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lundi, 30 juin 2014

Charpentier en bateaux

Un de mes aïeux fut, à en croire les registres de l’état-civil, charpentier en bateaux à Miribel. Il naquit le 28 mai 1826, dans cette même commune, s’y maria avec une ouvrière en soie, et y fut enterré. Il se prénommait Noël, et lorsque je découvris les pièces de son état civil, je ne pus m’empêcher de l’imaginer jovial et rude à la fois – parce que le Rhône est comme cela, et que la plupart de ma famille paternelle - je le découvris en fouillant tardivement dans les registres de l’Ain, demeura durant des siècles dans ce coin là, entre Miribel, Thil et Saint-Christophe. Des fils et des filles du Rhône, quoi, de ce fleuve qui, avant d’entrer dans Lyon, s’étire en boucle, comme pour faire son grand lac. Ceux qui ne furent pas bateliers furent cultivateurs, je parle de ceux d'avant le grand chambardement de Quatorze-Dix-huit, ceux du pays réel, d'avant le spectacle et le mensonge érigés en systèmes de gouvernement et d'éducation.

Je ne sais pas si on porte dans le sang la mémoire de ses aïeux. Moi, ça me va très bien, ces petites bourgades en bordure du grand fleuve, ce parfum de terre humide, ces concerts de grenouilles dans les joncs. Et ce bleu si particulier, que j’ai retrouvé lorsqu’en vélo l’autre jour, je suis retourné à Miribel. Un parc de loisir aménagé sur la plaine, aujourd’hui : il faut beaucoup d’imagination pour visualiser le pays de Noël, où ça parlait patois il y a encore trois demi-siècles, et à présent des urbains atomisés de toutes parts, c’est ainsi. Venus bronzer et se baigner dans ces plans d'eau à l'écart du fleuve. C'est curieux, j'arrivais cependant à l'imaginer non loin de la rive, avec ses cotes de velours et sa chemise en coton, son marteau et ses clous à la ceinture, rassembler les planches de barques et de bateaux, du calibrage minutieux, assurément. Une vie sur, par et avec le fleuve. Et lui, le Rhône, tout ce qu'en écrivit Clavel et d'autres, interdit de pêches et de baignades à présent, interdit, sinon les zones aménagées du parc, quelle tristesse... Il survit de lambeaux, l'ancien pays, le pays réel, des pièces de mémoire que nous avons pu arracher au système. Mais de quel pays, de quelle terre demeure cette République inventée pour le stade et la télé, et ces valeurs ânonnées, et qui ne sont que vent ? Moi, je suis du Rhône, dirait bien plutôt Noël, tiens, il me semble vraiment  l'entendre, ses pas sur ces cailloux, et ce bateau qu'il pousse, puis qui le porte,tandis qu'il contemple en s'en méfiant, à quelques kilomètres de là, la ville.

 

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00:02 Publié dans La table de Claude | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : miribel, thil, clavel, littérature, rhône | | |

mercredi, 01 juin 2011

G.T.

Je m’étais depuis longtemps promis de rendre un hommage particulier à G.T., mais le temps filant, sales semaines qui se suivent, j’avais sans cesse remis à plus tard cette espèce de dette accrochée à la filiation. Que de choses demeurent en friches et trouent la barque parmi nos résolutions, parce que tout simplement nous nageons trop vite et trop mal, en gens pressés dans un siècle sans esprit, cloués à la routine tels des chouettes au cœur vide.

G.T. naquit, fils majeur dans une famille de cultivateurs, le 29 octobre 1834. Sur son extrait de naissance, les âges de son père (trente deux ans)  et de sa mère (trente quatre). La première fois qu’il a glissé entre mes pattes, je me souviens m’être dit que ça faisait des parents plutôt âgés pour le dix-neuvième siècle et une famille de paysans : leur jeunesse à tous deux, un espace déjà romanesque, ouvert sur son berceau.

L’Ain, en pleine Monarchie de Juillet, campagne profonde d’un pays chrétien où se parle le patois. Les parents de Guillaume, Antoinette et Claude ont reçu juste ce qu’il faut d’instruction pour être à même de signer les registres : leurs signatures vacillantes, balbutiantes, baveuses, de quoi m’émouvoir, oui. Me semble percevoir le bruit de leurs pas, renifler leurs odeurs et comment dire ? Leurs traces, oui, comme les empreintes du gibier qui s’est enfui, sur le registre des mariages de la commune de Thil, ce 3 février 1862-là. Devant un officier du nom de Jean Martin, dans le canton de Montluel, Guillaume T. comparait à la maison commune en compagnie d’Antoinette M., elle aussi cultivatrice et fille de cultivateurs. La lignée. Le sillon. Ils sont des millions par tous les départements, comme ça, à faire un pays.  Il a 27 ans, elle 23.

Conformément aux articles 63 et 64 du code Napoléon, suite à un contrat établi par un certain maître Munier, notaire à Miribel, les voilà qu’on  déclare unis au nom de la Loi ! Quel effet ça peut faire, d’avoir 27 ou 23 ans en 1862 !  Tellement facile  et tellement niais de s’affirmer tous les héritiers d’Arthur, à présent, pauvres modernes de nous passés par les bancs du lycée !  Arthur, c’était qu’un fieffé fou, un cas, comme disait l’entourage de la mère Rimb’, un extravagant, un inconnu. Mais pour les gens du commun qui furent ma souche, avoir 27 ou 23 ans alors, c’était quoi, comment, cet hier déjà si lointain ?

De l’autre côté de l’Atlantique débute la Guerre de Sécession. En Egypte, se perce le canal de Suez. En Prusse, Bismarck est fait ministre de Guillaume Ier, et par cheu nous, Guillaume et Antoinette se marient nom d’un chien ! Imaginer ces ancêtres bilingues ? Pas possible… A s’attarder sur l’épais trait des lettres appliquées de leurs signatures, même fierté de rustres que j’imagine, pourtant, fiers d’avoir su écrire comme d’avoir gagné l’Université à quelques générations de ça. La France, nation civilisée d’après 89. Sûrs d’être modernes, eux déjà.

Républicains ? Peut-être. Dans la suite du registre de l’Etat-civil, le nom de Guillaume presque partout ; toujours lui qu’on cite en témoin, à titre de cousin ou de voisin, sa griffe quatre ou six fois l’an, sous des avis de naissances, de mariages, de décès. A-t-il lu beaucoup de livres ? Nulle assurance. Le journal, j’en ai l’intime conviction. J’imagine ses pantalons gris à rayures épaisses, ses chemises de coton, ses bretelles à boutons. Sans trop me forcer, j’entends comme son rire

Or nous voici déjà en 1867. Une nouvelle fois, sur le parquet rustique de cette maison commune. Guillaume « présente un enfant de sexe masculin ». C’est le 30 décembre. A son domicile est né un garçon qu’on prénomme aussi Guillaume avant d’aller vider les verres. Guillaume II, donc.  On vient de passer Noël. Bientôt l’an neuf.

Se joue-là comme un bonheur épais, collectif, rural, calfeutré dans les rouages de la tradition et sûr de son temps. La poursuite de la race. Cultivateurs, leurs maisons basses sont en pisé, leurs champs bordent le Rhône large qui galope vers la ville, leurs rues sont bordées de platanes et leur église, faite de chapelles bancales autour d’un haut clocher, domine le haut mur du cimetière où veillent les Anciens. Entre Lyon et la Suisse, il y a comme du Jean-Jacques dans leur république agricole.

Ils portent noms Guillaume, mais aussi Claude ou Balthazar. Antoinette, Jeanne ou Claudine. 1867 : s’apprête à leur tomber dessus, avant la grande Boucherie de quatorze qui balayera leur monde, comme un avant-propos douloureux,  la première guerre du monde moderne.  Guillaume qui sait écrire, continue à signer les avis, d’un geste de plus en plus sûr, qui rythme la vie de la commune. Les saisons recouvrent les champs humides non loin du Rhône. Le fleuve offre ses poissons, mais fait aussi pousser l’arthrose. Le pire et le meilleur, toujours. La République de Paris arrive à son pas. La salope leur offrira le meilleur, et le pire tout autant.

C’est Guillaume qui, un tragique soir de janvier 1863, « à une heure du soir », avait signé à 28 ans l’acte de décès de sa mère. C’est lui qui, dix ans plus tard, aura signé celui de son épouse « âgée de trente quatre ans ». Plus tragique encore, et j’entends derrière ces lignes comme un gros chagrin : on vivait en ce temps là dans les champs contigus de la naissance et du deuil, vieillissant, apprenant à survivre.

En 1884, c’est finalement lui qui trépasse, « au domicile de lui-même »,  déclare l’avis signé par son beau-frère et par l’instituteur, le trente du mois de novembre à six heures du matin. De quoi meurt-on, en ces temps déjà modernes et pourtant rudes,  à cinquante ans, au domicile et quand point l’aube ? Suis tenté d’imaginer la thrombose, la thrombose des cultivateurs, et j’espère pour lui qu’elle fut vraiment foudroyante.  Il était le grand-père que mon grand-père, né en 1893, n’a jamais connu. Pourtant, que peu d’ans nous séparent !

Je n’ai reçu de lui, ni murs ni papiers ni paroles ni photo. Que des gènes, un vrai parchemin de silence. Sur lequel était inscrit le pire comme le meilleur, l’écriture et la thrombose, un vif émerveillement, aussi, quoi d'autres... allez savoir ?  Au cimetière de Thil, nulle trace de sa tombe et sur les registres, le seul roman de sa signature. La dette était là, pourtant, jusqu’à ce jour. Ce genre de chose qu’on sent qu’il faut aussi régler.

Guillaume T, octobre 1834, novembre 1884. Un siècle tout juste avant Orwell.

Dans la France chrétienne d’alors, on composait à la plume des espèces de faire-part en carton plié  : « Il n’a pas connu le repos ici-bas. Priez pour lui, en retour, il priera pour vous ».  

Voilà. A ce point d'effacement, la prière est telle une dette, et la dette telle une prière : nombreux ceux qui furent, et dont le portrait le plus juste n'est qu'un champ...

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20:09 Publié dans Des nouvelles et des romans | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : littérature, ain, thil, france, état-civil, hérédité | | |