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mercredi, 24 novembre 2010

La Berma-Barbara

 La France vieillit, et le souci commémoratif, qui n'a jamais pris un tour aussi commercial que depuis quelques années, semble accompagner ce vieillissement. Bien sûr, tout n'est pas à jeter dans cet effort à l'adresse du bon public de la société de compilations. Pourtant. Ce culte de l’émotion tous azimuts finit par avoir quelque chose d’indigeste.  « Je ne peux pas me servir des morts qui ne sont pas les miens », déclara un jour la chanteuse Barbara à Denise Glaser, dans l’émission Discorama.

Une fois de plus, c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort de « la grande dame brune ». Je dis une fois de plus, parce qu’il en est de cet anniversaire comme de tous les autres : nous nous éloignons des vivants que nous avons connus, aimés. Le souvenir d’eux en effet  s’estompe et puis soudain, nous nous apercevons de cette distration qui n’est pas une indifférence mais pourrait y ressembler. Le 24 novembre 1997 disparaissait la chanteuse Barbara.

Avec beaucoup de délicatesse, de prudence et de talent, elle  avait  su approcher un à un tous les éléments de son drame personnel pour l'envelopper derrière une confidence, dont elle apprit à son public que son partage devrait, peu à peu devenir un art - ou n'être pas : La confidence esthétisée, sublimée par la note et par l'articulation : A sa poursuite, j'ai couru un temps les routes de France et de Hollande, et campé non loin de son piano dans le provisoire du théâtre des Variétés ou de Bobino. Son approche de la scène était empreinte de la conscience du temps qui passe, de la mort qui vient, de l'amour qui illusionne, et de l'art, seul capable de figer l'instant de la mort comme celui de l'amour.  Recréer chaque soir, comme si le temps qui passe n'avait plus d'incidences, le même rituel, au geste près, au souffle près. Et, derrière le voile de cette maitrise technique, laisser croître en lui l'émotion du spectateur, comme monte la mayonnaise. J'avais vingt ans, et cela m'épatait : « La scène est un pouvoir, disait-elle. Mais c'est un faux-pouvoir ». C’est cette leçon, essentiellement, que j’ai retenue d’elle. C'est le sens de ce billet qui suit, vieux d'un an déjà, et que je republie :

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Barbara, la Berma - la Berma, Barbara...  Une même façon de découvrir le double B.A-BA, un apprentissage par deux voix, deux voies guidant nos pas vers la même, splendide et étonnante mystification, prodigieux rite que celui de la scène : « Mais tout d’un coup, dans l’écartement du rideau rouge du sanctuaire, comme dans un cadre, une femme parut et, aussitôt à la peur que j’eus, bien plus anxieuse que pouvait être celle de la Berma, qu’on la gênât en ouvrant une fenêtre, qu’on altérât le son d’une de ses paroles en froissant un programme...  

 

La Berma, il me fallut l’immense privilège de tout l’ennui de ces vacances de Pâques, puis de celui des Grandes, comme on disait alors, ennui qui se prolongeait jusqu’à la mi-septembre, pour la rencontrer, cet être de papier – comme le murmurent les proustiens qui ont lu leur Genette. Mais pour moi, la Berma, c’était un être vivant, un être de chair; c'était déjà Barbara... Or ce billet, qu'il soit d'abord l'hommage que je rends ici à Monique Serf, laquelle nous a quittés un 24 novembre, il y a désormais douze ans - douze comme le nombre de syllabes dans un alexandrin... L'alexandrin, un mètre que Barbara utilisa rarement,  lui préférant l'octosyllabe :

« J'ai eu tort, je suis revenue
dans cette ville loin perdue
ou j'avais passé mon enfance.
J'ai eu tort, j'ai voulu revoir
le coteau où glissaient le soir
bleus et gris ombres de silence… »

 

 Une chanson, cependant, Drouot, a été écrite en alexandrins, oui, que voilà :

 

« Dans les paniers d'osier de la salle des ventes
Une gloire déchue des folles années trente
Avait mis aux enchères, parmi quelques brocantes
Un vieux bijou donné par quel amour d'antan

 

 

« Je l’écoutais comme j’aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre, elle-même, avait dit en ce moment les choses que j’entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté. J’aurais voulu – pour pouvoir l’approfondir, pour tâcher d’y découvrir ce qu’elle avait de beau – arrêter, immobiliser longtemps devant moi chaque intonation de l’artiste, chaque expression de sa physionomie ; du moins, je tâchais, à force d’agilité morale, en ayant avant un vers mon attention tout installée et mise au point, de ne pas distraire en préparatifs une parcelle de la durée de chaque mot, de chaque geste, et, grâce à l’intensité de mon attention, d’arriver à descendre en eux aussi profondément que j’aurais fait si j’avais eu de longues heures à moi… »

 

Barbara, c’est au Palais d’Hiver, une salle de concert lyonnaise à présent détruite, que mon cœur et ma fascination, encore neufs de tout profond consentement, se sont ouverts à elle. Et comment, me présentant à la loge de l’artiste pour lui demander (à la fois très humblement et très orgueilleusement),  un avis autorisé sur les poèmes que j'écrivais alors  (« Personne ne saura dire comme / Rien ne pourra plus sauver l’homme »…), comment aurais-je pu, de toute façon, oublier ces lignes d’ouverture du second tome de la Recherche au titre si évocateur, dans lequel je pistais déjà le monde et ses contours, à la recherche d'un art d'écrire que je rêvais de faire mien ?  Quelle ferveur, quelle gratuité coulaient encore dans mes veines ?

 

Barbara a été la seule personne au monde qui - à chaque fois que je la retrouvais, inlassablement, m’a demandé : « Roland, vous écrivez en ce moment ? » Car elle avait compris quel arôme, quel vertige, quelle poigne, l'écriture ... Cette question autant proposée que posée, et ces lointains théâtres (de l’autre siècle déjà) sonnent à mon oreille ce matin…

Car aujourd’hui encore, ce texte du narrateur - comme disent les proustiens - me paraît avoir été écrit non pour la Berma, non même pour une image d’elle, mais pour ce mystère qui réunit la scène et la salle comme pour une cérémonie, cérémonie d’un sexe et de l’autre, d’un âge et de l’autre, d’un humain à un autre ; mystère qui est, certes, un pouvoir; mais un pouvoir, comme le disait si justement Barbara dans son interview qui vous attend plus bas, qui demeure un faux-pouvoir. A la vouloir trop sincère, trop semblable à nos tragiques désirs d'authenticité, nous aurons fini peut-être par la perdre, cette frêle dramaturgie qu’est l’art de la scène. La Berma, donc, Barbara…   école d’une même dramaturgie : les rappels de Pantin en 1981, les visites aux prisonniers, la jeunesse orpheline, les hommes qui l'ont accouchée, à peine... Suit une video de 10 minutes de survie.

 

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Mais tout d’un coup, dans l’écartement du rideau rouge du sanctuaire, comme dans un cadre, une femme parut et, aussitôt à la peur que j’eus, bien plus anxieuse que pouvait être celle de la Berma, qu’on la gênât en ouvrant une fenêtre, qu’on altérât le son d’une de ses paroles en froissant un programme, qu’on l’indisposât en applaudissant ses camarades, en ne l’applaudissant pas elle, assez; — à ma façon, plus absolue encore que celle de la Berma, de ne considérer dès cet instant, salle, public, acteurs, pièce, et mon propre corps que comme un milieu acoustique n’ayant d’importance que dans la mesure où il était favorable aux inflexions de cette voix, je compris que les deux actrices que j’admirais depuis quelques minutes n’avaient aucune ressemblance avec celle que j’étais venu entendre. Mais en même temps tout mon plaisir avait cessé; j’avais beau tendre vers la Berma mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper une miette des raisons qu’elle me donnerait de l’admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses camarades, distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes. Je l’écoutais comme j’aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre, elle-même avait dit en ce moment les choses que j’entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté. J’aurais voulu — pour pouvoir l’approfondir, pour tâcher d’y découvrir ce qu’elle avait de beau, — arrêter, immobiliser longtemps devant moi chaque intonation de l’artiste, chaque expression de sa physionomie; du moins, je tâchais, à force d’agilité morale, en ayant avant un vers mon attention tout installée et mise au point, de ne pas distraire en préparatifs une parcelle de la durée de chaque mot, de chaque geste, et, grâce à l’intensité de mon attention, d’arriver à descendre en eux aussi profondément que j’aurais fait si j’avais eu de longues heures à moi. Mais que cette durée était brève! A peine un son était-il reçu dans mon oreille qu’il était remplacé par un autre. Dans une scène où la Berma reste immobile un instant, le bras levé à la hauteur du visage baignée grâce à un artifice d’éclairage, dans une lumière verdâtre, devant le décor qui représente la mer, la salle éclata en applaudissements, mais déjà l’actrice avait changé de place et le tableau que j’aurais voulu étudier n’existait plus. Je dis à ma grand’mère que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette. Seulement, quand on croit à la réalité des choses, user d’un moyen artificiel pour se les faire montrer n’équivaut pas tout à fait à se sentir près d’elles. Je pensais que ce n’était plus la Berma que je voyais, mais son image, dans le verre grossissant. Je reposai la lorgnette; mais peut-être l’image que recevait mon oeil, diminuée par l’éloignement, n’était pas plus exacte; laquelle des deux Berma était la vraie ?

Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs – « Autour de Mme Swann »

 

10:11 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : littérature, barbara, chanson française, marcel proust, actualité, culture | | |

Commentaires

Emouvante histoire que vous nous racontez. Cette proximité avec Barbara. Fascinante et bouleversante Barbara.

Écrit par : Michèle | mardi, 24 novembre 2009

"Cette bête d'amour qu'est le public" c'est incroyable ! et l'expression de ce visage qui prononce cette"bête d'amour", presque inquiétant...
Votre texte superbe me laisse sans voix.
Merci.

Écrit par : Frasby | mardi, 24 novembre 2009

Bouleversant cet hommage !
Merci Solko.

Écrit par : soulef | mardi, 24 novembre 2009

Vous êtes beaux tous les deux, elle et vous.

Écrit par : Sophie L.L | mardi, 24 novembre 2009

Quel bel hommage...

Écrit par : laurence | mardi, 24 novembre 2009

Oh! Merci beaucoup... Le billet, les extraits, le parallèle, enfin plein de choses.

Et puis je trouve cela vraiment très délicat la question qu'elle vous posait:
« Roland, vous écrivez en ce moment ? »

C'est délicat et ça dit exactement ce qu'il faut dire. J'aime beaucoup, je m'en rends compte tout à coup.

Écrit par : tanguy | mardi, 24 novembre 2009

Ah et puis: "Moi aussi je leur ai appris des choses, je crois..." Avec ce regard, cette malice... C'est très merveilleux, j'ai peur d'être (re)tombé amoureux...

Écrit par : tanguy | mardi, 24 novembre 2009

A vous écouter Tanguy, j'entends Barbara chanter "Mes hommes"...

J'ai profondément aimé sa magnifique présence lorsqu'elle dit la nécessité d'être informé sur le sida et cette adresse qu'elle a pour les jeunes gens qui sont devant elle, ce respect, cette force de vie et d'intelligence. Une grande dame pour parler aussi juste.
On ne peut bien sûr qu'en tomber amoureux.

Écrit par : Michèle | mardi, 24 novembre 2009

Merci pour tous ces commentaires, cette présence après douze ans. Veiller sur ses morts, les siens : ce fut aussi une des leçons de cette artiste par ailleurs très drôle, très vivante...
Ce que nous faisons.

Écrit par : solko | mercredi, 25 novembre 2009

magnifique et émouvant...je l'entends encore presqu'à huit clos !

Écrit par : S. | mercredi, 25 novembre 2009

Tout à mes dérisoires préoccupations,je n'avais pas lu ni vu ce texte...
Merci Solko, pour votre sincérité, pour votre sensibilité,pour votre parcours et ces mots qui font synthèse entre le cœur et la tête, qui nous manquent tant que nous en étouffons.
" A la vouloir trop sincère, trop semblable à nos tragiques désirs d'authenticité, nous avons fini peut-être par la perdre, cette frêle dramaturgie qu’est l’art de la scène."
Et combien de choses avons-nous perdu de la sorte, Solko ? Combien ?
Amitiés

Écrit par : Bertrand | mercredi, 25 novembre 2009

Très bel hommage, Solko, et magnifiquement écrit. Barbara, tragédienne fragile et lumineuse, n'était pas celle que j'écoutais le plus, mais je pourrais rapprocher tes mots de Billie Holiday, et de tant d'autres.

Écrit par : Sophie K. | mercredi, 24 novembre 2010

Je me suis toujours demander pourquoi j'aimais tant Barbara bien que je ne sois pas de cette génération si on pouvait donner a petits pas se serait merveilleux...
Le saviez vous??
Bonne chance dans votre écriture
Mille merci Solko
Bonne soirée

Écrit par : valentine | mercredi, 24 novembre 2010

Grande gardienne du deuil, elle le rendait vivant avec une telle intimité...

Écrit par : ArD | mercredi, 24 novembre 2010

cette vibrante vie tendue à l'extrème a rythmé ma vie d'adolescente sa voix elle naissait chaque fois comme la voix haute de ceux qui l'écoutait quel don

Écrit par : laurence | jeudi, 25 novembre 2010

Merci pour l'hommage, ça m'en arrache des larmes... Barbara sait toucher au coeur.

Écrit par : Upsilon | vendredi, 26 novembre 2010

Pour Elle, cela vaudra peut-être la peine d'enseigner le français...

Écrit par : Rosa | lundi, 29 novembre 2010

C'est très beau

Écrit par : librellule | dimanche, 27 février 2011

Les commentaires sont fermés.