du théâtre de la Croix-Rousse,  présentera  lundi 30 mai et mardi 31 mai prochains, à 20 heures, la prochaine saison. L'entrée est libre. A cette occasion, je publie ce bref entretien que j’avais eu avec lui pour le journal l’Esprit Canut, au mois de février.

jean_lacornerie_164.jpgJean Lacornerie a fait ses classes au TNS de Strasbourg auprès de Jacques Lassalle, dont il fut l’assistant de 1987 à 1990, et qu’il suivit ensuite à la Comédie Française. C’était le temps où on revisitait les classiques (Marivaux, Ibsen, Racine). Il a vécu la réouverture du théâtre du Vieux Colombier, à Paris, tout en fondant à Lyon la Cie Escuado. Depuis 2002, il a fait  du théâtre de la Renaissance à Oullins un passage obligé pour tout amoureux du théâtre musical. Successeur de Philippe Faure, il s’installe à présent en ces terres croix-roussiennes qu’il connait bien pour avoir travaillé à la Villa Gillet.  

Quel bilan faites-vous de vos années passées à Oullins ?

Un travail passionnant, qui s’est inscrit dans le long terme grâce aux liens tissés avec les spectateurs ! Ces liens étaient essentiels pour faire progresser le projet musical. Il y faut du temps. Peu à peu, le public est devenu curieux. Nous avons mélangé la discipline et le plaisir de l’invention. Neuf ans, c’est un vrai cycle qui s’achève.

Un autre débute. Quels sont vos projets pour la Croix-Rousse et ses 10 000 abonnés ?

Continuer le théâtre musical, bien sûr. Se tenir à la croisée de l’opéra, de l’opérette, de la comédie musicale américaine, du music-hall, du théâtre. Et maintenir l’identité puissante de création et de diffusion qu’y a laissée Philippe Faure. La saison prochaine, on accueillera par exemple Les Misérables d’après Hugo.

Qu’est-ce qui vous donné le goût de ce théâtre musical ?

J’ai toujours été attiré par l’opéra. J’ai été stagiaire à celui de Bruxelles, un des premiers qui s’ouvrait à la mise en scène. C’est un monde où les règles de travail sont très strictes.  Et je trouve que le va-et-vient entre théâtre et musique est un champ à explorer, où il y a beaucoup à faire. On y mélange des savoir-faire, ce qui apporte émotion et énergie, et relève vraiment au fond de la tradition populaire.

Philippe Faure avait tenu à rebaptiser Maison du peuple le théâtre de la Croix-Rousse. Ça tombe bien. L’enjeu est grand, tant la place occupée par cette scène dans la ville est vive et originale. On souhaite à Jean Lacornerie, dont la prochaine saison porte la signature, beaucoup de réussite et de succès auprès de son nouveau public. 

samedi, 05 février 2011

Mille francs de récompense

Mille francs de récompense, mélodrame de Victor Hugo, est l’une des onze pièces du recueil Théâtre en liberté que le dramaturge exilé composa à Guernesey, et qui ne fut publié qu’en 1886. La pièce fut montée pour la première en fois en 1961, par Hubert Gignoux à la Comédie de Metz et  demeure depuis régulièrement exhumée. La récente proposition de  Laurent Pelly, co-directeur avec Agathe Mélinand du TNT, ne manque ni d’intérêt, ni d’astuce, ni de charme. Son passage à Lyon, du 4 au 19 février au théâtre de la Croix-Rousse constitue donc un beau legs que Philippe Faure laisse à son public.

Le mélodrame est un genre français qui se développa à la fin du XVIIIème siècle, triompha sous l’Empire puis la Restauration, et dans lequel excellèrent des auteurs comme Pixerécourt, Charrin, Monvel, Antier, Saint-Amant, Ducange, des acteurs comme Tiercelin, Frédérick Lemaître, Marie Dorval. C’était la grande époque du boulevard du Temple, surnommé le boulevard du Crime. Un temps éclipsé par le drame romantique, le mélodrame survécut malgré la concurrence du vaudeville et du drame bourgeois. Paul Féval y triomphait encore avec son Bossu en 1862, tandis qu’une forme dite « le mélodrame revendicatif » avec des gens comme Dugué, Gadot et Rollot, Dorney et Mathyeu, tenait le haut de l’affiche.

Les pièces étaient jouées à Paris puis reprises en province jusque dans des théâtres modestes tel celui du père Coquillat, sur les pentes de la Croix-Rousse, dont c’était le principal répertoire. Le canevas demeure invariablement le même : des familles populaires brisées par la misère, l’injustice sociale et les quiproquos, manipulés dans l’ombre par des loups cerviers ; des amoureux éprouvés jusqu’au dénouement, ultime renversement de situation à la fois moral et heureux. Sur ce canevas, pleutrerie et héroïsme, naïveté et cynisme, vengeance et coups de cœur déterminaient à grands traits les bons et les méchants à travers péripéties en tous genres.

Qu’Hugo se soit rabattu sur cette forme durant l’exil et après l’échec déjà ancien des Burgraves et du drame romantique en général (1843) n’a donc rien d’étonnant. Le caractère à la fois spectaculaire et didactique du genre, de même que la faveur qu'il rencontrait auprès du public populaire, ne pouvaient que le séduire. Le mélodrame était par ailleurs un médiateur de premier choix pour diffuser ses grands thèmes  : la probité persécutée, le caractère inaliénable de la liberté, le règne du carnavalesque, la satire de ce que, depuis le Coup d'Etat de Napoleon III, il appelait l'orgie de l'ordre...  

 Quiconque s’intéresse au théâtre hugolien trouvera donc dans l’adaptation proposée un très beau document, lisible, juste et servi avec brio par une distribution variée : les grisettes (« une robe de toile est tout aussi jolie qu’autre chose »), les financiers balzaciens (« ce que je veux se fera »), les modestes employés amoureux (« nous vivons en des temps de réaction, mais de meilleurs jours viendront »), les pères ruinés, les probes parvenus, les huissiers corbeaux, les fils à papas désabusés, les forçats anges-gardiens et les députés à la Daumier.

 

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Sur le plateau de la Croix-Rousse, les décors, les costumes, les jeux d’ombre, de couleur et de lumière profilent sans les forcer les aspects caricaturaux des caractères, en surlignant avec efficacité le trait principal de chaque silhouette:  « Il faut assumer à fond le sublime et l’ultra dramatique en respectant le phrasé et la rythmique de cette langue. Mais pour ne pas tomber dans le relâchement, éviter le pathos larmoyant, il faut y adjoindre une rigueur quasi-physique des personnages, un dessin rigoureux des corps dans l’espace » raconte Laurent Pelly qui a soigné chaque détail et chaque instant. L'écueil en effet, dans le traitement de ce mélodrame comme sans doute dans le traitement de n'importe quelle pièce de Hugo, réside bien dans ce rapport ambivalent entre ironie et pathétique, que seule une mise à distance esthétique réussie permer de maîtriser.

C’est à ce point-là que la restitution devient parti-pris, dans ce contraste ténu entre l’exhibition plastique de la forme et la rétraction habile du contenu, qui me semble caractériser l’astuce et la souplesse de cette mise en scène.

Malgré la longueur, on ne s’ennuie pas. On rêve, on sourit même, souvent ; car la reconstitution de cette Restauration en plein Second Empire par le verbe hugolien (dans lequel s’entendent de nombreuses réminiscences balzaciennes) coule vraiment, sans peine et sans surenchères.  Grâce au travail de Joël Adam, dont la création de lumières toujours leste fait apparaître par deux fois la chevelure blanche de Hugo parmi les personnages, comme pour rappeler au spectateur que ce théâtre de la liberté fut en grande partie pour son auteur un lieu privilégié  de la mise en scène de soi. Grâce aussi à l’équilibre du jeu entre les comédiens, qui révèle la maîtrise pointilleuse de la direction d’acteurs, dans la gestion délicate des longs monologues adressés au public comme dans celle des scènes de pure convention où perce toujours un espace pour le second degré. Grâce à l’unité de la dramaturgie, enfin, qui place face à face et à tour de rôle chaque individu et la société que tous composent avec un minutieux déterminisme.

Bien plus que de porter un discours politique ou moral qui serait transposable (transvasable ?) aux temps globalisés que nous vivons, au risque d’une anachronique lecture sociale et géopolitique, toute la force et tout l’intérêt de cette reconstitution me semblent ainsi de replonger avec pédagogie le spectateur dans les utopies du dix-neuvième, dans un certain état et à un certain moment du théâtre populaire français, théâtre dont le dramaturge Hugo fut incontestablement l’un des chantres les plus doués, et dont le metteur en scène Laurent Pelly, au terme de l’aventure esthétique des scènes nationales et décentralisées qui occupa tout le vingtième siècle, se révèle le subtil héritier.

   

Mille francs de récompense deVictor Hugo

Mise en scène de Laurent Pelly

A voir au théâtre de la Croix-Rousse, du 4 au 19 février, 20 heures.