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dimanche, 19 février 2017

Depardieu est grandiose

Confidentiel. Le véritable public de Barbara fut jusqu'au bout un public confidentiel. Mieux que quiconque, Depardieu, qui fut son partenaire dans Lily Passion sait lui parler : ces 9 soirées qu’il vient de donner aux Bouffes du Nord à Paris tinrent du grandiose. Une reprise ou une tournée suivront-elles ? Nul ne le sait. En tout cas, si Gérard Depardieu passe non loin de chez vous, précipitez-vous. Précipitez-vous, vraiment. Nous avions la silhouette de la longue et fine dame brune debout, un bras levé et une jambe inclinée légèrement devant l’autre, ou effondrée dans un rocking-chair. Nous aurons désormais celle, massive et immobile, de Gérard Depardieu lâchant dans la fluidité de sa parole envoutante la meilleure partie de ce répertoire unique dans la chanson française, dont  tous ceux qui tentèrent depuis la mort de sa créatrice de l’approcher pour en tirer quelque profit personnel se ridiculisèrent publiquement ; mais Depardieu, ce géant de la scène qui n’a depuis longtemps plus rien à prouver à quiconque ni à voler à personne, s’affirme devant ce répertoire tel un modèle de frémissante humilité et de subtile intelligence. Le point de départ de son interprétation est la reconnaissance d’avoir connu, aimé, et travaillé avec la  disparue, C’est cette reconnaissance de ce que fut Barbara, auteur interprète et femme subtilement engagée dans les passions de son temps, qu’il porte jusqu’à nous et nous fait partager. Avec lui, l’hommage retrouve sa signification médiévale et devient presque un genre lyrique, surprenant au sein de ce show-business mondialisé où le siècle égalitaire fait régner tant d’insipides vanités et de grotesques médiocrités. Non, l'art n'est pas donné à tous, et la virtuose pugnacité de Depardieu qui se hisse au niveau de Barbara en fournit l’éclatante démonstration.

 Il y a au moins trois façons de recevoir ce spectacle : soit ne regarder que la prouesse de Depardieu, Soit laisser revivre en soi celle de Barbara. Soit, et l’exercice devient à un moment inévitable, comparer les deux.

Ne voir que Gégé ( comme le dit affectueusement son public ) c’est se fondre dans l’émotion qu’il lâche lorsqu’il s’écrie : « Maintenant libre de toi, c’est là que tu me manques », paroles composées par Guillaume, son fils aujourd’hui mort, pour le dernier album de Barbara. Ou bien, tandis qu’il livre une interprétation phénoménale de Drouot, glisser en sa compagnie dans la mise en abyme de « ce passé qui n’est plus » et dont il maîtrise toutes les clés, qu’il ouvre de notes en notes, de mots en mots: Quelle est donc cette femme « superbe et déchirante », dont les mains, belles encore, et les doigts nus sont tels, parfois « les arbres en novembre ? » et quel passé revoit-on soudain, qui défile, qui défile ? Et de quelle solitude, « renifleuse des amours mortes  » est-il fondamentalement question « un soir que je rentrais chez moi » ?

Réentendre Barbara, tant Gérard semble restituer de si près la compréhension de ses textes hautement revendiqués comme n’étant pas « intellectuels » ? Cette compréhension de l'instant, cette intelligence de la vie se réinstallent en effet parmi nous, tel un personnage que le comédien fait soudain revivre tout en le tenant à distance, à la manière dont Diderot l'analysa jadis dans son Paradoxe, si magnifiquement. C’est parce que Depardieu demeure avant tout ce qu’il est, comédien, qu’il nous restitue Barbara bien plus justement que toutes ces petites sottes vêtues de noir qui fredonnent Nantes ça et là en s’identifiant à ce qu’elles ne sont pas : la justesse de la coïncidence entre la longue dame brune et ce géant obèse en train de murmurer : « j’aime mieux m’en aller du temps que je suis belle / qu’on ne me voit jamais faner sous ma dentelle », reste stupéfiante, et l’on demeure incrédule de pouvoir admettre et se glisser si aisément dans cette fiction : une voix vive et mâle s’accordant si facilement à une autre, féminine et disparue, par la magie de la technique du jeu et la grâce de l’admiration partagée. C’est, au sens propre, inouï.  D’autant plus qu’entre les chansons, Depardieu insère des extraits d‘interviews, parle, incarne Barbara dans la seule lueur d‘une poursuite, comme au temps de l’Écluse : « Je suis, dit l'énorme Gégé, une femme qui chante. » Au-delà d’une performance. Un chef d’œuvre.

Les comparer. Qu’on songe à s’y risquer est déjà, en soi, preuve de la réussite. Et pourtant, Depardieu touche parfois aux limites de sa technique et de son jeu. C’est alors qu’il devient le plus beau. Le plus humble. Comme à la fin du Soleil Noir, dont après avoir restitué toutes les nuances -et Dieu sait si elles sont nombreuses, et belles, et difficiles- il renonce à gravir derrière Barbara les cimes du « désespoir », ou bien à la fin de Nantes, celles du « chagrin ». Car désespoir et chagrin, comme amour et tendresse demeurent en leur spécificité la signature de chacun, chez Barbara qui consacra sa vie à l’affirmer, cramponnée à son piano, plus que chez nul autre : comme la chanson Perlimpinpin le revendique si noblement, le vécu de chaque être est unique, là réside l’essentiel de sa vérité : vient donc toujours l’instant où le plus haut des comédiens doit céder le gant devant ce qu’on pourrait appeler, malgré le bien commun, la propriété intellectuelle. C’est alors que Gérard s’incline et qu’il touche au sublime de son art, dans l’humilité non feinte et la majesté incomparable des très, très grands artistes.

Ainsi, parce qu’il n’essaie pas de faire revivre la chanteuse, le comédien la fait si parfaitement exister, en compagnie de Gérard Daguerre qui fut de longues années son musicien, qu’il parvient littéralement à faire renaître son public qui se retrouve à chanter pour elle et devant lui après les rappels Une petite cantate, comme au temps de « Pantin la bleue » en 1981. Une sorte de sommet. 

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mercredi, 22 août 2012

Orages désirés

On a toujours parlé du temps, bien sûr : du temps qu’il a fait, du temps qu’il va faire. Parler du temps, c’est mettre en place une conversation, un rapport sensuel au monde, partager l’instant. « Il y a des messages qui servent essentiellement à établir, prolonger ou interrompre la conversation, à vérifier que le circuit fonctionne » professa le linguiste Jakobson lorsqu’il définit sa fameuse fonction phatique du langage. Le temps qu’il fait fait partie de ces énoncés creux, vides, dont la seule signification est donc d’établir une conversation. Le subtil Diderot fait débuter son magnifique Neveu, l’une des conversations littéraires les plus flamboyantes, les plus abouties, par la phrase restée célèbre, « Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais Royal ». Le Neveu de Rameau n’est pas seulement une conversation entre Moi et Lui, les deux protagonistes du dialogue. Il l’est également entre les facettes du Moi de Diderot, celles du Moi du lecteur : que le temps météorologique soit convoquée dans ce balancement rhétorique de deux présents signe le sens de l’à propos comme le coup de génie du directeur de l’Encyclopédie. « Il n’y a plus de saisons », disent plus prosaïquement les vieux sur les bancs

Depuis Charles d’Orléans, les saisons et le temps qu’il fait sont aussi un motif de poésie. Tout le Moyen Age s’entend dans son fameux « Hiver vous n’êtes qu’un vilain ». Les saisons de l’année devenant vite une métaphore des saisons de la vie chez les Renaissants, ce lien entre l’homme et le temps devient plus intime encore, se charge de murmurer ses espoirs, ses craintes et ses peines. La rose, aussi bien chez les poètes des Célébrations que chez ceux des Consolations devient l’incarnation poétique de cette fusion entre le temps qu’il fait et le temps qui passe.

Parler du temps qu’il fait, c’est aussi tenir le langage de l’amour ; le roman épistolaire le plus lu du XVIIIème siècle, La Nouvelle Héloise, inventa la météorologie romantique, celle qui permettait d’exposer les variations infinies du cœur et de la raison. Rousseau fut, avant Bernardin, avant Chateaubriand, l’un des premiers grands observateurs du temps en littérature.  La dix septième lettre de la Quatrième partie, et les jeux du soleil et du vent que Jean Jacques dépeint, demeure parmi les plus belles pages de la littérature française, où s’invente pour longtemps ce qui deviendra l’un des clichés les plus porteurs des romans à l’eau de rose à venir : la poésie du lac. Il faut ensuite attendre René et ses « orages désirés » pour que le romantisme de l’Enchanteur fasse enfin du temps qu’il fait un événement politique : le vieux monde s’effondre dans un délicieux crépuscule, la saison qui commence n’intéresse plus le mémorialiste qui s’enfonce dans sa tombe, un crucifix à la main, laissant aux hommes qui arrivent le soin de décrypter les temps nouveaux. C’est alors que Michelet invente le récit historique, la grande météorologie de l’espèce et de ses cycles, des ténèbres à la lumière puis de la lumière aux ténèbres, qui du Moyen Âge à la Révolution donne vie au peuple et sens à la nation.

A présent, quelques décennies plus tard, les hommes  ont cessé d’accorder sens au temps qu’il fait. Si les dépressions et les anticyclones sont encore d’actualité, ce n’est que pour forger une séquence médiatique parmi d’autres, la météo comme le sport ou la politique n’étant qu’un événement du calendrier : après l’été pluvieux et la canicule, donc, les orages. On se souvient de la tempête qui dévasta  naguère la France, du tsunami, le Japon. Ces heures-ci, nous n’aurons à nous mettre sous la dent que quelques orages de grêle et quelques promeneurs foudroyés. Qu’importe : cela suffit à faire l’évènement, comme l’élection de ce pitoyable et sinistre président, dont la rentrée normale se déroule de déjeuners de travail en réunions de palais où l’on se concerte entre soi, ou comme l’organisation de ces JO aux bords de la Tamise, dans lesquels la France ne glana que peu de médailles face à la Perfide Albion. Le temps qu’il fait devenu ainsi non-évènement donne la mesure de l’insipidité des temps qui sont les nôtres, et des gens que nous sommes devenus. Levez-vous ! Levez-vous donc, levez-vous vite orages désirés ! 

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Julie et Saint-Preux sur le lac Léman - Tableau de Le Prince (1824) au musée J.J. Rousseau à Mortmonrency)

jeudi, 09 juin 2011

Le neveu de personne

 

-Que faisiez-vous, il y a plus de vingt ans ?

 

- Moi ? J’écrivais un roman.

-Vous n’aviez pas encore compris que c’était vain ?

-Il m’a fallu l’écrire pour cela.

-Que racontait votre roman ?

-Une vie. Pas la mienne, je vous rassure.

-Laquelle ?

-Celle d’un homme que j’avais rencontré dans la morgue d’un hôpital où je travaillais pour gagner ma croûte. Celle d’un gardien d’amphithéâtre.

-Et que se passait-il  dans ce roman?

-Honnêtement, pas grand-chose.  Cet homme veillait.

-Mais encore ?

-A un moment il tombait amoureux.

-Et alors ?

-Il résistait.

-Pourquoi ?

-Parce qu’il savait comment tout finit entre deux serpillères.

-Et vous avez trouvé un éditeur ?

-A l’époque, oui.

-Lequel ?

-A quoi bon le nom précis. Non loin de Saint-Sulpice,  et de cette magnifique chapelle dont le plafond fut peint par Delacroix.  Dans une petite rue en pente.

-Et alors ?

-Dans cette honorable et vieille maison, on m’a proposé d’éditer mon roman, à condition que j’y retouchasse deux trois bricoles.

-Vous avez accepté ?

-Non.

-Vous avaient-ils demandé l'impossible ?

-J’avais conçu l’amphithéâtre comme une véritable métaphore de la conscience. Une architecture inhérente au texte. Aux personnages eux-mêmes.  Une véritable métaphore de la conscience du pays qui était en train de disparaître dans les années 80, voyez. Disparaître ! La France des rivières non polluées, où se péchaient des vairons. Cette France dont mon gardien veillait, sans autre raison que la précarité matérielle qui déjà gouvernait son existence, les morts. Ils ont trouvé qu’il y avait trop de métaphores pour un public déjà bien peu « littéraire ». C’est eux qui affirmaient cela, je précise.

-Je vois à votre mine qu’ils ont renâclé pour autre chose.

-Ils m’ont dit : « gardez le principe de votre conscience, mais rendez tout cela plus croustillant. Si votre gardien pouvait coucher un peu, de ci de là, avec ses morts… »

-Vous avez tiqué ?

-Ce n’est pas le mot. J’aurais pu accepter, rentrer dans le circuit, le marché comme on dit. C’était avant Darrieussecq, Beigbeder, Catherine Millet et le reste des guignols…  C’était ça, donc, ou bien…  Je n’ai pas voulu me vendre. J’ai repris mon manuscrit.

-Quelle vanité !

-J’ai  passé les concours d’enseignement. J’ai gardé ma liberté de parole.

-Votre liberté ? Mais si personne ne vous lit ?

-Je n’ai pas besoin qu’on me lise pour pouvoir manger. Ni pour payer mes crédits.

-Et vous ne regrettez pas cette décision ?

-Dans un monde où tout est à crédit, non !

-Ils sont plus riches que vous, les guignols…

-Ils ne viennent pas, non plus, d’où je viens.

-Franchement ?

-A la surface des choses, parfois, évidemment, j’ai de profonds regrets. Ah, tâte-toi le cœur, tâte-toi le cœur, me dis-je !  Car l’enseignement de la littérature, enfin de ce qu’est devenue cette malheureuse littérature française -et je rajoute bien : française - dans ce que sont devenus l’école, les lycées… L’enseignement de la littérature est un métier…   A la surface des choses, donc,  m’arrivent parfois de profonds et mélancoliques regrets. Mais en mon for intérieur, jamais ! Je n’ai jamais regretté.

-Et aujourd’hui, si on vous proposait à nouveau…

-Quoi ?

-Si on vous proposait…

-Je me sens plus lourd, beaucoup plus opaque qu’à l’époque, blindé. Et aussi beaucoup plus léger. Incroyablement plus décrotté. Si un éditeur me proposait…

- Eh bien ?

- Connaissez-vous la fin du Neveu de Rameau ? C’est un livre extraordinaire, savez-vous ? Un des dix ou quinze bouquins qui s’emporteraient sans réfléchir à deux fois sur l’ile déserte s’il fallait demain déguerpir…. Tout le monde y danse un peu le pas de cette pantomime, savez-vous ? La superbe pantomime des Gueux.

-Continuez !

-On m’a marché sur la queue, et je me relèverai, dit le Neveu au Philosophe incrédule.

-Et alors ?

-Peut-être est-ce ce que je dirai à l’Editeur. Vous m’avez marché sur la queue, et je me suis relevé. Après tout, qu’est-ce qu’un éditeur, quand on a son salaire qui tombe chaque mois ? De quoi avons-nous besoin de lui ?  Je lui dirai : marchand…

-Il vous rira au nez

- Je lui dirai : marchand, appartenez-vous toujours à la Compagnie Générale des Eaux, ou quelqu’un d’autre vous-a-t-il encore racheté les bottes, l'assiette et le chapeau ?

-Vous le ferez vous rire au nez, c’est assuré !

- Je lui dirai : allons, allons, je veux voir aussi le pas de votre danse…

- Il vous répondra d’aller vous faire f… dans vos classes bondées !

- Mais je fais cela très bien sans lui, et depuis fort longtemps. Connaissez-vous la dernière phrase du Neveu de Rameau ?  J’irai me faire foutre, lui dirai-je, à condition qu’il me la lise.

- Il vous dira vanité !

- Je répondrai ignorance. Allons, allons, petit bonhomme, qu’il me la lise et sur-le-champ!  Elle sonne si juste à mon oreille que quand il m’arrive parfois de relire les feuillets de l’Amphithéâtre, je me réjouis tout seul à me la répéter.

-N’est-ce pas vous qui prétendiez qu’écrire un roman vous semblait désormais vain ?

-Que dire alors de l'éditer ?

-Et que dire d’enseigner ?

-Vous touchez-là un sujet délicat. Nous en avons déjà parlé hier, le motif est sans fin. Mais je ne suis, moi, le Neveu de personne. Passez, monsieur mon contradicteur, la nuit qui vous convient. Et n’oubliez pas de lire, à la toute fin…

 

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 Le Neveu de personne a été écrit en 2009 (déjà). Je le republie aujourd’hui, en vous invitant également à lire ICI le billet qu’un écrivain consacre, sur son blog, à ses rapports avec divers éditeurs …