lundi, 07 novembre 2011
Rentrée de novembre
«Les enseignants qui prennent le plus de place dans mes souvenirs sont ceux qui créaient une tension extrême, par conséquent les originaux, les extravertis, ceux qui étaient hauts en couleurs. Certes ils n'étaient pas majoritaires, mais ils étaient nombreux. Il y avait, chez certains d'entre eux, un côté tragique que nous ne pouvions que deviner. Un état de désespoir qu'on pouvait définir ainsi : je sais que tous les adorables crétins que j'ai devant moi ne m'aimeront jamais, je sais qu'ils ne peuvent m'aimer, mais je vais au moins faire tout mon possible pour qu'ils ne m'oublient pas.»
Tomas Tranströmer, Les souvenirs m'observent, Castor Astral p 59
Je crois n'avoir jamais aimé ce mot enseignant. Peut-être est-ce l'homophonie qu'il suggère, peut-être aussi cette manière qu'il a de placer l'accent non pas sur un quelconque contenu culturel, mais sur une activité commune, ordinaire... Depuis les réformes conduites par la gauche socialiste lorsqu'elle était aux affaires, un enseignant, au contraire du mythe qu'on sent encore posé chez Tomas Tranströmer, c'est une sorte de postier cultivé qui occupe (et parfois éduque) les gosses des autres, pendant, que ces derniers travaillent. En banlieue, sa mission fondamentale demeure, comme celle des flics (profs, onomatopée résonnant comme flics), de maintenir une sorte de paix civile. En centre ville, l'enseignant ressemble plus à une vitrine, dont le rôle est de garantir les illusions des classes moyennes de plus en plus anxieuses.
Beaucoup de lieux communs galopent vertement à propos de cette profession. Cela va de la version privilégiés voire nantis (garantie d'emplois, vacances scolaires alignés - mais pas payés - sur ceux des élèves) à la version sinistrés (ils sont en souffrance, on ne les comprend pas, etc, etc). A bien les condidérer, ce sont pourtant des gens fort ordinaires, d'anciens bons élèves n'ayant jamais vraiment quitté l'école et donc le plus souvent complètement déconnectés du milieu de l'entreprise, bien plus encore de celui de la débrouille ou de la rue. Tenus, par une sorte de morale assez désuète, à ne pas trop afficher leur goût pour l'argent, toujours soucieux d'exalter la gratuité de l'effort et l'élégance du sacerdoce, en causant intérêt de l' élève à propos de tout et de n'importe quoi ; et par une tradition venue d'on ne sait quel républicanisme d'avant-guerre passé par 68 et 81 et mal digéré, résignés à voter à gauche même quand elle n'est plus du tout de gauche. Drôle de corporation. Tous très attachés à des cultes dénués de sens, comme celui de l'égalitarisme appliqué à toutes les sauces, à des rites inutiles, comme celui de finir les programmes même si personne ne sait prendre la moindre note dans l'assemblée à laquelle ils s'adressent. Tous, persuadés que leur parole compte, au moins dans le pré carré de leur classe.
Les enseignants partagent avec leurs élèves un même espace public, devenu au fil du temps de moins en moins studieux et de plus en plus ludique, réglé, où qu'on se rende dans l'Hexagone, par la convention d'une esthétique d'Etat assez chiche, mais qu'importe ! Les établissements scolaires qui sont pour les elèves des lieux de passage, à l'image des couloirs de métro ou des halls de gare, demeurent pour eux leur territoire. Imaginez vous en train de hausser le ton dans une salle des pas perdus pour parler à un groupe de gens qui seraient là de physique quantique, de morale abstraite, de la guerre du Péloponèse. C"est un peu ce sentiment d'absurdité qu'ils ressentent, et qui confère ce teint maussade, gris et orgueilleux à leur irréparable solitude, quand ils attendent le bus à quelques pas de grappes d'ados boutonneux et bruyants.
Pour moi, aucun défilé - pas même de militaires ou de majorettes - n'est plus pathétique qu'une manifestation d'enseignants. C'est la raison pour laquelle, depuis pas mal d'années, on ne m'y voit plus. Ces monômes rythmées par des chansons de colonies de vacances et des revendications toujours identiques, quelles que soient les réformes, eurent pourtant une fonction respectable puisqu'ils se rattachent - au moins symboliquement - à la tradition hugolienne des manifestations de rues. Mais quelle mascarade, quelle raillerie ! Quel écart, loin de la barricade ! Et quel puéril aveu d'impuissance lorsqu'au coup de sifflet syndical, chacun regagne sa porte, de chaque côté du long couloir gris, pour y faire rentrer ses élèves, comme après une bonne cuite et un super karaoké les touristes aux cheveux grisonnants rassemblés par les organisateurs du tour operator se dirigent vers la chambre d'hôtel.
Il est finalement assez juste de dire que la plus belle part du métier réside dans le contact avec les élèves. J'ai placé le terme en italiques, parce qu'il ne signifie plus grand chose à force d'être utilisé, version soft de ce qu'on nomme aussi face à face pédagogique. Non que les élèves soient plus exceptionnels que n'importe quel autre groupe humain (on y retrouve le même fourre-tout qu'ailleurs, en moins civil, moins éduqué), mais se joue dans ce contact ce qui fonde la raison d'être de l'enseignant comme d'ailleurs celle de l'élève, ce qui justifie leur présence à tous. Un résidu de raison. Ce contact qui est fait de spectaculaire, de conventions, d'ennui, de spontanéité, de craintes et d'envies réciproques, structure de semaines en semaines l'emploi du temps de millions de gens derrière les façades des écoles. Il rythme le calendrier de tout un pays, la consommation comme le moral des ménages, le passage d'un âge de la vie à un autre, garantissant la morne paix civile, comme je l'évoquais plus haut, et laissant croire à la vivacité des derniers feux culturels d'une civilisation endettée jusqu'au cou, et pourtant contrainte de survivre à sa mortalité, malgré Paul Valéry.
05:49 Publié dans Des Auteurs | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : actualité, paul valéry, civilisations mortelles, tomas tranströmer, rentrée scolaire, littérature |







Commentaires
Un texte dont on sait d'où il parle, pétri de vécu. C'est en ça qu'il est un texte. Et aussi, comme de l'autre côté de la barrière, un texte qui dit à l'élève que nous fûmes.
Tout ce que vous dites-là de cette profession est puissant (mon environnement affectif en France était quasiment exclusivement composé d'enseignants), j'ai moi-même, un temps, un temps seulement, été employé de cette "auguste administration".
Le désespoir toujours latent vient pour une bonne part de la perte des lettres de noblesse de la profession, perte qui a de multiples causes, dont celle(politique)que vous signalez là. Mais aussi, et peut-être surtout, de la multiplicité, dans notre monde, des sources d'information, notamment avec Internet.
Me souviens d'un très bon camarade, en même temps principal de collège, qui me disait qu'avec cette multiplicité anarchique (hélas pas anarchiste, je rigole) des sources d'infos, le prof, l'éducateur, perdait de son aura et pouvait, à tout moment être contesté. Je vous livre ce sentiment tel qu'il m'avait été livré, sans y mettre de jugement de valeur, mais parce qu'il m'avait assez marqué pour que je m'en souvienne aujourd"hui. Il y a certainement du vrai là-dedans, que ce soit regrettable ou pas. Il y a du vrai parce que Internet, c'est aussi la culture de surface, le survolage de tout et l'approfondissement de pas grand chose.
A titre personnel, je suis resté très attaché à l'institution. Pour une seule et bonne raison : je lui dois tout. Sans les quelques talents (modestes) remarqués par un institt de campagne,(1962)qui exigea que je prenne le chemin de l'internat d'un collègen, j'étais bon pour l'atelier de menuiserie ou de mécanique. Ceci dit sans aucun mépris pour ces deux professions, bien sûr.. Peut-être même eût-il été préférable que je devinsse un manuel.
Quand je dis que je lui dois tout, je veux dire, je lui dois tout de mon orientation. Sans dire si c'était bien ou mal. Ah, les maîtres mots du jugement a posteriori!
Écrit par : Bertrand | lundi, 07 novembre 2011
Je vais l'écrire avec franchise, j'ai dévoré votre texte, en riant. Du rire qui surgit quand se renversent des tabous. j'ai une analyse proche de vos points de vue complétés par ceux de Bertrand depuis fort longtemps. Je précise que je ne suis pas enseignant,accident de l'histoire Je ne peux pas me résoudre à considérer nos points de vue comme suffisants et définitifs. Je crois qu'enseigner demande beaucoup d'humilité et l'abandon de toute ambition, autre que celle d'être, envers et malgré tout.J'ai aimé le "Il est finalement assez juste de dire que la plus belle part du métier réside dans le contact avec les élèves", j'aimerais vous lire,davantage, sur ce seul point.Vous avez, probablement, beaucoup à dire et d'abord,à vous dire.
internet n'est pas que de la culture de surface. Il est ce qu'on veut qu'il soit. piocher dans internet peut demander une culture solide. Il est comme un rafraichissant de la mémoire, des connaissances enfouies.
Écrit par : patrick verroust | lundi, 07 novembre 2011
La prise de connaissances statique, unilatréale (lecture - internet - journaux etc.) ne peut suffire à la formation d'un esprit de communication. Social.
Longtemps le prof a été seul à remplir cette fonction. Avec les parents. Et c'est cette fonction de détenteur et de tranmetteur du savoir qui lui est contestée par la multiplication des sources du savoir.
Mais, encore une fois, je ne pose pas de jugement de valeur qui dirait que c'est mieux ou plus mal.
Écrit par : Bertrand | lundi, 07 novembre 2011
Écrit par : lancien anais | mercredi, 09 novembre 2011
Bonne soirée Solko.
Écrit par : tanguy | lundi, 07 novembre 2011
Écrit par : Benoit | lundi, 07 novembre 2011
Écrit par : solko | lundi, 07 novembre 2011
Je crois qu'il y a eu un cocktail explosif et maîtrisé par personne entre libéralisme sans frein, esprit libertaire sans reflexion adaptée à l'école, pédadogisme institutionnalisé par les "sciences de l'éducation", démagogie des politiques...
Les sociologues ont beaucoup théorisé en vain pour leur propre compte,l'institution a été sans cesse bousculée par des réformes, l'opinion qui subit. Le plus grand facteur de bouleversement reste la main mise de l'OCDE sur la question, je crois que c'est en lisant leur rapport, Bible des ministres de droite comme de gauche, qu'on trouve un fil conducteur.
Ce billet est plus un mouvement d'humeur qu'une réflexion de fond; sans rire, sur la question, une réflexion de fond, je n'en ai plus et je ne suis pas sûr que ça serve à grand chose.
Écrit par : solko | lundi, 07 novembre 2011
Écrit par : frasby | mardi, 08 novembre 2011
(Très joli texte.)
Écrit par : Sophie K. | mardi, 08 novembre 2011
Ce que je me refuse à penser.
Écrit par : Bertrand | mercredi, 09 novembre 2011
Ce que je me refuse à penser.
Écrit par : Bertrand | mercredi, 09 novembre 2011
Ce que je me refuse à penser.
Écrit par : Bertrand | mercredi, 09 novembre 2011
Leur argument ? "Nous avons des bécanes à vendre".
Et dès lors que l'autorité de l'école a légitimé Internet, les paents ont acheté les bécanes... Triste réalité.
Écrit par : solko | mercredi, 09 novembre 2011
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