lundi, 14 octobre 2013
La République comme sujet et comme représentation
Dans la société séparée du Spectacle, telle que l’a théorisée Debord, il n’y a pas ce qui est advenu et ce qui va advenir, mais une constante interaction langagière entre les deux qui permet de maintenir les spectateurs en haleine en énonçant sans cesse les mêmes slogans pour mystifier le Réel et surtout les abuser, eux. Changer et Sauver, pour faire court, sont les deux procès événementiels sans cesse invoqués par les officines de propagande, à quoi il faudrait rajouter leurs doublets sémantiques reformer et refondre. Mais rien n’est jamais advenu et rien n’adviendra jamais d’autre, que des informations éparses reliant entre eux des gens à l’imaginaire de plus en plus pauvre, de plus en plus séparés et d’eux-mêmes et les uns des autres au fur et à mesure que la société s’européise et se mondailise, et que les profiteurs du Spectacle établissent leurs dynasties
Dans la réalité réellement vécue, pour parler comme Debord, dans et derrière l’écran de fumée du Spectacle, des gens, qui sont nous, cependant, passent. Les enfants affamés de Bangui prennent l’écran des enfants affamés du Biafra ; les naufragés de Lampedusa celui des boat people vietnamiens, et Nicolas Bedos le siège de Guy, et Alice Munro le prix de Camus. Ce qui est vrai des acteurs volontaires ou non des images que nous voyons l’est aussi des spectateurs qui les regardent. Nous passons.
Les sexagénaires d’aujourd’hui s’installent ainsi dans les murs de ceux qui avaient soixante ans il y a dix ans, il y a vingt ans, il y a trente ans et cinquante ans. Les sexagénaires d’aujourd’hui ont pris la place des sexagénaires du temps qu’ils avaient dix ans. Pour les rassurer, on leur laisse croire que le rôle a un peu changé, que Catherine Deneuve est plus jeune à soixante dix ans que ne l’était Marlène Dietrich au même âge. L’une a pris l’affiche de l’autre et rien d’autre n’adviendra de plus, sinon que l’une est morte et l’autre va mourir. Et pendant ce temps le jeune homme d’aujourd’hui a pris la place du jeune homme d’hier. Il prendra la place des sexagénaires qui s’en iront et s’en ira à son tour.
Depuis quand dure cette histoire sans fin ? Quand finira-t-elle ? La perspicacité de Debord rejoint la sagesse de Chateaubriand voyant embarquer à Cherbourg son vieux roi qui partait pour l’exil :
« Maintenant, qu'était devenu Charles X ? Il cheminait vers son exil, accompagné de ses gardes du corps, surveillé par ses trois commissaires traversant la France sans exciter même la curiosité des paysans qui labouraient leurs sillons sur le bord du grand chemin. Dans deux ou trois petites villes, des mouvements hostiles se manifestèrent ; dans quelques autres, des bourgeois et des femmes donnèrent des signes de pitié. Il faut se souvenir que Bonaparte ne fit pas plus de bruit en se rendant de Fontainebleau à Toulon, que la France ne s'émut pas davantage, et que le gagneur de tant de batailles faillit d'être massacré à Orgon. Dans ce pays fatigué, les plus grands événements ne sont plus que des drames joués pour notre divertissement : ils occupent le spectateur tant que la toile est levée, et, lorsque le rideau tombe, ils ne laissent qu'un vain souvenir. »
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Lorsque Debord conçut Le prolétariat comme sujet et comme représentation, il ne fit jamais que reprendre ce que Chateaubriand avait fait de la monarchie elle-même, comme sujet et comme représentation, dans ces pages remarquables de ses Mémoires :
« Parfois Charles X et sa famille s'arrêtaient dans de méchantes stations de rouliers pour prendre un repas sur le bout d'une table sale où des charretiers avaient dîné avant lui. Henri V et sa soeur s'amusaient dans la cour avec les poulets et les pigeons de l'auberge. Je l'avais dit : la monarchie s'en allait, et l'on se mettait à la fenêtre pour la voir passer.
Le ciel en ce moment se plut à insulter le parti vainqueur et le parti vaincu. Tandis que l'on soutenait que la France entière avait été indignée des ordonnances, il arriva au roi Philippe des adresses de la province, envoyées au roi Charles X pour féliciter celui-ci sur les mesures salutaires qu’il avait prises et qui sauvaient la monarchie .
Dans cette insouciance du pays pour Charles X, il y a autre chose que de la lassitude : il y faut reconnaître le progrès de l'idée démocratique et de l'assimilation des rangs. A une époque antérieure, la chute d'un roi de France eût été un événement énorme ; le temps a descendu le monarque de la hauteur où il était placé, il l'a rapproché de nous, il a diminué l'espace qui le séparait des classes populaires. Si l'on était peu surpris de rencontrer le fils de saint Louis sur le grand chemin comme tout le monde, ce n'était point par un esprit de haine ou de système, c'était tout simplement par ce sentiment du niveau social, qui a pénétré les esprits et qui agit sur les masses sans qu'elles s'en doutent. »
La morale de l'histoire est qu'un régime est mort dès lors qu'il existe à la fois comme sujet et comme représentation. Bien triste. Heureusement, tant qu'un homme peut exister comme sujet différent de sa représentation, il est encore vivant. Nous savons donc ce qui nous reste à faire, quoi qu'il advienne.
05:52 Publié dans Aventures post-mortem de la langue française | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : chateaubriand, guy debord, monarchie, république, prolétariat, spectacle, france, politique, littérature, théâtre, lampedusa, alice munro, europe |
mardi, 30 novembre 2010
Commentaires sur Guy Debord
Comme si entrer dans ce mois de décembre où triomphent les fêtes ne lui avait vraiment rien dit qui vaille, Guy Debord se donna (comme on dit) la mort le 30 novembre 1994. Avant de mettre fin à ses jours, il écrivit à Brigitte Cornand, qui signait Guy Debord, son art, son temps, un film d'une heure retraçant les étapes de sa carrière, un bref courrier dans lequel il disait : « On gagne beaucoup à ne pas chercher, ni accepter, de se soigner ».
Aujourd’hui comme hier, fort nombreux sont ceux qui tournent vers Debord un œil suspicieux, le considérant comme un donneur de leçons prenant facilement la pose hors-champ, un réactionnaire romantique, un mandarin déguisé en révolutionnaire, un contestataire impuissant, un penseur paranoïaque... que n’a-t-on dit de lui ? Normal. Sa « notoriété anti-spectaculaire » fut d’autant plus provocante qu'elle était, comme il le déclara lui-même dans les Commentaires sur la société du spectacle (1985), extrêmement rare : « Je suis moi-même, disait-il, avec le timbre et le ton lancinant qui caractérisent le bonhomme, l’un des derniers vivants à en posséder une ; à n’en avoir jamais eu d’autre. »
Un véritable snobisme Debord aura donc survécu à Debord, le figeant dans sa légende et lui octroyant jusqu'à plus soif des adeptes dont il aurait profondément ricané. Les marchands de livres en ont fait une marque, un label, qu’ils exposent dans différents rayons : Ici, c’est économie ; là, sociologie ; là, encore, communication…
10:47 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : guy debord, situationnisme, littérature, spectacle |
lundi, 08 juin 2009
Dany l'incolore
Dany le rouge, Dany le vert … La presse s’en donne à cœur joie. Dany le caméléon, devrait-on dire. François Bayrou a eu parfaitement raison de rappeler au pays entier ce livre puant de Cohn Bendit. Je dois dire que de voir la tronche sur la une des journaux de celui dont Guy Debord parle (Le commencement d’une époque, 1969) comme de la « star au firmament nanterrois », « la vedette spectaculaire de mai» me débecte. Ce type me débecte. Je parle comme lui. Je parle comme ce « minable » » : Je me demande comment des gens peuvent voter pour des types comme Sarkozy ou comme lui, qui n’ont, pour le coup, pas de leçons de roublardise à se donner l'un l'autre. Vous me direz que quand on prône l’abstention, on ferait mieux de fermer sa gueule. Peut-être. Sauf que je ne prône pas l’abstention, je ne sais plus pour qui voter. Pour un type comme celui-là ? mais quelle naïveté… Cela me rappelle les premiers déçus d’Obama, qui s’étonnent à présent de son discours du Caire, favorable au port du voile.
Ce que je retiens de cette élection, c’est que le taux de votants (60%) aux premières élections européennes organisées en France (1979) est en gros devenu, en trente ans, le nombre d’abstentionnistes (2009).
De quoi relativiser les victoires de messieurs les députés.
Et que l’alliance des libertaires et des libéraux qui vient de dévaster le monde ces trente dernières années a encore de beaux jours devant elle.
Je suis inquiet.
20:29 Publié dans Sur le vif | Lien permanent | Commentaires (27) | Tags : bayrou, cohn-bendit, guy debord, europe |
mardi, 15 janvier 2008
Que reste-t-il de mai 68 ?
« Que reste-t-il de 68 ? » - Daniel Cohn-Bendit et Luc Ferry... à l’Institution des Chartreux Que reste-t-il de mai 68, en effet, quand les commémorations des événements prennent la même tournure (institutionnelle, qui l'eût cru) que celles du 11 novembre 1918 (lesquelles sont sur le point de disparaître, faute d'anciens combattants). Que reste-t-il de mai 68 lorsque, par exemple, l'employée d'un des plus importants centres de distribution du livre d'une des plus grosses villes de France vous indique d'un ton neutre le rayon sociologie lorsque vous lui demandez où se trouvent les œuvres de Guy Debord !
Que reste-t-il de mai 68 lorsque Dany Ferry et Luc Cohn-Bendit (ou le contraire, est-ce que cela importe ?) organisent en partenariat avec France Culture (Du Grain à Moudre) et le Nouvel Observateur (semaine du 31 janvier) un événementiel à l'Institution des Chartreux, jeudi 17 janvier 2008 à 19H30, 58, rue Pierre Dupont, Lyon 1er. Pour assister à la prestation sans aucun doute succulente des deux charlots, comme au théâtre, la réservation est indispensable (04 78 27 02 48.). On imagine bien que le Tout-Lyon quinqua et sexagénaire, universitaire et intellectuel, y jouera des coudes, tout en se repassant la pelle à l'entracte. Comment, dès lors, se priver du plaisir de relire les affiches de l'époque ? L'une, signée le 15 mai par Guy Debord, l'auteur de la Société du Spectacle : « Le mouvement du 22 mars a trouvé son leader en Daniel Cohn-Bendit qui a accepté un rôle de vedette spectaculaire où se mêle cependant un certain radicalisme honnête. » (1) On appréciera l'euphémisme. Si vous avez, jeudi, votre soirée à perdre, vous pourrez en écoutant l'éminent et toujours spectaculaire (au moins autant que Sarkozy) conférencier Dany vous demander ce qui reste de ce radicalisme honnête. Sinon vous pouvez toujours vous consoler en relisant Debord.
( 1) Debord, Oeuvre Complète, p 882 - Quarto Gallimard.
17:35 Publié dans Des nuits et des jours... | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : guy debord, mai68, cohn-bendit |